Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 13 « Lui » tome 1, Chapitre 13

De la fenêtre de la cuisine de mon appart, j’ai une vue directe sur la rue. Rien de bien excitant, mais moi, ça me va bien. Je passe ma curiosité sur les passants, la vie au dehors, toute cette agitation. Ça change de la campagne, rien à voir avec le calme du jardin et du petit bois au-delà.

Je ne dirais pas que c’est toujours le pied de vivre seule mais ça a ses compensations. Je fais ce que je veux, à l’heure que je veux. Je mange quand bon me semble et je saute le ptit dej si ça me chante. Au diable les obligations familiales, les règles pesantes imposées on se demande bien au nom de quelles raisons.

Par contre, j’ai découvert qu’on peut vraiment s’ennuyer à rester à la maison. Je comprends pourquoi Line tenait absolument à travailler, même si leurs moyens ne nécessitaient pas qu’elle le fasse. Je me suis tant de fois fait la réflexion que je serais mieux à rester à la maison plutôt que d’aller en cours …

Pour ce qui était de ma subsistance, les Georges avaient un pécule confortable en banque. Line chipotait toujours pour dépenser l’argent, ça me faisais chier à l’époque quand elle pinaillait sur les dépenses mais je la remercie maintenant. Grâce à sa radinerie, j’étais quasi rentière. Sans parler des dons qui avaient afflué pour m’aider à survivre sans parents.

Merci la solidarité !

J’ai choisi de ne pas finir l’année scolaire. Mon médecin a accepté que je reste à la maison, à condition que je sois suivie régulièrement par un psy. J’avais obtenu d’être émancipée. Il a été un moment question que je retourne dans un foyer de jeunes en difficultés, mais tout le monde s’accordait à dire que ce serait un traumatisme trop important. Pensez donc, la pauvre fille, orpheline pour la deuxième fois ! Ils ne pouvaient pas permettre que je revive les mêmes galères que lors de mon abandon. On m’a aidée à monter un dossier d’émancipation, après tout, la majorité n’était pas loin. On ne faisait que l’avancer de quelques mois, rien de bien méchant en somme.

Je suis sensée reprendre les cours en septembre prochain. Le conseil des profs, assez sympa m’a proposé de passer quand même les exams de fin d’année. Si je les prépare suffisamment et que je les réussis, je pourrai passer directement en classe supérieure. Ce serait bête de ne pas tenter le coup m’a-t-on dit, perdre une année à l’orée des études supérieures, il vaut mieux l’éviter !

Monsieur Raase passait une fois par semaine me déposer mes cours. Il en profitait pour se faire sucer et tirer un coup, ça faisait d’une pierre deux coups.

J’en étais à réfléchir à mon avenir. Quelle voie choisir ? Dans quoi me projeter ? De quoi ai-je envie ?

Le bruit familier du camion poubelle qui passait devant chez moi tous les mardis matin m’a sorti de mes réflexions. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours gardé cette habitude enfantine de guetter les éboueurs. Je ressens toujours cette fascination pour leur métier. Le camion qui broie les ordures, les sacs qui disparaissent dans un vacarme assourdissant. Je me suis toujours demandé ce qui pouvait pousser ces hommes à accepter ce travail. Il faut bien manger m’avait répondu Line alors que je posais la question à voix haute.

Ça me faisait une sorte de rendez-vous hebdomadaire. Une balise rassurante, immuable, surtout que de manière quasi systématique, on reconnaît les mêmes ouvriers se presser autour du camion pour vider les conteneurs.

Ce matin-là pourtant, il y avait un nouvel éboueur. Il ne m’était pas inconnu. J’ai tout de suite reconnu celui que j’avais croisé le jour où j’avais jeté Dudulle à la hâte. Mais qu’est-ce qu’il pouvait bien faire là, ce mec. Je me rappelle que quand je l’avais vu la première fois, accroché derrière le camion, je m’étais perdue dans ses yeux. Tout ce que j’avais réussi à sortir était un sourire niais, bien plus niais que tout ceux dont j’avais pu gratifier mon prof préféré.

