La nostalgie de l'individu est peut-être la seule boussole, si minuscule soit-elle, capable de nous orienter dans le présent.
Gabriele La Porta
Le vent nocturne qui soufflait depuis les hauteurs de Saint Bonnet me ramenait à cette constatation : après cinquante ans, une soirée passée entre amis à palabrer paisiblement vaut bien d’autres agapes.
À côté de votre serviteur, siégeait l’imposante Christine Hoffstetter. Mère poule aux rondeurs agressives, elle couvait d’un œil redoutable son unique poussin lové sur le canapé qui me faisait face : Emeline, ambrée par le soleil de ses vingt quatre ans et dont l’ennui se réfugiait sur l’écran de son portable depuis la fin du dîner. A notre gauche, près de la grande baie qui donnait sur les monts du Vivarais, se tenait l’élégante Behrang Soleimani, notre psychanalyste parisienne, qu’un courant mystérieux avait fait échouer dans la petite maison qui se trouve à l’entrée de notre hameau. Vêtue d’un pantalon-tailleur gris, d’une chemise de soie blanche et d’un gilet en tweed mordoré, elle était assise, droite et pointue, dans l’un des fauteuils de notre confortable salon. Ses jambes déliées, qu’elle avait croisé, faisaient un aimable contrepoint au chignon à l’architecture travaillée qui surmontait son visage de chat. Près de la cheminée, juché sur un tabouret, Philippe Guimard, le maître des lieux, un grand gaillard roux et replet en chemise ajustée (il était avocat, et plutôt médiatique), sirotait d’un air vague son verre de prune.
Un ange était en train de passer, propulsé par la torpeur digestive (notre hôte nous avait gratifié d’un somptueux gigot), les 22 heures sonnantes au clocher de l’église voisine, l’air émollient des hauteurs ardéchoises et le fait que le premier sujet qui avait été lancé après le dessert (le prix des fromages dans les coopératives de la commune) était épuisé.
Soleimani avait allumé une cigarette sous le regard courroucé de Christine Hoffstetter et lissait de sa main manucurée le pli impeccable de ses pantalons. Quant à moi, je glissais à la dérobée un regard vers le profil d’Emeline. En vain, l’adorable enfant m’ignora (qu’est-ce qui pouvait donc tant la captiver sur son écran ? ). Avec un soupir, Guimard sauta de son tabouret et marcha vers le buffet pour nous proposer une nouvelle tournée. Christine Hoffstetter déclina la proposition d’une façon qui englobait sa fille - attitude inutile car personne n’aurait risqué de proposer quoi que soit à Emeline sous le regard de ce dragon. Soleimani et moi tendîmes notre verre avec le sourire contraint de ceux qui n’ont plus l’estomac de leurs vingt ans.
Au dehors, le vent avait forci. Strié d’éclairs, le ciel soulignait de grondements les roulements d’épaule de ses nuages. Depuis quelque temps (était-ce les conséquences du réchauffement ?), de brusques orages malmenaient les hauteurs où se trouvaient les fermes soigneusement retapées de notre hameau. Il y eut un coup de tonnerre et l’air fraîchit. Soleimani toussota. Christine Hoffstetter resserra les pans de son gilet sur son imposante poitrine. Le ventre rentré, la main virilement abandonnée sur l’accoudoir de mon fauteuil, je lançais un regard protecteur à Emeline ( les jeunes filles n’ont-elles pas peur de l’orage ? ). Celle-ci ne daigna pas le remarquer et continua à pianoter sur son portable. L’intervention de Guimard m’évita une des séances d’auto-apitoiement dont j’étais coutumier depuis mon divorce.
- Christophe Bastide..., déclara t-il soudain, comme s’il émergeait d’un rêve. » Rompus à ses brusques démarrages (cela faisait sept étés que nous nous fréquentions), chacun s’installa confortablement pour l’écouter.
- On s'est connu à Assas, poursuivit Guimard de sa voix gouailleuse d’ex titi parisien. Nous suivions les mêmes cours. Il avait vécu à Tarbes avant de s’exiler à Paris. C’était un gascon aux yeux bleus avec une bouche à embrasser les bébés. Malgré son aspect rustaud, on voyait qu’il avait bourlingué. À l’époque, il vivait avec une fille. Je vous la fait courte : elle l'a quitté pour un prof de droit constitutionnel. Bastide a dégusté : il a perdu son style paysan de Paris pour ressembler à un hobereau porté sur le spleen. Comme je l’aimais bien, je lui ai serré les coudes. Lui, a fendu l’armure et on a pas mal causé à l’occasion des balades qu’on faisait pour se changer les idées.
