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- Vous vous souvenez de moi ?

C'est la première question qu'ils posaient à Laurent lorsqu'ils l'abordaient dans la rue avant sa maladie. Quel que soit leur sexe, leur âge, leur yeux guettaient sur son visage la trace de leur passage.

Laurent a enseigné pendant trente ans. Par jeu, j'ai calculé qu'il a dû croiser plus de mille six cents étudiant dans sa carrière. J'ai toujours admiré la vivacité de sa mémoire : l'ex disciple avait beau avoir perdu ses cheveux, pris dix kilos ou laissé griffer son visage par le temps, Laurent l'appelait toujours par son prénom.

- Mais bien sûr, Naïm. Bien sûr, Nathalie. Bien sûr, Chloé. Bien sûr, Amid. Bien sûr, Pierre-Antoine.

Je sais que le sourire qui accompagnait leur prénom était sincère. Si il avait pu, Laurent aurait continué à enseigner après sa retraite. Du haut de son mètre quatre vingt dix, enveloppé dans son manteau noir, son sourire brûlait comme un feu réconfortant au milieu de la rue. Encouragé, l'ex étudiant présentait sa femme, ou son mari, montrait les photos de ses enfants, gommait les aspérités de sa vie pour livrer à son ancien professeur le meilleur bulletin possible. Tous et toutes voulaient assurer Laurent que ses leçons n'avaient pas été oubliées, que chacune d'entre elles avaient fait d'eux des êtres humains dignes de ce nom. Et puis, parce que notre époque laisse peu de place à l'échec, l'ancien élève en venait à lui confier ses hésitations et, parfois même, le lancinant éprouvé de ses tristesses, quêtant chez lui une écoute qu'il ne trouvait guère dans son environnement. Et qui, à quarante ans, au nord de l'Equateur, n'aurait pas à se plaindre de ses rêves déchus, de l'arnaque du mariage, des filets insidieux du crédit, de l'ego cabossé par le réel, de tout ce merveilleux décor où s'épanouissent nos existences de carte postale ? À les écouter, c'était un tango, une valse qui calait ses pas entre déni et angoisse. Laurent écoutait, un mince sourire aux lèvres, et rassemblait ces éclats afin de leur redonner un poids supportable. Sur le trottoir, un dialogue socratique s'installait, débarrassé des scories sociales.

C'était un étrange spectacle pour moi : dans notre jeunesse, rares étaient ceux qui livraient leur intimité. Si chez nous, et chez bien d'autres, dominait le never explain, never complain, la modernité semblait avoir changé la donne. Visiblement, on n'hésitait plus à s'épancher devant le premier venu, fusse t-il rehaussé par le masque débonnaire du prof-de-fac. Le sens n'ayant plus guère de centre ni de périphérie, chacun happait dans l'air la moindre possibilité d'écoute. Dans les années qui suivirent sa retraite, de longs monologues s'esquissèrent sur le trottoir. En retrait, je le voyais à chaque fois tisser un récit qui aiderait l'homme ou la femme qui se tenait devant lui à se sentir moins paumé. Je ne savais pas alors que je contemplais l'ultime culte rendu à l'autorité véritable, un croisement bref et chaleureux qui laissait sur le visage de Laurent et de son interlocuteur une réconfortante expression de plénitude. Lorsque nous reprenions notre chemin, il m'arrivait de penser que, dans quelques jours, j'aurais peut-être oublié le visage de l'ex étudiant mais certainement pas le sourire de mon frère et le pincement de fierté que je ressentais à chacun de ces abordages.


Texte publié par Antoine Samano, 24 janvier 2022 à 12h04
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