J’ai écarté davantage le rideau pour pouvoir mieux le regarder. J’ai pu l’observer à loisir. Il était plutôt bien fait, du moins, d’après ce que je pouvais en juger, me basant sur ma modeste expérience des hommes. Ses cheveux étaient rassemblés en dreads un peu crasseuses. Elles semblaient s’être formées naturellement, sans qu’on en prenne soin, ça lui donnait un côté authentique. Son visage était anguleux, sa mâchoire carrée, un rien proéminente dégageait une impression de puissance, ça le rendait bestial, excitant.

Je m’étais rarement sentie aussi prête à succomber aux charmes de quelqu’un. Là, j’étais bonne à cueillir. Il lui aurait suffi de tendre la main vers l’arbre pour que le fruit tombe. Il a tourné le dos pour saisir une poubelle et j’ai aperçu un tatouage sur le haut de l’épaule droite. Un oiseau d’après ce que je pouvais voir de si loin, il était comme saisi en plein vol, les ailes largement déployées. J’ai ressenti une drôle de sensation en observant ce dessin. C’était comme si je contemplais une partie de moi-même, mes yeux brûlaient tant je le regardais avec intensité. A moment-là, il s’est retourné et a regardé droit dans ma direction. Comme si ma fenêtre avait été la seule de tout l’immeuble. Ses yeux se sont rivés aux miens, il a repoussé sa crinière d’un geste désinvolte et a fait mine de m’envoyer un baiser déposé sur le bout de ses doigts. Cela fait, il s’est remis au travail comme si de rien n’était.

Terriblement troublée par ce geste, j’ai été obligée de me calmer en me tripotant furieusement. J’imaginais les nattes crasseuses de mon bel éboueur se mélanger à mes propres cheveux.

A partir de ce jour, son image m’a hantée chaque seconde. Il fallait que j’en sache plus sur lui et sur son tatouage à la forme si particulière. Si j’avais voulu cacher la tache de naissance qui décore mon épaule, c’est exactement ce genre de dessin qu’il m’aurait fallu.

En écho à ce coup de foudre, mes petites escapades avec mon prof de maths se sont espacées jusqu’à devenir inexistantes. Il avait perdu tout attrait. Je ne pensais qu’à l’autre pendant nos étreintes trouvant mon cher maître vieillot et peu vigoureux. Il avait fait son temps et il me fallait passer à autre chose. Je pense que lui-même était soulagé de terminer cette histoire, même si notre aventure l’excitait pas mal. C’était compliqué pour lui de vivre une aventure avec une de ses élèves, il avait conservé la crainte de perdre sa place à cause de nos petites séances de jambes en l’air.

Mon premier amant n’avait jamais eu l’étoffe d’un aventurier.

Un mardi matin, je me suis décidée à aller chercher mon pain à l’heure du passage des poubelles. Une rencontre “par hasard”, rien de mieux pour tenter d’en savoir un peu plus, en toute discrétion. Je suis sortie de la boulangerie avec ma baguette sous le bras, tous les sens en éveil. Je ne voulais pas rater le passage du camion, ç’aurait été trop con !

Il est arrivé, pile à l’heure comme d’habitude. A la place de mon bel éboueur, un gros Portos pas très engageant ! Merde, il n’est plus là. Je m’engueulais intérieurement. Depuis le temps que je me dis que je dois trouver un moyen de faire connaissance. J’ai trop attendu et que quand je me décide, il n’est plus là ! J’en étais à pétrir rageusement mon pain de dépit quand j’ai entendu une voix rieuse dans mon dos.

- Tu t’es enfin décidée à sortir de ta forteresse ?

- Hein ?

Je me suis retournée et me suis trouvée face à une tête couverte de dreads, roots à souhait.

- Heu … Je ne comprends pas … On se connaît ?

Si c’est pas une réponse de conne, ça !

