Laurent est parfois violent. Cela vient comme un coup de tabac. Sans signes annonciateurs. Une fourchette brandie. Un verre jeté à terre pour protéger le peu d'autonomie de son royaume. La seule chose que sa mémoire a laissé à sa dignité. Claire en souffre. Moins parce qu'elle en est la victime que parce que ces gestes éloignent encore Laurent de ce qu'il était : un mari aimant et doux, un juriste astucieux, un sportif qui savait canaliser son énergie dans de fortes dépense de sueur.
Jeudi, nous prenions un verre chez Laurent et Claire. Une façon de préserver ce qu'il reste, de continuer à agiter les gris-gris de notre humanité. Aux fenêtres, un magnifique ciel bleu que l'automne amende de violet. Claire, Louise, Laurent et moi, attablés autour d'une bouteille de Morgon et d'un pâté du Lot. Trois verres de vin. Un verre d'eau teintée de rouge pour Laurent.
Mon frère est dans un de ses bons jours. Il suit avec plaisir la conversation de Claire et de Louise. Toutes deux cinéphiles, elles se sont lancées dans une exégèse pleine d'une réjouissante mauvaise fois du Eyes Wide Shut de Kubrick qui est passé, hier soir, sur le câble.
Le film est un constat d'échec, dit Louise. Kubrick ne dit pas autre chose : dans nos existences présentes, il ne reste plus que le replis sur la sphère individuelle. Tout le reste part à vau l'eau...
Tu dis ça à cause de la dernière réplique du film !, s'exclame Claire en secouant la tête d'un air peu convaincu.
Et comment ! Qu'est-ce que Kidman raconte à Cruise ? Qu'ils devraient se réjouir de ce qu'ils sont et qu'il leur reste juste un truc important à faire : rentrer chez eux et baiser. Pour moi, tout est dit.
Laurent est assis sur le canapé, à côté de Claire. Il porte un de ses habituels pantalons en tire-bouchon et un pull bleu ciel que je lui ai offert il y a quelques mois. Bien enfoncé dans les coussins bariolés que Claire aime disperser dans l'appartement, il les écoute en hochant la tête au rythme de leurs arguments. Il comprend. Pèse sans doute le pour et le contre avant de l'oublier. Il a retrouvé le visage de juge de paix, bienveillant et ironique, qu'ont connu ses étudiants.
Dans le feu de la conversation, Claire a saisi la bouteille pour se resservir .Elle emplit nos trois verres avant de reposer la bouteille. Laurent a tendu le sien, les sourcils froncés, comme à chaque fois qu'on le prive de ce qu'il aime. Claire lui verse une larme de vin. Laurent proteste. Il tente de s'emparer de la bouteille. Claire pose sa main sur le bras de son mari. Une main légère qu'une vieille morsure de chien rend encore plus légère. Une main qui ne contraint rien. Une main qui, à la façon d'un rouge gorge suppliant, ne demande qu'une chose : que Laurent renonce à ce verre. Il la repousse violemment, manquant de la faire tomber du canapé. Je vois sur le visage de Claire cette déchirante expression qui n'a rien à voir avec le fait de tomber du canapé mais avec cet être qui l'a repoussé parce qu'il n'est plus tout à fait Laurent.
Je me lève pour enlever la bouteille, craignant qu'il ne s'en serve comme matraque ou projectile. Il se dresse à son tour pour se retrouver face à moi. Le visage de Louise pâlit. Louise pousse un cri. Laurent m'a envoyé un crochet au visage et expédié au sol. Je ne suis pas K.O. Je souris. Ce n'était pas été un coup désordonné mais l'arc sans scories d'un boxeur. Je n'en ai pas manqué une miette. Laurent s'est ramassé sur lui-même. Poing droit en protection près de sa mâchoire. Les deux jambes légèrement repliées. Le pied de la jambe droite sur la pointe. Son torse a pivoté pour donner le maximum de célérité à son poing gauche. Au sol, la bouteille (intacte) dans ma main gauche, je suis béat. Au milieu de l'agitation, Laurent m'a souri, de ce sourire qu'il avait quand, tous les deux sur le ring, nous enchaînions sans fauter une belle combinaison de coups. Deux au corps, un au visage. Pendant quelques secondes, Laurent est revenu, plein, entier. Je me relève, écarte gentiment Louise, repousse tout aussi gentiment Claire. Je prends Laurent dans mes bras. Celui-ci me serre à son tour contre lui. Il se met à rire. Un rire plein d'aise. Pas un gramme de moquerie ne l'accompagne.
Le soir, alors que Louise et moi nous étions mis au lit, celle-ci m'a caressé la joue. Là où se trouvait le bleu que m'avait laissé Laurent.
Tu as mal ?, m'a-t-elle demandé.
J'ai regardé celle qui, depuis trente ans, partage mon existence. Celle avec qui j'ai tant voyagé. J'ai embrassé son visage. Comme je le faisais dans les premiers temps de notre amour. Front, nez, lèvres. J'ai souris.
Oh oui, ai-je dit. Et j'espère que ça va durer longtemps.
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