- Lucie Honoré … Tu serais la petite Lucie Honoré ?
Bien sûr, je me rappelle, cela ne fait pas si longtemps et je ne suis pas encore gâteuse. Puis, tu étais un sacré personnage tout de même !
La vieille Redaingotte était manifestement indéboulonnable. Elle était toujours la gardienne des orphelins de la Maison des Enfants.
Les lieux non plus n’avaient pas changé. On aurait dit que rien n’avait bougé, même mobilier vétuste, même peintures fatiguées … Jusqu’aux enfants qui semblaient avoir la même tête que ceux que j’avais croisés autrefois. On se serait cru dans un décor de cinéma.
Je me suis rapprochée de Ben et je l’ai serré de près. J’avais besoin de sentir sa chaleur et sa vie. Me retrouver ici m’avait projetée près de vingt ans en arrière et je m’étais retrouvée dans ma peau de petite fille esseulée. J’avais la trouille de voir surgir au détour d’un couloir mes vieilles copines de dortoir. Je craignais qu’elles soient restées là, recyclées en tant qu’employées de la maison sans chaleur qui les avaient vues grandir. J’ai réussi à regagner un peu d’assurance et j’ai toussoté.
- Hum hum, Madame Redaingotte, si nous venons vous voir, Ben et moi, c’est que …
- Ben hein ? Je ne t’aurais pas connu également ? Cela date un peu, mais ton visage m’est familier malgré tout et j’ai une excellente mémoire. Je n’aurais pas cette impression si tu n’avais pas été toi aussi accueilli dans ma bonne vieille institution.
- Vous avez raison, je suis passé par ici moi aussi, un peu avant Lucie, c’est vrai. Je ne suis pas resté longtemps, rapidement, vous m’avez orienté …
- Vers un pensionnat plus strict oui ! Je t’avais trouvé en train de torturer une souris, et ce à deux reprises ! Je ne peux me permettre de garder des enfants difficiles comme tu l’étais, ce serait rapidement ingérable. Vois-tu ce genre d’enfants finit inévitablement par entraîner d’autres petits avec eux. Cela se termine souvent par des histoires de clan à n’en plus finir. Parfois même par des règlements de compte entre groupes. Inacceptable dans des lieux tels que celui-ci. Mais je ne doute pas que tu l’aies compris. Ton goût pour la torture ne t’empêchait pas d’être intelligent. Je m’en rappelle bien, tu étais brillant même. Je me souviens que Madame Bernard qui donnait classe à l’époque avait été impressionnée par tes capacités en mathématiques. Pourtant, Dieu sait qu’elle ne se laissait pas facilement impressionner la pauvre, paix à son âme d’ailleurs. Elle nous a quitté il y a peu et cela a été une bien triste nouvelle pour nous tous, elle était si gentille …
Cette vieille carne perdait la tête et radotait plus qu’on ne pouvait en supporter Ben et moi. Nous devions recadrer le dialogue, on n’allait pas y passer la journée !
- Bien sûr, vous devez avoir souffert de cette perte en effet, Madame Redaingotte. Mais nous venons pour un tout autre sujet et nous sommes assez pressés pour tout vous dire, alors si nous pouvions …
- Bien sûr, bien sûr, les jeunes sont toujours pressés ! C’est bien là le propre de la jeunesse, n’est-ce pas ? Alors, que voulez-vous savoir ?
- Bien, c’est simple. Ben et moi n’avons jamais eu accès à nos dossiers et nous serions contents de pouvoir mettre la main dessus. On aimerait en savoir plus sur nos origines, vous comprenez
- Mais ma petite Lucie, ces dossiers ne vous sont pas destinés. Ils sont tout au plus un support permettant à l’équipe encadrante de vous prendre en charge au mieux et ils nous aident à connaître vos éventuels problèmes de santé. Il est hors de question que nous les délivrions à la demande, ils sont confidentiels ces dossiers !
- Je sais bien que vous les tenez secrets ! J’ai souvent entendu Line dire que vous auriez dû leur remettre et que vous avez refusé de le faire. Elle en ignorait la raison ! Si elle avait pu le recevoir, comme il est d’usage, moi-même, j’aurais pu en prendre connaissance et je serais rassurée quant à certains points me concernant …
- Mais quels points ? Vous me semblez être en pleine forme ! Je n’ai pas l’impression que votre santé vous donne quelque préoccupation que ce soit. De toute façon, il est inutile de poursuivre cette discussion, je vous ai dit que je ne vous les délivrerais pas ! Je ne les ai plus de toute façon.
Elle avait presque crié sa phrase. Sa voix était devenue aiguë, et plus elle montait en timbre, plus on percevait de l’irritation dans ses gestes. Tout en elle devenait saccadé et artificiel. La vieille mentait, elle cachait quelque chose, mais quoi ? Il fallait à tout prix qu’on mette la main sur ces dossiers !