Un jour, on a débarqué au Père Lachaise. Le temps était idéal pour aller voir les morts : un ciel pâlot qui faisait très bien au-dessus des tombes. Mon Bastide n’y avait jamais mis les pieds et j’ai senti que l’endroit l’impressionnait. On a passé une heure à déambuler dans les allées. Je voyais le gros s’arrêter devant un nom ou une photo pour marmonner Dieu sait quoi sur la marche du temps. C’était parfait. Ça me changeait des lamenti sur son ex. En fin d’après midi, on s’est quitté et je ne l’ai plus revu avant un moment.
Lorsqu’il m’a recontacté, il était excité. Voix haut perchée et gros débit verbal. J’ai pensé qu’il avait renoué avec sa copine. On s’est rejoint dans un café, place de la Nation. Il avait repris du poids mais ses yeux avaient une expression que je connaissais bien. Exit le gentleman bostonien : je me suis trouvé face à un polar de première grandeur. Il m’a avoué qu’il était tombé sous le charme du Père Lachaise. Dès qu’il avait un moment, il s’y promenait pendant des plombes. Il y trouvait la paix, des idées : un endroit idéal. C’est là, m’a t-il dit, qu’il avait fait une étrange expérience. Au nord du cimetière, dans un carré peu fréquenté, il avait découvert la tombe d’une jeune femme : Cécile Parant, morte un mois auparavant. Il avait été intrigué par sa photo et par l’épitaphe que ses parents avaient fait graver sur sa pierre tombale : Elle ne pourra qu’être rejointe.
La première fois, il était resté une bonne heure devant la tombe à contempler le portrait de la morte. Quelques jours plus tard, il était revenu pour y passer l’après-midi. Ses stations se firent quotidiennes. Il se mit à parler à la fille, d’abord dans sa tête, puis à voix haute, avec la sensation que la morte lui répondait. Il avait conscience de passer pour un dingue et il a voulu me rassurer en précisant qu’il savait que la voix de la morte n’était que le produit de son imagination. Il a tenté de plaisanter en déclarant que ces visites lui faisaient du bien. Il avait décidé de se montrer pragmatique : si ça l’aidait à sortir du schwartz, il n’allait pas faire la fine bouche.
Je suis resté coi puis, parce que je ne ne savais comment réagir, j’ai fini par lui demander ce qui l’avait attiré chez cette fille. Elle est si douce, qu’il m’a répondu. J’ai simplement noté qu’il employait le présent et notre conversation s’est arrêtée là.
J'ai raccroché, assez inquiet. Dans les jours qui ont suivi, je l’ai appelé pour prendre de ses nouvelles. À chaque fois, je tombais sur sa messagerie. Ce n’est que deux semaines plus tard qu’il m’a rappelé. Il allait bien, super, et m’a fixé rendez-vous dans un bar de Ménilmontant. J’y suis arrivé pour trouver mon Bastide rayonnant de bonheur.
Il était amoureux, m’a-t-il annoncé en posant sa main sur mon épaule - ce qui m’as surpris car, bien que méridional grand teint, il n’était pas tripoteur. Il a ajouté qu’il était important que je n’oublie pas que le pragmatisme était de rigueur quand on cherche le bonheur puis, avec un grand sourire, m’a expliqué qu’un matin où il était venu rendre visite à sa morte, il avait trouvé une jeune femme assise devant la tombe. C’était elle, m’a-t-il dit, les yeux papillonnant. Non, ce n’était pas un sosie. Non, ce n’était pas une fille qui lui ressemblait. Non, ce n’était pas sa sœur car Cécile était enfant unique. Et non, ce n’était pas une blague. C’était Cécile Parant revenue d’entre les morts par la grâce de son amour et de ses monologues de pachyderme dépressif...