- Se connaître, pas vraiment. Même si je pense que tu m’as suffisamment reluqué pour en savoir pas mal sur moi”

Il avait dit ça avec un énorme sourire, vraiment engageant comme mec !

- Ha … J’étais pas très discrète, c’est ça …

- Ça c’est le moins qu’on puisse dire ! Tu vois, comme j’en ai marre de me sentir observé sans voir, j’ai pris congé et je pensais te surprendre en frappant à ta porte. En arrivant près de ton immeuble, je t’ai vue en sortir et je t’ai suivie à la boulangerie. Faut croire que t’avais décidé aussi de voir de plus près à quoi je ressemble … J’ai bien ri de ta tête quand t’as découvert Paulo à ma place !

J’ai souris un peu bêtement. Je ne savais pas trop quoi faire. Aller boire un verre ? Lui proposer un ptit dej à la maison ?

- J’ai une super confiture de rhubarbe à la maison et du pain frais. On pourrait peut-être continuer à papoter dans ma cuisine, il fera moins frais que dans la rue”

- Ha ! Je vais enfin découvrir ce qui se trouve derrière ce fameux rideau !”

Il est parti dans un grand éclat de rire et a posé sa main sur mon épaule, me dirigeant lui-même vers la porte de chez moi.

On est montés en silence. Trois étages dans les escaliers sombres. La lumière était en panne comme toujours. J’avais l’impression de ressentir physiquement son regard sur mon dos, enfin, pour être honnête, je ne le sentais pas dans mon dos mais plutôt sur mes fesses. J’imaginais, j’espérais qu’il se rince l’œil sur ce qu’il pouvait deviner sous le velours de la jupe courte et le nylon des collants. Arrivés devant chez moi, il m’a gratifié d’un petit sourire qui en disait long, ou du moins, c’est ainsi que j’ai préféré l’interpréter.

J’ai glissé la clé dans la serrure et j’ai entrebâillé la porte qui s’est ouverte en grand, invitation explicite à toute une panoplie de possibles. Il a dû penser à la même chose que moi parce qu’il m’a littéralement propulsée à l’intérieur de la cuisine. Il a claqué la porte d’un coup de talon et m’a sauté dessus sans même s’inquiéter de savoir si j’étais d’accord. On s’est collé l’un à l’autre, nos bouches se sont mélangées, nos corps ont suivi. Tous les voisins de l’immeuble ont compris que j’avais un petit ami. On n’a pas été particulièrement discrets ce jour-là. Au bout de deux heures, la bataille était finie, on avait même pris le luxe de se reposer un peu. On avait exploré le sol près de l’entrée et on avait fini par arriver sur le lit. Il s’est levé, a renfilé ses fringues, croqué un morceau de pain et m’a lâché : “Au fait, je m’appelle Ben” avant de se casser sans même un regard en arrière.

Je me rappelle de cet instant comme si c’était hier. Il était tellement plein d’assurance, on avait passé un moment si fort. Je sentais qu’on était liés, quoi qu’il arrive.

On s’est revus plusieurs fois. On prenait un peu plus de temps après que nos corps aient été rassasiés d’étreintes. On a commencé à discuter un peu, à échanger sur nos vies et tout ce qui les remplissait.

- T’aime tuer les chats alors ?

- Pourquoi tu dis ça ?

- Ben, je suis sûre que c’est toi qui habitais cette maison près du bois. Un matin, j’ai croisé une pisseuse qui venait de jeter un truc et le truc en question, c’était un chat. Enfin, ce qu’il en restait …

- Et comment tu peux être sûr que c’est moi qui ai jeté ce chat ?

- Il était tout frais. J’aime pas les chats, j’en ai jetés quelques-uns moi aussi …

On a refait l’amour là-dessus, on est vraiment faits pour s’entendre tous les deux.


Texte publié par Sabyne, 9 mai 2014 à 17h05
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 13 « Lui » tome 1, Chapitre 13
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2906 histoires publiées
1300 membres inscrits
Notre membre le plus récent est plebraud
LeConteur.fr 2013-2025 © Tous droits réservés