- Madame Redaingotte, j’en appelle à votre humanité et à l’amour que vous avez pu porter aux enfants passés par chez vous. J’ai besoin, nous avons besoin, de voir ces dossiers. Nous ne vous demandons même pas la permission de les emporter, on voudrait juste pouvoir les consulter. Après, on s’en va, c’est vraiment vital pour nous d’y avoir accès !
- Mais pourquoi grand Dieu ? Qu’y a-t-il de si capital pour vous dans ces vieux papiers ? Vivez votre vie, on vous a refusé une famille à votre naissance. Pourquoi cherchez-vous à tout prix à en savoir plus sur ces gens qui vous ont abandonné et sur les circonstances de leurs actes ? Je n’ai pas envie de servir vos recherches, jeunes gens, rentrez-vous ça dans le crâne !
Ben se rapprochait de la vieille. Je voyais que sa patience atteignait ses limites et bientôt, il allait commencer à ne plus pouvoir retenir son exaspération. J’osais à peine imaginer de quoi il serait capable si elle n’accédait pas à notre demande.
- Madame Redaingotte, ma chère madame Redaingotte. Quand j’étais ici, je vous considérais un peu comme ma grand-mère. Vous étiez distante mais toujours juste.
Je n’en revenais pas de parvenir à débiter toutes ces conneries !
- Je vous demande, comme une petite fille le ferait à sa grand-mère, de bien vouloir nous divulguer les secrets de nos origines. Voyez-vous, Ben et moi … Je vous ai dit que nous nous étions rencontré et avions sympathisé, c’est tout à fait vrai mais c’est un peu en deçà de la réalité. En fait, nous sommes un peu plus qu’amis, si vous voyez ce que je veux dire. Nous partageons bien plus que quelques moments par ci par là …
J’ai regardé Ben pour être sûre qu’il me suivrait dans ce que j’allais dire, il fallait qu’on soit sur la même longueur d’onde. Il a hoché la tête, je me suis sentie rassurée et j’ai poursuivi.
- Et nous envisageons d’unir nos vies, un mariage, vous comprenez ? Mais nous avons un gros soucis et la solution de ce problème se trouve sans doute dans nos dossiers … Ben a un tatouage sur l’épaule. Un tatouage qui cache une marque de naissance qu’il a voulu effacer. Ses parents l’ayant ignoré et abandonné, effacer cette tache de naissance était pour lui symbolique. Par-là, il abandonnait en quelque sorte sa filiation également. Cette tache formait vaguement la silhouette d’un oiseau en vol, elle se situe sur son épaule droite et … Regardez, ma chère madame Redaingotte.
J’ai doucement écarté le col de mon pull pour dénuder mon épaule et lui exposer ma propre tache, celle qui avait semé le trouble au sein de notre couple. J’ai vu ses yeux s’écarquiller tandis qu’elle fixait avec effarement la marque que je portais.
- Vous comprenez, si nous nous marions, c’est que nous envisageons de fonder une famille - rapide coup d’œil à Ben, il me suivait. Ces taches de naissance si semblables nous laissent penser que nous sommes peut-être apparentés. Vous imaginez la catastrophe si c’était le cas ? Nos projets de couple s’en trouveraient ruinés ! Mais nous nous devons de savoir ! Nous ne pouvons-nous permettre une union si nous partageons un quelconque lien de parenté. On s’est renseignés, pour avoir des taches de naissance identique, c’est sans doute qu’on partage un patrimoine génétique très proche ! La probabilité pour que ce soit un hasard est réellement des plus minces !
J’avais lancé ça d’un ton passionné, presque véhément. Je me suis rendue compte en déballant ma tirade que j’étais vraiment et profondément affectée par cette probable filiation. Aurais-je encore envie de coucher avec Ben si c’est mon frère ? Un homme qui ne partagerait pas le même sang que moi serait-il capable de devancer mes désirs comme il le fait ? De nombreuses zones d’ombre seraient éclaircies s’il s’avérait que nous étions liés par le sang. Rien que notre appétit commun pour la chair humaine s’expliquerait. Pourrions-nous continuer à partager tout ça de la même façon une fois qu’on saurait toute la vérité ? En fait, les deux alternatives me faisaient peur. Si on était issus du même sang, une question morale se poserait au sujet de notre relation intime. Si ce n’était pas le cas, je devrais faire une croix sur mon impression d’avoir enfin trouvé ma famille.
Difficile à vivre dans les deux cas.
- Mes pauvres petits, je comprends bien votre demande, mais je ne puis y accéder …
- Et pourquoi ?
Ben avait rugi. Sa retenue se fissurait, sa patience avait été soumise à trop rude épreuve et il avait ouvert les vannes. N’importe quoi pouvait arriver à partir de maintenant. Il s’est précipité sur la vieille récalcitrante. Il la menaçait de toute sa stature et elle ne pesait pas lourd face à lui. Il a plaqué sa grosse main sur le cou de la Redaingotte et l’a soulevée de sa chaise, elle a émis un cri de poule apeurée
- Mais, mon petit …
- Je ne suis pas ton petit, vieille conne ! Tu n’as jamais aimé aucun des enfants qui est passé entre tes sales pognes ! Ne me donne pas du mon petit ! Tu ne parviendras pas à m’adoucir ! Tu vas nous sortir ces putains de dossiers ou je te jure que je te tues avant de te découper en morceaux et de bouffer ton foie !