Guimard se tut, le regard visiblement tourné vers son passé. Immobiles, nous ne pipâmes mot, le regard fixé à ses lèvres (à l’exception d’Emeline qui poursuivait son irritant pianotage). Notre amphitryon, qui connaissait la valeur d’un silence, profita de cette pause auto-instituée pour se servir un peu de prune. Nadine Hoffsteter, qui allait porter sa tasse de tisane aux lèvres, suspendit son geste – et je regardais, attentif, la tasse trembloter au-dessus de l’Y de son 95 D. Soleimani, l’air ironique, sussura quelques mots que je ne compris pas. Un coup de vent boxa la baie et notre camarade finit par poser sa tasse pour se tourner vers Guimard, un air d’attente douloureux sur le visage. Celui l’ignora superbement et continua à siroter sa prune. Je profitais de cette agitation pour décroiser mes jambes douloureuses – la randonnée que j’avais effectuée, cet après-midi là, avec Emeline et (hélas) sa mère m’avait mis sur les rotules.
- J’ai eu du mal à écouter la suite, reprit enfin Guimard après une dernière gorgée de liqueur. Des questions déboulaient toute sirène hurlante dans ma tête : que faire ? Était-il dangereux pour lui-même ? Fallait-il le laisser délirer ? Était-il tombé sur une fille qui partageait son dada morbide ? Bastide se foutait de mes angoisses. Je l'ai fait revenir d’entre les morts, dit-il. Il n’y avait rien d’autre à comprendre. Il avait parfaitement conscience que ce qu’il racontait était délirant. Mais Cécile était là, elle l’aimait et le comprenait comme jamais une autre femme ne l’avait fait. Et ça, m’a t-il dit, c’est indubitable.
Il en avait de bonnes ! Je lui ai demandé si cela ne le gênait pas de se balader avec une fille qui jouait les mortes. Il a haussé les épaules comme si je chutais dans son estime. J’ai senti qu’il commençait à regretter de m’avoir parlé. Comme le silence se prolongeait, j’ai fini par lui demander où était Cécile. Il a semblé soulagé et m’a répondu qu’elle était dans le cimetière où elle se promenait en l’attendant. J’ai eu la vision d'une blonde baguenaudant au-dessus des tombes avant que Bastide ne m’annonce qu'elle emménageait chez lui ! Elle ne voulait plus rejoindre sa tombe, comme elle le faisait à la fin des journées qu’ils passaient ensemble. Je n’ai pu m’empêcher d’imaginer le gros aidant sa dulcinée à regagner son caveau après lui avoir donné le bisou du soir et puis j’ai pensé que, quitte à être le dindon de la farce, il fallait y aller à fond. Je lui ai demandé si les parents de la fille étaient au courant qu’elle était ressuscitée. Le gros a éludé la chose d’un geste : ce n’était pas le moment. Il m'a fait le portrait de sa demoiselle. Cécile avait vingt-sept ans, avait fait des études de lettres à Jussieu. Cécile aimait l’équitation, qu’elle avait pratiquée dans un manège à Chatou. Cécile adorait la musique baroque mais lui avait confessé un faible pour Jean-Louis Murat. En trépassant, Cécile avait laissé deux parents inconsolables ainsi qu’un fiancé du nom d’Adrien, informaticien de son état. Nous n’étions pas assez intimes pour qu’il me dise si ils avaient fait la chose et j’avoue que je n’ai pas voulu en savoir plus.
J’ai demandé à Bastide si je pouvais la rencontrer. Il a accepté en me disant qu’il lui avait beaucoup parlé de moi et qu’elle serait contente de me voir. Est-ce qu’elle savait que je savais pour son retour parmi nous ? - j’ai fait le geste de quelqu’un qui dormait, les bras croisés sur le torse. Il a eu un petit rire, comme si je m'inquiétais pour rien. Cécile n’est pas gênée par ce genre de choses. Ben voyons... Bref, il s’est levé, a payé l’addition et, d’un geste très Régence, m’a indiqué la direction du cimetière. J’ai parcouru la distance qui nous séparait du Père Lachaise en me disant que j’allais tomber sur une bande d’étudiants hilares en train de me filmer pour leur étude sur la crédulité. Pourtant, à mes côtés, Bastide semblait toujours aussi sérieux…
Je remarquais alors combien Guimard transpirait. Sous ses aisselles, le tissu bleu roi de son élégante chemise (que ma retraite d’ingénieur ne me permettrait jamais de caresser) était détrempé. Ses yeux ne cessaient de fouiller le jardin tourmenté par les rafales de pluie. Il semblait fuir notre sollicitude et chercher au dehors un soutien qu’il ne pensait visiblement pas trouver dans ce salon.
