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Renouveau

© Rose P. Katell (tous droits réservés)

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes de l’article L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Les paupières de Victor papillonnèrent comme le sommeil le désertait. Il se retourna sur le dos, s’étira entre ses draps ; quelques secondes plus tard, assis sur son matelas, ses yeux se posèrent par automatisme sur la fenêtre à carreaux de sa large chambre.

Les coins de ses lèvres se rehaussèrent à la vue du givre qui la recouvrait. Malgré le feu démarré dans l’âtre hier soir, Elle était venue pour lui… Il se leva avec empressement, s’approcha avant de se pencher sur les motifs formés.

Aucun message particulier, pas cette fois. Juste de l’art et de la beauté.

Un encouragement.

Il inspira. Le pressentiment qui l’avait animé la veille était un signe. Un présage. On était le premier janvier… C’était aujourd’hui. Il devait le faire aujourd’hui. Partir d’ici nonobstant la difficulté représentée.

Le regard de Victor accrocha les deux bagages à moitié dissimulés près de sa penderie. La montée de bravoure bienvenue lui ayant permis de les préparer la semaine dernière, sur un coup de tête – presque une fureur passagère –, se manifesterait-elle de nouveau quand il en saisirait les poignées ? Il pria en silence afin qu’il en soit ainsi. C’était impératif ; Elle le lui avait assez répété, on ne pouvait fuir de manière indéfinie ou s’attrister de la vie que l’on menait sans oser effectuer le pas à même de nous en sortir.

Son estomac se contracta. Toutefois, Victor joua sur son souffle pour atténuer son angoisse et ses craintes face à l’inconnu.

— Un jour ou l’autre, murmura-t-il à son intention seule, il faut sauter !

Il s’octroya ensuite une petite minute de respiration profonde, puis se prépara sans l’aide de son valet, qu’il ne sonna pas. Pas question de s’accorder un privilège en mesure de lui laisser reporter ses plans. Pas ce jour.

Un deuxième sourire fleurit sur ses traits. Il ne La décevrait pas. Victor attrapa ses valises, sortit dans l’imposant couloir, entama la descente de l’escalier en marbre menant au hall d’entrée. Et durant tout ce temps, son cœur formula le vœu d’atteindre l’extérieur sans encombre, sans croiser quiconque – les « au revoir », s’ils avaient lieu, ne pourraient qu’être pénibles.

Pas de chance, une domestique passa près des marches alors qu’il parvenait à leur pied.

— Monsieur ? s’étonna-t-elle devant ses malles.

Après avoir dégluti, Victor adopta sa voix la plus confiante.

— Mon manteau, je te prie.

Agir comme si la situation était normale… Il lui fallait agir comme si la situation était normale pour la convaincre de vaquer à ses occupations sans se soucier de lui. Ses mains se resserrèrent sur leur charge. L’employée ne savait rien des obsédantes pensées qui le torturaient sans arrêt ; à ses yeux, il était plausible qu’il s’en aille en un voyage imprévu. Il avait simplement besoin d’être crédible.

— Monsieur ? répéta-t-elle, sceptique.

— Mon manteau. Je suis prêt à sortir, ne le vois-tu pas ?

Déjà, un poids se logeait dans sa poitrine. Par réflexe, Victor chercha une fenêtre où le givre s’étendait, désireux de bénéficier de l’inspiration qu’Elle lui insufflait depuis leur rencontre. Depuis qu’il avait pris conscience de son existence, de ses paroles.

— Madame est-elle au courant ? Ou Monsieur, malgré son absence du moment ?

Le mensonge lui vint avec une facilité déconcertante.

— Imaginez-vous qu’ils ignorent mes déplacements ? Je pars sur leur ordre.

Transpercé par les pupilles sombres de son interlocutrice, et constatant qu’elle le dévisageait avec suspicion, Victor tenta le tout pour le tout : il amorça un premier mouvement vers la porte et feignit la lassitude.

— Bien. J’irai chercher mon manteau sans aide, puisqu’il le faut.

Mais tandis qu’il allait la dépasser, un faible chuchotement lui chatouilla les tympans.

— Pardonnez-moi, je dois m’assurer qu’elle est informée.

La domestique s’éloigna avant qu’il ait l’occasion de la retenir ; pendant que le bruit de ses pas précipités s’atténuait, un juron lui échappa.

Son instinct lui dicta aussitôt sa conduite. D’un bon, Victor récupéra son fameux manteau et fonça vers l’entrée, dernier obstacle à se dresser sur sa route. S’il la franchissait, l’idée d’abandonner ses projets le déserterait, il en était certain ! Son cœur battait la chamade, il lui martelait les tempes. Pourvu qu’il soit le plus rapide…

Ses espoirs furent vains. Il approchait du double battant lorsqu’un appel aussi féminin que maternel résonna dans son dos.