- Je …. Je ….
- Je compte jusque trois. Tu aimais ça, compter jusque trois avec les gosses ! Soit tu me dis de ton plein gré où se trouvent ces dossiers, soit je te torture jusqu’à ce que tu te mettes à table. Sache que sous la torture, tu parleras ! J’ai plein d’idées pour te faire craquer, et tu craqueras !
- J’ai … j’ai jeté vos dossiers, je ne voulais pas les conserver, quand vous êtes partis …
- Un …
- C’est confidentiel, je ne peux pas rompre le secret professionnel …
- Deux ….
- Derrière le Munsch !!!
Elle avait crié. Elle avait enfin lâché le morceau. Malheureusement pour elle, Ben était trop énervé pour en rester là.
- Derrière le tableau, le Munsch, là-bas, j’y mets les dossiers sensibles, je … Lâchez moi, je vous ai tout dit !
- Bébé, tu y jettes un œil s’il te plait ?
Je me suis levée comme dans un rêve et je me suis dirigée vers Le Cri, un de mes tableaux préférés. Tellement représentatif de ce que je ressens au plus profond de moi. Je l’ai soulevé et j’ai découvert un coffre intégré dans le mur.
- La combinaison?
- 173329
J’ai tourné les molettes pour encoder la suite numérique qu’elle avait annoncée d’une voix blanche. Un léger clic s’est fait entendre et la porte s’est entrouverte. J’ai jeté un coup d’œil à Ben, il y avait de l’urgence dans ses yeux, sans doute autant que dans les miens. J’ai ouvert la porte en grand et j’ai plongé les mains à l’intérieur. J’en ai ressorti quelques effets personnels d’enfants. Des gourmettes et des médailles, quelques enveloppes qui renfermaient un peu d’argent ou encore des lettres d’adieu de parents désespérés. Il y avait également des chemises cartonnées contenant les dossiers. Je les ai sorties, fébrile, ne sachant si je devais rire ou pleurer d’avoir enfin pu mettre la main dessus. Je les ai étalées au sol et j’ai commencé à lire les noms indiqués sur leurs tranches.
Isabelle Martin, Pierre Innocent, Jacques Antoine, Benjamin Gauthier… Benjamin Gauthier ??
- Ben !!! Benjamin Gauthier ?
- Oui ma belle, c’est moi.
Il avait presque soupiré sa phrase
- Et toi, tu y es ?
J’avais continué à lire les noms et enfin mes yeux se sont posés sur Lucie Honoré. Je tenais enfin le Graal entre mes mains. Je me suis relevée, chancelante, j’avais le vertige. Les dossiers serrés entre mes mains. Toutes nos questions allaient peut être trouver une réponse, je ne savais comment j’allais pouvoir gérer ça.
- Tu les mets dans ton sac, on lira ça à tête reposée à la maison, tu veux bien ?
J’ai acquiescé, trop troublée pour parler.
- En attendant, on a un boulot à terminer, t’en dis quoi ?
Il souriait de toutes ses dents, c’était pas bon signe pour la Redaingotte ce sourire. Je lui ai rendu le même, on était raccord comme toujours.
- On fait vite alors ! Ce serait con d’attirer l’attention !
- A tes ordres Bébé, je fais vite !
Il a regardé la vieille dans les yeux et a laconiquement lâché un “au revoir” avant de lui enfoncer le larynx de sa main puissante. Elle a émis un ultime gargouillis et ses yeux se sont vidés de vie quasi instantanément. Il m’a lancé un coupe papier.
- T’as bien un petit message à laisser à la postérité, non ?
J’ai attrapé l’objet au vol et j’ai gravé sur le front de la vieille “we eat liar”. Après un instant d’hésitation, j’ai ouvert sa bouche. J’ai été chercher sa langue et je l’ai coupée, enfin plutôt déchiquetée à l’aide du coupe papier. On ne peut pas dire qu’il coupait tant que ça. J’avais du sang sur les mains, je les ai essuyée grossièrement sur la robe grise de la vieille fille et j’ai enfilé mes gants pour cacher mes mains coupables.
On est sortis du bureau comme si de rien n’était. On est même parvenus à afficher des visages décontractés, une belle performance, vu ce qui venait de se passer. On se dirigeait vers la sortie quand on a croisé une surveillante qui revenait de la salle à manger. Mon cauchemar était en train de se réaliser. Lola ! J’ai détourné la tête et j’ai pressé le pas, obligeant Ben à allonger sa foulée. On est sortis de la Maison des Enfants comme on sort de l’enfer, épuisés mais heureux d’y avoir échappé.
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