On dit bien souvent des grandes villes qu’elles ne dorment jamais. C’est ce que l’on peut penser de Tokyo, mégapole tentaculaire, où trente-huit millions d’habitants fourmillent sans cesse dans le ronronnement des trains et le chuchotis des grandes artères aux heures de pointe. Pourtant, quand on prend le temps de la connaître, on finit par comprendre que Tokyo a retrouvé le sommeil il y a plusieurs siècles. Les sirènes de la ville moderne, le chant de ses gares et les éclats de vie animant ses rues sont une douce berceuse, si l’on sait regarder en arrière.
À l’époque, Tokyo n’était pas encore ni grandiose ni grandiloquente. Elle s’appelait Edo, et sur elle pesait le silence glaçant des lourdes nuits d’été. Dès la tombée du jour, il se murmurait déjà des histoires, voyageant de bouche en bouche et d’esprit en esprit, au sujet d’apparitions étranges... Il se disait que les lanternes du plus vieil étal du marché aux poissons de Tsukiji prenaient vie les soirs où la lune ne brillait pas, et vous fixaient de leur unique œil qu’elles refermaient aussitôt que vous vous retourniez. Ou bien encore que la tenancière d’une vieille auberge de Nihonbashi avait été aperçue au beau milieu de la nuit à lécher goulûment le contenu des lampes à huile. Et cette bonne madame Yazawa qui prenait soin de son neveu devenu fou… On raconte qu’il aurait perdu la raison le soir de ses noces, après avoir découvert une bouche monstrueuse cachée sous la chevelure de son épouse…
Toutes ces rumeurs allaient bon train jusqu’à s’éteindre, au zénith de la nuit. On n’entendait plus alors que le chant des grillons, parfois accompagné du cliquetis irrégulier des lanternes oubliées çà et là, encore accrochées aux devantures des commerces de la vieille ville.
Le silence, puis plus rien. Il ne faisait vraiment pas bon déambuler seul dans les rues désertes de la capitale féodale, à moins de vouloir rencontrer la Mort elle-même. En ces temps-là, la peur avait un nom et une multitude de visages: les yōkai. Des esprits farceurs aux créatures les plus sanguinaires, ces monstres pullulaient autrefois, aussi bien dans les villes d’importance que dans les campagnes les plus reculées. Tous les humains les craignaient, encore plus à mesure que l’été approchait. Car c’est à cette période que le voile entre les mondes, celui des vivants et celui des esprits, s’étiole sur l’Archipel. Et chaque mois d’août, au moment de O-bon, la fête des morts, avait lieu l’événement que tous redoutaient. Hyakki Yagyō, la Parade des cent démons. Durant cette nuit, les cent monstres les plus abominables du folklore japonais se rassemblaient et déferlaient sur le pays, semant la destruction et le sang sur leur passage. Bien malheureux étaient ceux qui croisaient ce cortège maléfique, et bien ignorants étaient ceux qui attendraient leur retour. Il est bien connu que les cadavres ne parlent pas...
Cependant , au comble de l’angoisse, on pouvait parfois entendre monter la mélodie grave d’un sûtra récité par un bonze. Ces litanies psalmodiées dans la nuit dissipaient la lourdeur oppressante de l’atmosphère en quelques instants. Ou bien éclatait un vacarme éphémère, comparable à la bagarre entre un chat errant et un tanuki. Et l’on retrouvait au petit matin, placardé sur une porte ou au fond d’une ruelle, un o-fuda, ces parchemins protecteurs calligraphiés dans les sanctuaires shintô. Car il est bien connu que les croyances des humains sont leur ultime recours face à la perspective d’une fin brutale et violente.
L’époque Edo était ainsi l’âge d’or de pratiques tombées dans l’oubli. On en distinguait deux branches.
Le Onmyōdō, art ancestral issu du bouddhisme, était arrivé au Japon par la Chine et les royaumes de Corée. Nourri par les savoirs de l’astrologie, de la divination et de la géomancie chinoises, il s’était étoffé au fil des siècles, puisant dans les ramifications du bouddhisme japonais et s’y enracinant en même temps. Les fidèles de cette voie, les Onmyōji, étaient exclusivement des hommes. Ces moines, qui dispensaient prières et oracles, avaient même fini par se faire une place solide dans le paysage politique du Japon féodal. Mais certaines de leurs pratiques étaient bien plus obscures. Ils étaient les seuls à connaître les sûtras destinés à chasser les démons, si bien que les onmyōji maîtrisant ces techniques s’assemblèrent et fondèrent un ordre occulte: les Bonzes de Minuit. Ces moines guerriers formaient une confrérie dont les maîtres mots étaient discrétion et discipline. On racontait alors que certains groupes s’étaient détachés de leurs temples et parcouraient l’Archipel afin de pourchasser les créatures maléfiques qui semaient la terreur sur leur passage.
