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Hadria se sentait terriblement nerveuse. Il y avait une éternité qu'elle ne s'était pas attelée aux fourneaux avec une telle énergie, mais ce n'était pas tous les jours que les trois hommes les plus importants de sa vie étaient réunis à la même table. Et même si ce n'était que par le jeu de circonstances difficiles qu'une telle chose était possible, elle voulait que l'occasion soit absolument parfaite.

Elle prit le plateau avec les entrées chaudes et retourna dans la salle à manger ; la lumière opale du printemps se déversait par les larges fenêtres, nimbant la scène d'une clarté irréelle. Son père se retourna pour lui sourire avec gentillesse ; ses tempes avaient un peu grisonné mais le reste de sa chevelure gardait son éclat cuivré. A sa droite, Hector n'avait pas changé d'un seul de ses cheveux en bataille :

« Enfin ! s'écria-t-il avec son habituelle impatience. C'est qu'on commençait à avoir faim ! »

Elle lui lança un regard exaspéré : grandirait-il un jour ? A la gauche de Ned Forbes, Ashley demeurait, comme à son habitude, tout en réserve silencieuse.

« Je ne savais pas que vous saviez cuisiner... Du moins, pas aussi bien... », finit-il par déclarer d'un ton sérieux.

Elle leva les yeux aux ciel : sa manière, il n'avait pas plus de tact qu'Hector.

« Parce que je n'ai pas eu l'occasion de vous le prouver », répondit elle en posant le plat sur la table.

Elle s'empressa de servir son partenaire, ce qui entraîna bien entendu les protestations d'Hector :

« Hey, et moi alors ?

- Monsieur Ashley est notre invité, rétorqua-t-elle.

- Mais moi aussi je suis un invité ! protesta le jeune homme en faisant la moue.

- Tu n'es plus un invité depuis longtemps, tu fais partie de la famille... » lui répondit-elle d'un ton apaisant.

Soulagé par sa réponse, il lui adressa le large sourire dont il avait le secret, celui qui faisait toujours fondre son cœur. Elle y répondit machinalement, avant de reporter son attention sur Ashley : elle ne voulait pas qu'il se sente trop étranger dans la maisonnée. Après tout, il était leur hôte, même si dans cette petite ville de l'Amérique profonde, il avait tout d'un poisson hors de l'eau. Elle espéra que sa façon de détourner les yeux était seulement due à son désir de ne pas s'imposer dans cette scène domestique.

Elle finit de servir et alla s'asseoir entre Hector et Ashley, rencontrant l'expression amusée de son père en face d'elle. Ils commencèrent à manger en silence. Soudain, la quiétude fut rompue par un quinte de toux violente de la part d'Hector :

« Bon sang, fit-il quand il parvint enfin à retrouver sa respiration, j'ai failli m'étouffer ! Pourquoi est-ce que tu as mis des miettes sur ce plat ?

- Ce ne sont pas des miettes, rétorqua-t-elle, c'est de la chapelure. »

Il regarda son assiette d'un œil torve :

« Encore un truc bizarre que tu as ramené d'Europe, je parie », maugréa-t-il sombrement.

Hadria sentit son cœur plonger : Hector était incapable de sous entendu... non ? Ce n'était qu'une maladresse de plus de sa part ? Cependant, elle se sentit obligée de changer la conversation, au cas où son partenaire aurait pris la remarque pour lui :

« Avec tout cela, nous n'avons pas parlé du journal... Tout se passe bien à Minneapolis ? Les autres vont bien ?

- Ça roule... mais ce n'est pas pareil sans toi », grommela le jeune homme.

La jeune femme soupira : pourquoi son ami d'enfance refusait-il d'y mettre du sien ? Elle ne l'avait jamais vu aussi soupe au lait.

« Mademoiselle Forbes a su se rendre indispensable à Spiritus Mundi », intervint soudain Ashley de sa voix calme et mesurée.

Derrière le rempart de verre fumé, son regard semblait impénétrable. Le silence retomba autour de la table, comme une chape pesante.

« Excusez-moi, je dois aller vérifier la cuisson du prochain plat, bafouilla Hadria.

Une fois réfugiée dans le sanctuaire familier de la cuisine, entre les murs de bois et les rideaux fleuris, elle s'appuya sur la table en prenant une grande inspiration. Elle n'avait jamais vu Hector aussi hostile envers quiconque, ni Ashley aussi renfermé sans bonne raison.

« Hadria ? »

Elle sursauta violemment, mais soupira de soulagement en découvrant son père dans le cadre de la porte. Les yeux de Ned Forbes brillaient d’amusement.

« Qu'est-ce qui leur prend, à ton avis ? » demanda-t-elle d'un ton désolé.

Ned éclata de rire :

« Ma chère petite fille, Hector a beau se conduire en enfant la plupart du temps, et ton monsieur Ashley être un intellectuel bien policé, ils obéissent simplement à la loi de la nature qui veut que deux mâles en chasse sur le même territoire se trouvent en rivalité.

- En... chasse ? Tu veux dire... » balbutia-t-elle.

Il sourit avec indulgence :

« Oui. Mais comme il se trouve que je ne suis pas le genre de père qui sort sa pétoire dès que sa fille ramène un soupirant, et que j'estime que tu as un bon jugement en la matière, je te laisserai résoudre seule ce petit problème. Je vais juste m’assurer que personne ne s'entre-tue dans ma salle à manger. »

Il disparut comme il était arrivé, laissant la jeune femme atterrée par le développement des choses.


Texte publié par Beatrix, 8 mai 2014 à 09h14
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