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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

Il tomba si bas, que tous les remèdes pour le sauver étaient déjà trop faibles, hormis lui montrer la foule des perdus.

Dante, La divine comédie

Mon frère ne me reconnaît pas. Il me vouvoie aimablement et me regarde en souriant poser les tasses sur la table de la salle à manger. Nous voilà en octobre. Au dehors, un soleil pâle éclaire les longues poignées de tuiles qui fuient devant les fenêtres. Dans cet appartement où il vit avec Claire, nous passons une nouvelle après-midi de paisible désespoir. Un désespoir auquel on a ôté le nom.

Mon frère plante ses yeux dans les miens. C'est un roi nu qui a fait du présent son royaume. Il me transperce benoîtement pour m'effacer avant de me faire réapparaître. Et ce, dix fois, vingt fois, dans la seule ronde d'une heure. Ses commencements ignorent l'éternité dont ils sont fait. Il lui suffit, sans doute pour le neuvième fois depuis que le percolateur, dans la cuisine, a rendu son filet d'or, de me demander le métier que je fais. Et moi, sans doute pour la neuvième fois aujourd'hui, de lui répondre que je suis historien.

Claire a profité de ma venue pour sortir. Lorsque nous étions jeunes, Louise, ma femme, me chambrait quand je disais qu'elle ressemblait à une actrice. Elle me soupçonnait d'en être un peu amoureux. Aujourd'hui, Claire a cinquante ans et un visage romain cerné par la fatigue. À cette heure, Claire doit être place de la mairie. Elle a peut être posé son long corps sur un des fauteuils en rotin du café des Arts, savourant le moment à la façon un peu forcée des marathoniens. Claire est vétérinaire. Claire a perdu la moitié de sa clientèle. Claire compte le temps que son mari ne perçoit plus que sous la forme d'étranges fractions verbales, sans cesse mouvantes et toujours instables. Claire lutte pour ne pas se faire jeter à terre par ce présent perpétuel.

D'un geste assuré, qui tranche avec l'égarement dont il fait preuve habituellement, mon frère tourne sa cuillère dans la tasse. Un demi-sucre. Une larme de lait. Ce macchiato est un des derniers plaisirs dont il se souvienne. Les gestes pour le déguster ne se sont pas perdus. Le goût du macchiato est encore là, reconnaissable par les cellules qui composent ses papilles.

Par la fenêtre de la salle à manger, les arbres annoncent l'automne. Comme un paon qui aurait renoncé à l'orgueil, les feuilles laissent jaunes et rouges s'escorter mutuellement.

Tout à l'heure, les aides soignantes sont venues pour sa toilette. C'est une épreuve toujours un peu athlétique doublée de diplomatie. Mon frère a pris du poids. Son ventre proéminent fait une étrange virgule sur son long corps. Ce matin, il semblait bien disposé et a enveloppé d'un regard ironique les deux jeunes femmes en blouse de nylon rose.

Avant qu'elles n'arrivent, Claire m'a abandonné quelques papiers à remplir. Son sourire épuisé flotte encore sur les feuilles. La paperasse fait partie de son sacerdoce. C'est aussi comme ça que je paye mon écot. Entre deux questions de mon frère, j'ai jonglé avec les matricules et les sommes inscrites sur ses anciens bulletins de salaire. L'arrivée des deux jeunes femmes a interrompu l'exercice. Le trio, plutôt joyeux, s'est bientôt éloigné en direction de la salle de bain.

Tu es assis à cette table, l'esprit encombré de chiffres et de chagrin. Et te voilà à chercher ce qui suscite autant de dignité chez ces jeunes femmes et cet homme aux pantalons maculé de tâches, diluant dans son sillage les humeurs d'une nuit passée tout habillé dans le lit qu'il partage encore avec Claire.

Tu te lèves et marches jusqu'à la fenêtre. À travers la vitre, filtre le brouhaha de la rue trois étages plus bas. C'est une rue du XXIe siècle. L'air est strié d'ondes et des lumières artificielles des enseignes qui squattent le moindre mètre carré de l'artère. La foule se coagule puis se dissout devant les vitraines des franchisés. Le nez sur la vitre, tu penses au peu de mémoire qui habite ces monades.

Avec un cleanex, tu essuies le gras qu'a laissé ton appendice sur la vitre alors qu'un couple de trentenaire, harnaché de sacs de marchandises, palabre devant une boutique, le regard vissé sur un nouveau produit. Tu penses alors à une étude que t'a signalé un ami. L'article disait que, depuis quelques années, le quotient intellectuel moyen, en France, avait lourdement chuté. Comme en Finlande. Comme au Danemark. Comme au Royaume-Unis. Comme aux Pays-Bas. Comme en Australie. Comme en Suède. Les causes ? Tu hausses les épaules. Si simples. Si complexes. La TV, l'école modernisée, les écrans, le boulot, la bouffe, nos objets truffés de perturbateurs endocriniens. Et toute la pieuvre numérique de notre quotidien naufrageant nos corps et nos esprits. Un engendrement d'engendrement, une mise en abyme permanente, comme des miroirs dont les reflets se multiplient.

