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tome 1, Chapitre 9 tome 1, Chapitre 9

Aux enfants de Damoclès, vous êtes assis côte à côte. Lui en gilet élégant et veste de tweed claire. Toi, en blouson en daim et mocassins râpés. Une lumière indolente filtre à travers la grande vitre du café. Dans le désert somnolent de ce dimanche après-midi, tu observes ton frère. Plus précisément, tu regardes son cerveau s'échapper, neurone après neurone, vers le néant. Tu as beau serrer les poings, tes mains pleines de sable se vident inexorablement.

Cela fait un an qu'un neurologue a mis un nom sur les oublis de ton frère. Aujourd'hui, des remparts dévastés de son château, demeurent quelques créneaux où se raccrocher.

Tout à l'heure, tu as évoqué son travail. Un bouche à bouche désespéré. De quoi saisir, dans son acidité l'énergie du désespoir. C'est l'alchimie des oublieux. Un dernier signe à celui qui fut et qui ne laissera aux présents qu'un corps peuplé de logorrhées réflexes. Tu invoques les mânes d'anciens collègues. Des titres d'articles. Celui de sa thèse.

Il faudrait que je la relise, dit-il avec un sourire navré.

Avec effort, Laurent hisse à la surface de sa conscience quelques bribes des 678 pages de son opus. Ton cœur, cette vieille fille naïve dès qu'il s'agit de ton frangin, se met à battre des mains. Le café où vous êtes te semble plus lumineux. Tasses, soucoupes, cuillères. Les carreaux arlequins du sol. La digne pochetronne qui sirote son demi à côté de vous. Le filtre d'une normalité éphémère a purgé l'endroit du voile de tristesse qui le recouvrait. Et puis, l'élan cale. Les mots inédits se mettent en boucle, vieillissent d'un coup. La bouche de Laurent n'est plus qu'une caverne où s'agitent des acteurs radotant.

C'est l'époque où tu tentes encore ces exercices de réanimation. Tu cherches ce qui pourrait retenir encore un peu de cet être qui s'en va. Le temps se met à peser. Comme si la paix vénéneuse de ce dimanche s’appuyait sur tes épaules de tout son poids.

Laurent, lui, ne s'en fait pas. Il te cite à nouveau - pour la huitième fois ? - les noms des membres de son jury. Tu contemples la place déserte. Tu reconsidères ce décor à l'aune de ton désarroi. Te voilà englué. Sans autre ressource que ce lien qui te lie à cet étrange néant en devenir.

Le garçon de café, qui somnolait derrière le comptoir, s'est redressé à l'entrée d'un client. Le type lève la main et commande un express. Embrumé, le loufiat laisse échapper une cuillère et le cristal de son arrivée au sol titille ton oreille. Sans que tu les as vu venir, Marvin Hagler et Thomas Hearns surgissent, dressés sur la proue de l'ultime épave qui cabote encore dans les Sargasses fraternels.

- Le 15 avril 1985, dis-tu en te tournant vers Laurent.

Ce dernier percute immédiatement et ses yeux s’agrandissent au point que tu en pleurerais.

- Hagler/Hearns !, clame t-il en faisant sursauter la digne pochetronne.

En toi, résonnent les trompettes de l'allelujah. Si chien tu étais, tu remuerais la queue.

- The Marvellous versus the Hitman, dit-il encore. Caesar's palace. Las Vegas. C'est Bob Arum qui avait mis sur pied ce combat. Il avait fait un orage terrible, ce soir là ! On dit que les soigneurs ont porté les boxeurs jusqu'au ring pour qu'ils ne mouillent pas leurs semelles.

Hagler/Hearns. Votre combat préféré. For all times.

- Les trois rounds du siècle. Tu te rappelles ?

Si tu te rappelles ? Vous aviez veillé tard chez Jérôme, le seul copain qui avait Canal+, pour une nuit étrillée par huit minutes de perfection meurtrière. Huit minutes pour communier dans la violente chapelle de la vaillance et de l’orgueil.

Laurent s'est redressé sur son siège. Il n'a plus ce regard qui glisse sur les gens et les choses. Tu biches. Tu jubiles. Te voilà prêt à ressortir les vieux maillots.

- Hagler avait trente ans, poursuit Laurent. Hearns vingt six. Le chauve à tête d'obus, trapu, musclé, huilé : soixante victoires à son actif dont cinquante par KO. La pieuvre du Kronk aux longs bras venimeux alignait quarante victoires dont trente par KO. Tu te rends compte !

Il y a du feu dans sa voix. Ta cuillère cogne le bord de sa tasse et le gong retentit dans le café. Au milieu des tables, Hagler attaque comme un chien enragé. Hearns ne plie pas et mord à son tour. C'est une avalanche de coups à la précision mortifère. Une rixe au coin d'un bois. Une bagarre de rue. Le rituel ultra violent de deux ego impitoyables. L'intensité du combat est telle qu’elle épuise même l'arbitre.

Tu soutenais le cogneur. Laurent le chirurgien.

- Hearns a fait l'erreur d'accepter la bagarre, dit Laurent. Il n'a jamais été bon au corps à corps.

Le ton docte du connaisseur. Tu adores. Tu redeviens le fan n°1 de ton frère. Tu replonges avec lui pour ce round classé premier au panthéon de la douce science des coups. Hagler pilonne Hearns. Hearns scalpe Hagler. Hagler le coince dans les cordes. Hagler vacille sous un terrible crochet de Hearns. Hearns le punit. Hearns le dépiaute. Hagler a le crâne couvert de sang. Hagler attaque à nouveau. Hagler ne lâche pas un gramme de pression. Hearns a les jambes qui flageolent. Laurent acquiesce avec un sourire gourmand puis sa voix retentit dans le silence du café, plus basse, plus rauque. Son regard a changé, il semble fixer l'horizon ancien d'une méditerranée intérieure.

Hearns visa, lança son poing à l'ombre longue. Le voyant venir, Hagler le merveilleux l'esquiva. Il se pencha, le poing d'airain passa au-dessus de lui. Hagler visa, lança son poing à l'ombre longue et il toucha Hearns au milieu de sa garde. Son poing ripa loin de ceux de Hearns. Hagler fut irrité, son poing rapide était parti en vain.

En reconnaissant les accents de l'aède, tu capte le message que Laurent t'envoie depuis son purgatoire : nous avons les Achille et Hector qu'on mérite. Nous ne rougissons pas du culte rendu à ces dieux qui enflammèrent un ring plutôt que les rivages de la sainte Illion. Après tout, lis-tu dans son regard, c'est pour une femme infidèle que les grecs vinrent à Troie et, ce soir là, dans la cité dolente de Végas, Hagler et Hearns combattirent pour une gloire aussi vaine.

- Les juges parlaient de ce round comme d'une zone de combat, dit Laurent.

Tu es de nouveau avec lui sur le canapé de Jérôme, crucifié par le rythme des coups. Le second round commence comme une profanation, le troisième suivra jusqu'à sa conclusion : un apex de fer.

- Hearns n'aurait jamais dû se faire masser avant le combat, conclut Laurent en posant sa main sur sa tasse.

L'oeil clair, le juriste qu'il fut entérine la gloire de cette violente encordée. Ton frère est là. Ton frère est revenu d'entre les limbes. Quelques minutes sacrées dans ce dimanche sans lustres. Tu sens naître une larme au coin de ta paupière. Une larme pour Hagler. Une larme pour Hearns. Une larme pour ton frère.


Texte publié par Antoine Samano, 24 janvier 2022 à 12h08
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