La seconde branche trouvait son origine dans le Shintō, la voie des Dieux. Bien plus ancienne que le bouddhisme, elle portait en elle l’essence de la cosmogonie japonaise et l’Histoire même du pays, on y reconnaissait une myriade de divinités, toutes liées à l’Archipel, dont trois principales. Enfants des Dieux primordiaux Izanagi et Izanami, tous connaissaient la belle Amaterasu, Déesse du Soleil et protectrice du Japon; ainsi que son frère, le turbulent Susanō, Dieu des tempêtes. Mais l’on a bien moins de connaissance sur le dernier élément de cette fratrie divine, Tsukiyomi. Ni vraiment homme, ni vraiment femme, iel était la divinité de la Lune. Plus discret.e que son frère et sa sœur, iel fit don aux humains des secrets de la nuit. Si bien que dans certains sanctuaires, les prêtresses, appelées miko, lui vouant un culte, prirent le nom de Filles de Tsukiyomi. À la différence des autres prêtresses, leurs rituels différaient au sens qu’ils avaient lieu exclusivement après le coucher du soleil. Plus mystérieuses, elles avaient pour elles la maîtrise des énergies composant et traversant le monde, le don de voyance et de communication avec les Dieux... et les esprits. Même s’il était rarissime de les voir officier, on pouvait les reconnaître par leur habit: là où les miko ordinaires portaient un kimono blanc et un hakama rouge, elles arboraient un kimono noir et un hakama d’une autre couleur vive: violet, vert, jaune, rouge... Tout dépendait de la spécialité de chaque prêtresse. En comparaison avec les magiciennes du monde, oui, elles s’apparentaient aux sorcières. Maîtresses des savoirs occultes, elles aussi avaient été amenées à côtoyer les démons et à élaborer des arts visant à les maîtriser. Dans tout le pays, chaque contrée comptait au moins un sanctuaire où officiaient les Filles de Tsukiyomi. Leurs savoirs se transmettaient uniquement de mères en filles, ainsi certaines familles étaient à la tête des sanctuaires de la Lune depuis des générations.
Les filles de Tsukiyomi et les Bonzes de Minuit avaient certes pour objectif commun de venir à bout des créatures monstrueuses qui peuplaient le Japon, ils ne travaillaient pour autant pas ensemble. Leurs armes et leurs techniques, bien que complémentaires, ne se mélangeaient jamais, mais le travail de chacun avait permis au pays de retrouver peu à peu la sérénité. À l’aube du XIXème siècle, les prêtresses-sorcières et les moines-magiciens étaient au sommet de leur puissance, et leurs efforts avaient réussi à congédier la quasi-totalité des yōkai de l’Archipel.
Hélas, d’autres ombres se profilèrent bientôt à l’horizon.
La fin de ce siècle vit l’arrivée des bateaux noirs américains et le Japon entra tardivement, mais sûrement, dans la modernité. L'évolution prodigieuse du pays le propulsa dans la cour des nations occidentales, où la mécanique et la science étaient devenus une nouvelle source de puissance et de protection. Or, si l’Archipel a su conserver jusqu’à maintenant un attachement solide à ses racines et à ses traditions, il a fini par occulter la magie. Les Filles de Tsukiyomi et les Bonzes de Minuit perdirent rapidement de leur influence, leur nombre diminua en conséquence à un rythme effréné et leurs pratiques sombrèrent dans l’oubli. Pourtant, les yōkai ne réapparurent qu’en de très rares occasions, juste assez pour alimenter les légendes urbaines et les histoires de grand-mères. Mais le Hyakki Yagyō ne s’est plus jamais produit.
Alors oui, aujourd’hui, Tokyo dort paisiblement chaque soir. Les yōkai ne sont plus que des créatures inoffensives qui peuplent la pop culture japonaise, des mangas pour jeunes enfants aux jeux vidéos les plus haletants. Les rites des temples et des sanctuaires n'ont plus pour but que de bénir les existences de chacun. Et les nuits d’été ne sont plus habitées que par le murmure de la saison des pluies ou par le chant des grillons, passé le mois de juin.
Mais... attendez... ne serait-ce pas un œil sur cette vieille ombrelle oubliée, là-bas au coin de la rue ? Ce doit être une hallucination.
C’est une hallucination... n’est-ce pas ?
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