Tu te dis alors que ce couple au physique avenant que tu aperçois en contrebas possède mille fois moins de dignité que ton frère avec son pantalon douteux et ses questions incessantes. Ces jeunes gens... Après tout tu ne les connais pas, mais comme toi, chaque fois qu'ils franchissent la porte d'un magasin, l'acte d'acheter les avili au point d'en faire les simples appendices de cette rue. Ton frère, lui, est sorti de cette bauge. Son exil lui épargne cet avilissement. Malgré la maladie, il a conservé le souci d'autrui. Un souci qui lui a fait prendre des nouvelles du parfait inconnu que tu étais tout à l'heure. Un souci qui lui fait sans cesse questionner Eliette et Nora sur leurs conditions de travail. Tu acquiesces pour toi-même. En bas, le couple percolé de marchandises a mille fois moins de dignité que ces deux jeunes femmes qui torchent, portent, nettoient et essuient des corps débiles pour un salaire et une considération qui feraient fondre en larme le Christ lui-même.

Escorté par ses aides, mon frère revient dans la salle à manger, souriant, les cheveux humides. Il a déjà oublié la douche et les mains rapides des jeunes femmes. Même si je lui faisais toucher ses cheveux, il nierait être passé sous le jet. Mais enfin, le voilà propre. Eliette l'a même parfumé d'eau de toilette.

Il s'assoie sur le canapé et me salue avant de me demander à nouveau mon nom. Au même moment, mon téléphone émet un couinement : c'est un message publicitaire. Eliette, par réflexe, consulte son appareil. Nora effectue, à l'aide du sien, le pointage qui indique à leur boite qu'elles son bien passées chez mon frère.

Ce balai numérique a laissé Laurent indifférent. Déjà, il interpelle Nora, mi soupçonneux, mi souriant – c'est la technique qu'il employait quand il a commencé à être malade. L'ironie, s'exprimant toujours à son encontre, était une manière d'excuser le ton inquisiteur que sa mémoire en chute libre imprimait à ses questions. Malgré sa dégradation, Laurent a conservé cette pratique qui réussit encore à dissimuler ses troubles à ceux qui lui parlent pour la première fois.

Que faites-vous là ?, demande t-il, comme si les deux jeunes femmes venaient d'arriver.

Nora lui rappelle la douche, l'eau de toilette. Elle tresse un bref canevas voué à disparaître aussitôt créé. Mon frère finit par lui sourire, dubitatif puis fait un geste vague de la main. Après m'avoir consulté du regard, Nora saisit la télécommande et allume la TV. Laurent est aussitôt capturé par l'image et s'installe confortablement dans le canapé. Je raccompagne les deux jeunes femmes jusqu'à la porte que je referme à clef, Laurent ayant tendance à s'évader de cet appartement qui l'emprisonne et le protège.

Frère, que récites-tu à présent devant l'écran sinon un salmigondis de souvenirs de plus en plus anciens ? Je te regarde. Qu'est-ce qu'un frère sinon un double manqué qui aurait pris son indépendance de façon douloureuse ? Il y a un an, j'arrivais encore à te faire parler de ton travail. Le droit constitutionnel. L'un des centres de ta vie. Aujourd'hui, tu acquiesces par gentillesse à quelques noms étayés par mes descriptions.

Demeure le sport, un autre pilier de tes passions. À l'université, nous boxions dans le même club. Toi, chez les moyens. Moi, chez les légers. Étudiant aux gants de cuir naviguant entre bouquins et sacs de frappe, tu était le plus rapide. Tu possédais le talent de l'esquive et du travail en contre. Tu avais la vista, comme disait Parini, notre professeur. Pendant nos quatre ans d'études, nous avons disputé plusieurs compétitions. Quatorze combats chacun. Moins doué, je comptais sur mon punch et ma capacité à encaisser. Lorsque tu as obtenu ta maîtrise de droit, tu avais remporté onze combats. J'étais heureux de pouvoir aligner quatre victoires. Quarante ans après, tes mains touchent les objets qui t'entourent comme si tu les voyais pour la première fois. Tes cheveux blancs encadrent un visage encore beau dont la peau, comme lustrée par le présent, est peu ridée.


Texte publié par Antoine Samano, 24 janvier 2022 à 11h59
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