- Une fille nous attendait devant la tombe, reprit Guimard. Je dois avouer que j’ai été déçu. C’était une blonde aux yeux marrons, pâlichonne et un peu trop maquillée. Pas d’air mystérieux ou éthéré, pas d’humérus dépassant de la poche, pas de déclarations définitives sur l’au-delà. Elle était habillée de jeans et d’un caraco en coton blanc recouverts par un blouson assez classe.
C’était une trentenaire qui n’aurait pas dépareillée dans une sauterie d'HEC. J’allais pousser un soupir de soulagement quand je lui ai fait la bise. Mes idées de revenants ont repris du service : sa peau était glacée alors qu’il faisait plutôt bon ce jour-là. Et, surtout, elle sentait la terre mouillée. C’est cette odeur qui m’a fait gamberger car, d’habitude, les filles fleurent plutôt bon. Là, la donzelle sentait le terreau.
J’ai jeté un œil sur la photo de la pierre tombale : les deux visages étaient identiques. Bastide ne m’avait pas raconté d’histoires. Ces constatations faites, on a commencé à discuter devant la tombe comme si de rien était. Je ne serais pas capable de vous dire de quoi nous avons causé. J’ai le souvenir de la confusion dans laquelle je nageais et du fait que je trouvais la fille un peu absente.
J’ai remarqué deux ou trois petites choses qui ont alimenté mon flip prorésurrection : chaque fois qu’elle me parlait, j’avais l’impression que sa voix me parvenait derrière un rideau. Ses cordes vocales semblaient enveloppées dans du coton et je devais parfois tendre l’oreille pour entendre ce qu’elle disait.
Projection de ma part, ou pas : même si elle ne me semblait ni stone ni cinglée, elle était vraiment ailleurs, comme quelqu’un qui, bien qu’ayant le regard vissé sur vous, est à des kilomètres de là. Et puis ses vêtements étaient humides, limite trempés. Cela ne voulait rien dire, elle avait peut-être été surprise par la pluie. Sauf qu’il n’était pas tombé une goutte depuis une semaine... Tout cela, ajouté au récit de mon Bastide, avait de quoi me plonger dans les transes.
J’ai le souvenir que nous sommes sortis du Père Lachaise en devisant, les deux tourtereaux riant à l’idée de passer leur première nuit ensemble et moi leur donnant ma bénédiction avec la sensation de partir en sucette.
Je suis rentré à pied. Cinq kilomètres pour me donner de l’air. Une fois arrivé, ma résolution était prise : j’ai décidé que cette histoire était une blague et qu’il était hors de question que je tombe dans le panneau. S’ils voulaient se payer ma fiole, ils en seraient pour leurs frais. Ceci dit, je ne vous cache pas que l’odeur de terre mouillée, la peau froide et la ressemblance avec la photo m’ont trotté dans le ciboulot. Mais je suis un homme simple et, ma mère vous le dira, j’ai peu de suite dans les idées. J’ai, de plus, la faculté précieuse de refouler sans encombre ce qui peut me gêner. J’ai mis de côté Roméo et Juliette et je me suis concentré sur mes partiels de fin d’année.
Christine Hoffstetter profita du moment où Guimard se réapprovisionnait en prune pour laisser poindre un peu de désarroi (je remarquais qu’Emeline, un sourire extatique aux lèvres, n’avait pas quitté son écran des yeux). Quel coco, votre ami !, glapit-elle en quêtant le soutien de Soleimani. Celle-ci fit un geste qui pouvait signifier bien des choses avant de la gratifier de son sourire de chat. Guimard, qui savait se montrer grossier, mais qui semblait surtout possédé par son récit, ignora à nouveau son intervention.
- Deux semaines plus tard, reprit-il d’un air anxieux, Bastide m’a contacté. Il semblait rincé. L’idylle avait viré au glauque. A son souffle court, et au bruit de la circulation, j’ai compris qu’il marchait dans la rue. Il m’a raconté que les premiers jours avaient été un paradis. Ils passaient leur journée dans sa chambre à faire l’amour et à dormir. Ils faisaient des projets. Il me disait qu’ils n’avaient besoin de rien sinon d’être ensemble, allongés l’un contre l’autre et patati et patata.
