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Non, jamais, ou alors dans les interstices. Et encore. Jamais, non, je n'ai eu de vues sur Claire. Louise a toujours su occuper la plus belle part de mon horizon. Vieille croyance en la monogamie, sans doute. Et puis, Claire est la femme de mon frère, ce qui l'a toujours assez désexualisé à mes yeux. Tabou serein, sans introspections douloureuses. Nous sommes loin des Atrides.

Claire est assise en face de moi sur la banquette de velours cramoisi du salon de thé où, il faut le dire, nous avons fini par avoir nos habitudes. Habitudes disparates car ce n'est qu'une fois par an que nous nous retrouvons dans les parfums tièdes et sucrés du Chat gourmand. Je jette un œil autour de notre table. Je remarque que le sucre a gagné tous les âges : les premiers temps, nous étions entourées de mamies piapiatantes et violettes qui dévoraient leurs éclairs en égrenant leur gazette hebdomadaire. Aujourd'hui, des couples quarantenaires viennent régresser gentiment en faisant un sort aux pâtisseries wienner style de ce lieu tenu depuis soixante dix ans ans par une famille juive originaire de Mürzzuschlag.

Claire a commandé un thé oolong, j'ai opté pour un moka éthiopien. Elle porte une chemise blanche, une jupe au vert printanier et des tropéziennes que Laurent lui a offert lors d'un séjour dans le sud. Elle a laissé mon frère sous la garde bonhomme de Nelly, une étudiante à grosse voix et chevelure emmêlée qu'elle stipendie pour ces occasions.

Bien sûr que Louise sait. Depuis le début. Me revient en mémoire l'ajustement que nous avons eu sur ce sujet il y a quinze ans. J'ai confiance en Claire, avait-elle dit. Au pire, mieux vaut elle qu'une pimbêche aux seins chauds. Peu sibylline, elle faisait référence à la seule escapade de mon frère connue de nous. Une accorte thésarde l'avait adoré durant trois mois et je n'avais su les détails que par la bande : les hôtels de la vieille ville, la jeune brune telle une liane un peu calculatrice & le pardon final de Claire.

Vingt et un ans plus tard, cette dernière verse un peu de lait dans sa tasse. Nous parlons de Laurent, bien sûr, pour lâcher un peu de lest mais aussi de la clinique pour toutous qu'elle dirige avec ses associés. M'échappe alors cette question que, très étrangement, je ne lui ai jamais posé en trente années de fréquentation : pourquoi soigner les bestioles et pas les humains ? Claire repose sa tasse. Elle me regarde brièvement, jette un œil au-dehors. Elle semble peser soigneusement ma question afin de lui donner la réponse la plus précise possible. J'aurais sûrement soigné les humains, dit-elle, si j'avais été un chien. Le sort à voulu que je marche sur mes deux pattes. J'ai donc choisi les bêtes.

Pour le reste, je la regarde assez peu. Je veux dire que je ne la regarde pas comme un homme le ferait d'une femme. Si je peux décrire la couleur de ses yeux (verts pailletés de gris), à peine pourrais-je prétendre avoir remarqué la nouvelle cicatrice qu'elle arbore au dos de sa main gauche et qui est due à la morsure d'un teckel paniqué. Peut-être sommes-nous à un âge où l'idée même de bousculer nos vies est déjà épuisante en soi. Finalement, nous profitons de ces moments pour distiller sans effort le mystère de l'autre. Pour cela, Claire conserve de belles zones d'ombre. Est-ce dû à l'influence de son visage sur ma psyché ? Sont-ce ses pommettes saillantes ou cette façon de pincer ses lèvres, à cinquante ans passés, qui semble la maintenir dans le bienheureux royaume de l'enfance ? Je sais simplement que nos rencontres, comme un accord tacite, sont une manière de baume pour l'un comme pour l'autre.

Nous prenons le temps, sans craindre les silences entre nous. Nos conversations sont agréables parce que mesurées à l'aune de notre estime réciproque. Si aucune esprit de sérieux ne règne, chacune de nos questions est considérée avec attention. Cela donne à nos propos une douceur et une profondeur rares à notre époque. Parler, ici, d'oasis dans la moderne accélération des rythmes n'est pas peu dire. Nos mots nous bichonnent, même quand ils cernent un réel le moins recuit par le langage.

- Ça va te choquer, dit Claire, mais, au début, j'ai pensé que mon métier m'aiderait. Ma naïveté était telle que j'ai cru que mon contact avec les bêtes me permettrait de mieux comprendre Laurent, comme si cette maladie n'avait laissé debout que ses esprits animaux. Ce que je me gourais ! Je vis avec un homme qui a vaguement entendu parler de mon mari et tente, par gentillesse, de me faire croire qu'il n'est pas parti. En fait, Laurent m'oblige à extirper la moindre once d'égoïsme en moi, à foutre au rencard tous mes rêves de duo. Tu sais, il m'arrive de croiser des parents d'enfants handicapés. Je les comprends, je me sens proche d'eux mais je sais que, dans mes yeux, l'étoile d'épuisement qui s'y trouve ne possède pas un millième de l'éclat de celle qui brille dans les leurs.


Texte publié par Antoine Samano, 24 janvier 2022 à 12h11
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