— Victor.

Un instant, un seul, il envisagea de se ruer dehors sans se retourner – ce serait si simple ! Cependant, il s’en révéla incapable. Pas moyen qu’il inflige une telle peine à sa mère, elle ne le méritait pas. Avec lenteur, il lui fit donc face.

— Que signifie ceci ? chuchota-t-elle, son attention rivée sur ses bagages.

Elle chevrotait. La réponse ne lui était pas inconnue, Victor le devinait. Une expression attristée prit possession de son visage ; elle n’avait pas manqué les signes révélateurs de son état d’esprit, de ses réflexions profondes.

— Je m’en vais, confirma-t-il.

— Où ? Pour combien de temps ?

Son front se plissa. Il était improbable qu’elle croie vraiment en son retour.

— Là où je me sentirai à ma place. Et… pour très longtemps, sauf si père accepte d’enterrer celui qu’il aurait aimé que je sois.

Les yeux de sa mère s’humidifièrent.

— Votre place est ici. Elle l’a toujours été et le sera toujours.

C’était faux, elle cherchait à se persuader elle-même. Victor retint un soupir. Sans doute était-elle ébranlée de le voir faire ce qu’elle n’avait pas osé entreprendre lorsque c’était possible.

— Je suis désolé.

Une vague de gratitude envers Elle le submergea en prononçant ces mots. Aurait-il eu la force de prendre son destin en main sans ses messages, son soutien de givre ?

— Il ne vous le pardonnera pas.

La mention implicite de son père lui arracha une grimace, mais il ne faillit pas.

— Je ne me berce pas d’illusions.

Les lèvres de sa mère tremblèrent.

— Vous êtes sérieux… Vous m’abandonnez.

— Jamais.

Victor lutta afin d’empêcher sa voix de faiblir.

— Je vous écrirai souvent. Et quand je me serai établi, vous serez la bienvenue chez moi.

Étranglée par l’émotion, sa mère ne répondit pas tout de suite.

— Père également, ajouta-t-il alors, sans entretenir le moindre espoir à son sujet.

— Que deviendrez-vous ?

— Je l’ignore. Je vagabonderai, j’apprendrai. Je trouverai de quoi subvenir à mes besoins. Peut-être tomberai-je un jour amoureux, me marierai-je et fonderai-je une famille. L’avenir le dira. Quoi qu’il en soit, ce qu’il m’arrivera, je ne le devrai qu’à moi.

— Victor, votre vie…

— Ne me convient pas, trancha-t-il. Reprendre les affaires de père ne m’intéresse pas, et vivre de façon oisive sur mon héritage me donnerait encore plus l’impression d’être inutile. Ne parlons même pas de la jeune fille à qui il voudrait me fiancer ! Je ne l’aime pas et ne l’aimerai pas davantage dans dix ou vingt ans, peu importe ses nombreuses qualités. J’aspire à autre chose.

Durant un moment, seul le silence les entoura. Puis Victor se racla la gorge – hors de question de partir pendant que sa mère restait prostrée, sans réaction devant sa détermination.

— Il me faut saisir ma chance, vous comprenez ? Si je m’enlise dans cette existence plus avant… il sera vite trop tard. Vous ne me souhaitez pas cela, j’en suis convaincu.

Plusieurs secondes s’écoulèrent.

Sa mère releva la tête et arbora un sourire chagriné, quoique sincère.

— Je comprends.

Elle écarta les bras. Comme lorsqu’il était enfant, Victor ne rechigna pas à courir s’y réfugier ; elle l’enlaça avec l’énergie du désespoir.

— Merci, souffla-t-il.

— Soyez prudent. Soyez heureux. J’attendrai tes courriers.

— Je vous en enverrai rapidement, je vous le jure.

Sa mère recula sans rompre leur contact, posa une main sur sa joue. Sentant les larmes le menacer, il mit fin à leur étreinte, récupéra ses bagages lâchés par automatisme. Enfin, après un dernier « au revoir » teinté d’amour, Victor quitta la demeure où il était né.

Il effectua les premiers pas de sa nouvelle vie avec fébrilité, mais déjà, un vent frais et piquant l’accompagnait. Saluait son courage.

Sa posture entière se détendit avec sa présence. Elle était là ; l’espiègle esprit du renouveau le guidait.

Elle veillerait sur lui.


Texte publié par Rose P. Katell, 15 janvier 2022 à 14h32
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