Un matin, alors qu’ils étaient au lit, Bastide a remarqué qu’un liquide coulait du nez de Cécile. Ce liquide puait. Cécile est allée dans la salle de bain pour se nettoyer et il l’a entendu éclater en sanglots. Quand il est entré, elle se tenait devant le miroir, éclairée par la lumière du néon. Son corps était parsemé de tâches brunâtres. Ses yeux avaient pris une teinte vitreuse. Elle se décomposait.
A ces mots, notre reine mère se tourna vers Emeline : « Chérie, peux-tu aller me chercher un verre d’eau, s’il te plait ? ». Sans quitter l’écran des yeux, la belle enfant déplia ses jambes et se leva pour s’éloigner d’un pas nonchalant vers la cuisine. Je suivis des yeux la tache claire de son short avant d’être capturé derechef par la voix de Guimard.
- Je vous laisse imaginer la journée qu’ils ont passée dans ce studio avec Cécile qui suintait ses humeurs dégueulasses. Ils ont réussi à se calmer, ont envisagé toutes les possibilités avant d’en arriver à la seule conclusion possible : ramener Cécile à sa tombe.
Ils ont attendu la nuit, ont franchi le mur d’enceinte du Père Lachaise et gagné le caveau. Aujourd’hui, même si je fais la part du délire, j’ai encore la gorge serrée rien qu'à vous parler de la façon dont il m’a décrit comment, dans l’obscurité et le froid, il l’a aidé à descendre et à s’allonger dans son cercueil avant de remonter et de repousser la pierre au-dessus d’elle. Il est resté toute la nuit au bord de la tombe, en l’appelant de temps en temps, jusqu’à ce qu’au matin, Cécile lui fasse jurer de partir et de ne jamais revenir. Sa présence, lui a-t-elle dit, lui faisait sentir le temps et l’obscurité. Il a décampé lorsqu’il a vu les premiers visiteurs entrer dans le cimetière.
Il a passé une semaine atroce à lutter contre l’envie de se rendre sur sa tombe. Il a compris qu’il ne pourrait plus rester à Paris et a bouclé ses bagages avec le projet de rejoindre ses parents à Tarbes. Le matin de son départ, il a trouvé Cécile devant la porte de l’immeuble. Les taches avaient disparues et aucun de ces horribles liquides ne suintaient. La tombe l’avait régénérée.
Ils ont grimpé au studio vérifier que tout était bien comme elle l’avait dit. C’était vrai : hormis son habituelle odeur de fond de jardin, elle ne puait plus.
Ils se sont assis au bord du lit et, comme me l’a répété Bastide, ils ont décidé d’être pragmatiques en échafaudant un emploi du temps où Cécile alternerait séjour en caveau et nuitée chez Bastide.
Bon sens et simplicité… Nos tourtereaux ont repris leur idylle jusqu’à ce que la donzelle se fasse attraper par un gardien du cimetière, un soir qu’elle réintégrait son caveau. Pour faire court : Cécile évita de peu de se retrouver chez les flics mais la tombe fut scellée de façon à ce que de petites égarées comme elles ne viennent plus troubler le repos des morts. Elle retrouva Bastide et une nouvelle journée d’angoisse débuta pour nos tourtereaux.
L’apparition de la silhouette ondoyante d’Emeline m’arracha à des visions peu réjouissantes. L’oeil fixé sur l’écran, la donzelle réussit à poser le verre d’eau sur la table basse puis enroula ses jambes sous elle avant de se lover sur le sofa en conservant un sourire niché bien loin de nos considérations. Au dehors, l’orage avait redoublé de vigueur. Une odeur de pierre mouillée avait envahi le salon. Je voyais, au loin, le marronnier de la place secouer sa chevelure contre les murs de l’église et je cru discerner le bruit de vitraux qui se brisaient. Guimard souffla puis écarquilla les yeux, comme si ce qu’il allait raconter le faisait souffrir.
- Bastide avait dû entrer dans un bar, reprit-il, car je n’ai plus perçu le bruit de la circulation. La suite a été moins claire. Il a commencé à bafouiller - j’ai pensé qu’il avait commencé à picoler -, sa voix s’est faite plus lasse. J’ai eu l’impression qu’il ne savait pas comment m’expliquer ce qui allait suivre.
