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Louise cogite, contrairement à beaucoup de nos contemporains. Ses yeux verts, cette silhouette de farfadet contrarié : c'est cette colère contre les évidences qui me fait toujours l'aimer après trente ans de conjugalité.

Était-ce en avril ? En mai dernier ? Nous gravissions le Lachens, une de ces montagnes aux épaules fatiguées qui coiffent l'arrière pays varois. Elle marchait devant moi sur le sentier environné de buissons qui nous menait au sommet. Dans son sillage, je baignais dans le parfum de laurier humide du sous-bois. Au détour d'un grand chêne, elle s'était immobilisée et tournée vers moi.

- Je me demande ce que Laurent cherche à oublier.

Je connais sa propension aux incises intempestives. Mais là, j'en restais pantois. S'était percuté en moi la beauté qui nous environnait, notre monde en flamme et la maladie de mon frère. Par prudence, et comme je sentais qu'elle avait ruminé la chose depuis le début de la marche, je ne répondis pas.

Que notre temps n'a plus d'avenir...

Avec sa jambe appuyée sur un rocher, elle ressemblait à une danseuse.

- Chaque matin, on se brosse les dents en sachant que le passé se dissout. Et avec lui, le reste suit...

À ces mots, je m'étais immobilisé. Le paysage avait disparu. Je considérais notre monde. Un enchevêtrement tressautant parcouru d'épidémies sans fin, de guerres à venir, de réfugiés faisant du million une simple statistique. L'anomie généralisée. La fin était sur toutes les lèvres, comme un stigmate biblique.

Louise avait repris la parole, semblant lire dans mes pensées – et comment aurait-il pu en être autrement pour cet amour en temps de désastres ?

Elle regardait le sol. Des cailloux mêlés d'humus. Comme des champignons croissant au pied du chêne où nous avions fait halte.

- Nos tauliers ne pensent le futur qu'à partir des branches les plus pauvres du présent.

Ses mots avaient ravivé un réel que notre marche était censé atténuer. Il pesait à présent comme un couvercle sur les montagnes autour de nous.

Louise avait fini par s'accroupir. Elle avait pris un caillou dans sa main et le soupesait, pensive. Son regard avait fini par se tourner vers le sommet, une grande cloche d'herbes rases, que l'on apercevait à travers les frondaisons.

- La dernière fois qu'on est venu, il y avait de la neige, n'est-ce pas ?

Elle s'était tournée vers moi, son visage de martre voilé par la colère.

- Il y a de quoi vouloir oublier, tu ne crois pas ?

- Et voilà pourquoi votre frère est muet, avais-je chuchoté afin que mes mots se dissolvent dans le vent qui venait de se lever.


Texte publié par Antoine Samano, 24 janvier 2022 à 12h02
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