Ce n’est que plus tard, trop tard, que j’ai compris. Je me suis contenté d’attendre la suite, en imbécile de spectateur que je suis. J’ai compris qu’ils avaient tenté de rouvrir la tombe mais que, celle-ci ayant été solidement bétonnée, il était impossible d’y entrer sans outils et, surtout, sans tout casser. Deux ou trois jours d’angoisse ont suivi. On guettait les tâches, m’a dit Bastide, c’était horrible. Jusqu’à ce qu’ils trouvent la solution. Malgré mes questions, il s’est contenté de dire que tout était réglé. C’est là que mon cerveau s’est remis en marche : je lui ai demandé où il était. Il a raccroché.
J’ai foncé jusqu’au cimetière mais comme je suis gros et lâche, je n’ai pas réussi à franchir son enceinte malgré deux ou trois essais auxquels je préfère ne pas repenser. J’ai fini par appeler la police et je vous fais grâce des explications que j’ai dû fournir pour leur faire comprendre que mon ami s’était enterré vivant dans la tombe de sa copine. On est arrivé trop tard : mon Bastide et Cécile étaient allongés au fond du caveau, aussi raides que morts.
Si j’ai appris, quelques semaines après, que la fille allongée aux côtés de Bastide avait succombé à un AVC, mon ami, lui, avait avalé suffisamment de cachets pour passer à l’ouest.
Un dernier détail : la fille qui était allongée aux côtés de Bastide a été formellement identifiée comme étant Cécile Parant - elle se trouvait, dixit un des flics avec qui j’ai causé, dans un surprenant état de conservation.
Les jours qui ont suivi, entre interrogatoires de police et confrontation avec les parents des deux zigues, ont été compliqués, je vous les épargne. Finalement, tout ce beau monde a conclu que mon Bastide avait fondu une durite nécrophile et que, tout moche que c’était, il n’y avait rien d’autre à rajouter.
L’épilogue ? Cécile repose toujours au Père Lachaise dans sa tombe cimentée à double tour. Quant à Bastide, il a été enterré dans son Béarn natal, entre ses arrières grands parents et un grand oncle tombé sous les balles des nazis pendant l’Occupation. Et voilà pour le romantisme ! Cette époque est vraiment trop laide !
Christine Hoffstetter posa une main sur sa poitrine. Son regard papillonna autour du salon avant de s’accrocher à la mince silhouette de l’iranienne.
- Et vous, dit-elle comme si elle reprenait une conversation interrompue. Qu’en pensez-vous ?
Soleimani eut un sourire particulièrement suave.
- Chère madame, mon avis n’apporterait rien à cette excellente histoire.
Avec une moue rageuse, notre prima donna se tourna vers Guimard.
- Avouez-le, hulula t-elle, vous avez tout inventé !
- Hélas, répondit ce dernier en levant ses mains.
La voix d’Hoffsteter se fit plus aiguë.
- Ne me dites pas que vous l’avez cru !
Pour toute réponse, le gros garçon imita le sourire de Soleimani avant de se tourner vers elle . Par solidarité, je fixais à mon tour la psychanalyste. Sans se troubler, celle-ci alluma une cigarette qu’elle serra entre le pouce et l’index à la façon des orientaux.
- D’une certain façon, dit-elle en fixant son bout incandescent, on peut envier la vie fantasmatique de votre ami. Certains paieraient cher pour un intérieur si chatoyant.
Christine Hoffstetter hoqueta d’indignation.
- Chatoyant ?! Nous ne sommes pas chez un décorateur !
Soleimani ouvrit ses mains soignées et je pensais à deux moineaux regrettant de s’être posés là.
- Rien de moins que de vaincre la mort par l’amour, chère Christine. Je connais peu de trentenaires qui se baladent avec de tels rêves.
Ces derniers mots clouèrent le bec à notre amie. Visiblement, la perspective qu’ils lui offraient lui donnaient le vertige.
- Votre camarade, poursuivit l’iranienne en pointant sa cigarette vers Guimard, avait décidé qu’il valait mieux aimer cette chère disparue plutôt qu’une autre. Car enfin, qu’est-ce qu’autrui sinon quelqu’un qui vous file entre les doigts... Avec une morte, on résout une partie du problème.
Notre prima donna se mit à rire nerveusement. Guimard, quand à lui, s’appuya encore plus lourdement contre la baie vitrée et poursuivit son exploration du paysage giflé par la pluie. De mon côté, je lançais un coup d’oeil à Emeline et ajoutait, de ma voix la plus grave, un peu de confusion à cette discussion.
- Bastide a préféré aimer une femme qui ne voulait pas disparaître.
- Et qui pourrait lui en vouloir ?, prononça rêveusement Guimard. Quand on pense à ce que sont les couples aujourd’hui…
Il y eut une seconde de recueillement général et chacun plongea dans son petit enfer personnel. Je vis Christine grimacer, sans doute au contact, d’un souvenir pénible. Je pensais alors que nous n’avions jamais vu monsieur Hoffstetter. Je gardais le vague souvenir d’un homme brun et maigre qui avait débarqué au hameau, trois ans auparavant, à bord d’une camionnette. Depuis mon jardin, où je tentais d’apercevoir Emeline effectuant ses exercices matinaux, je l’avais vu extirper une machine à laver de l’arrière du véhicule avant de la traîner jusqu’à l’intérieur de la maison sous le regard indifférent des deux femmes. Lorsqu’il était ressorti une heure après, Emeline l’avait embrassé sur les deux joues. Sa mère, s’était contentée d’un rapide baiser sur les lèvres et l’homme avait rembarqué dans sa camionnette sans un mot d’adieu. Fut-elle encore mariée, il flottait autour de notre chère Christine un parfum de veuve assez consistant.
Pour Soleimani, c’était plus compliqué. Elle était pour nous le modèle type du sphinx asexué décryptant dans son cabinet les noirceurs de ses patients. Nous l’imaginions mal étreignant un homme (ou une femme ?) de chair et de sang.
Quant à notre avocat, le schéma était plus simple. Régulièrement, des jeunes femmes venaient passer le week-end chez lui. Confrères, secrétaires, clercs… toutes arboraient le sourire entendu (et parfois un peu triste) de celle qui ne resterait pas.
Et votre serviteur ? Marche nordique, association historique, horticulture… Divorcé depuis trois ans, je luttais contre ma mélancolie pour ne pas ressembler trop vite à un vieux garçon.
- La solution de Bastide ne pouvait pas durer longtemps, dit Soleimani en rompant le silence. Elle était trop collée à l’éternité.
Vaincue, Christine Hoffstetter s’était réfugiée auprès de sa fille, comme si l’indifférence de l’adolescente la protégeait des mots de l’analyste.
Cete dernière lâcha une ultime salve.
- Ce garçon a déserté ce monde d’une façon qui n’est pas plus infamante qu’une autre, dit-elle. Et je ne parle pas seulement de son suicide…
Christine Hoffstetter émit un dernier hoquet d'indignation puis entreprit d’extirper son corps potelé du fauteuil. Une fois hissée, elle fit un lent demi tour sur elle-même comme si elle voulait exposer sa chair frissonnante à nos regards compatissants.
- Minuit, déjà !, fit-elle d’une voix mourante. La randonnée de cet après-midi m’a épuisée.
Ajustant sa coiffure, elle fit pivoter son buste imposant vers Guimard.
- Philippe, fit-elle d’une voix de gorge. Merci pour ce dîner. C’était parfait, comme d’habitude.
Avec un grognement, notre hôte ouvrit la baie vitrée. Au dehors, la pluie continuait à bastonner le paysage dans un concert de buissons violentés. Du menton, notre imposante amie fit un signe à Emeline. Celle-ci se leva en s’étirant, nous gratifia d’un au revoir (ô combien) gracieux et le duo quitta le salon sur un dernier signe de tête. Je pris congé à mon tour et me retrouvais devant la maison avec Soleimani. Nous nous serrâmes la main en silence et je regardais sa fine silhouette disparaître dans les ténèbres. Pendant quelques secondes, je laissais la pluie fouetter ma parka. Cette histoire avait eu le don de me laisser face au néant.
Je regagnais ma maison en proie à des idées assez sombres. Une fois chez moi, je fis du café et allais m’asseoir devant la cheminée où une bûche solitaire achevait de se consumer. Si le décor était toujours là (un intérieur coquet et confortable ) le crépitement de la pluie sur le toit lui donnait un air sinistre. J’allais me lever pour quérir un peu de gnôle quand j’entendis mon portable sonner. Un sms d’Emeline m’y attendait sous la forme d’un poème assez leste qui m’invitait à la rejoindre au carrefour de la Croix Haute, là où les fayards gémissent sous le vent, juste au-dessus des murs de l’ancien cimetière.
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