J’aime aller à l’école. Celle que je fréquente est constituée d’un grand bâtiment en pierres de granit, son toit est recouvert d’ardoises. Le tout donne une impression de mégalithe.
J’ai toujours été contente d’y aller. J’aime la sensation qui me serre le cœur quand je franchis le grand portail, sans doute parce que ça me rappelle La Maison des Enfants.
Une fois les grandes grilles métalliques traversées, je me sens libérée de mes parents adoptifs.
Les adultes qu’on croise à l’école sont tout au plus des référents. On peut les trouver chouettes ou nuls mais on n’est pas obligé de jouer la comédie de l’amour filial pour faire normal. Ici, on a le droit d’être indifférent aux gens qui nous entourent, on n’est pas obligés d’être sociable tout le temps. Il peut y avoir des jours où on n’a pas envie de communiquer, de jouer ou de discuter. Même les profs semblent saisir ces changements d’humeur et nous interrogent moins les jours “sans”. J’ai tenté d’en discuter avec des copines mais aucune ne ressent comme moi cette différence entre l’école et la vie à l’extérieur. Il faut dire que je suis la seule adoptée. Ceci explique peut-être cela …
Parmi les profs, il y en a un que j’apprécie tout particulièrement.
Monsieur Raase nous donne des cours de maths. Certainement pas ma matière préférée mais je dois bien dire que depuis que je suis au collège, c’est le premier à avoir réussi à m’intéresser un minimum à la chose. Il nous parle de géométrie, d’arithmétique et de trigonométrie comme s’il nous racontait la pluie et le beau temps, tout semble simple et clair avec lui.
La même veste aux coudes usés recouvre ses larges épaules, chaque jour de chaque saison. Je le suspecte parfois de dormir avec tant elle est fripée certains matins. Il se chuchote dans les couloirs qu’il a un penchant pour la bouteille. C’est vrai que parfois son haleine est un peu chargée mais si cela peut lui permettre de rendre les maths un minimum intéressantes, qui pourrait lui reprocher ?
Le matin des gaufres, on devait avoir deux heures consécutives avec lui et il devait nous apprendre de nouvelles notions à base de racines carrées saupoudrées d’équations à deux inconnues. Il annonçait toujours le programme ainsi. On aurait dit qu’il voulait littéralement nous donner le goût des maths, les associant à des menus de restaurants. Au début, j’avais trouvé ça con et ringard mais petit à petit, j’avais fini par admettre que c’était finement joué de sa part. Ca rendait une matière indigeste attrayante, ludique, voire appétissante, un comble pour un truc aussi bourratif !
Je me rappelle tout particulièrement de ce jour-là parce qu’enfin et pour la première fois, j’ai été réglée.
C’était tard, j’avais 15 ans.
Ne voyant rien venir, Line finissait par être vraiment inquiète et j’étais allée consulter des spécialistes vers les 13 ans. On avait fait des analyses, on avait testé des traitements hormonaux et homéopathiques pendant plusieurs mois. Finalement, un docteur plus raisonnable que les autres décréta que de toute façon, je ne semblais pas m’en plaindre et que cela ne me causait aucun problème. Partant de là, on pouvait laisser faire la nature et ça finirait bien par arriver. Au pire, il serait encore temps de recourir à de nouveaux traitements lorsque je serais en âge de commencer à me poser des questions sur la contraception ou encore à projeter des enfants.
Et puis, c’est arrivé. Cette nuit-là, j’avais été réveillée par des crampes dans le ventre, insoutenables. Suffisamment inquiétantes pour que j’aille réveiller Line, fallait vraiment que je douille pour faire ça !
Elle avait d’abord cru à des coliques ou pire, une occlusion (t’as bien fait caca hier, Lulu ? A 15 ans, ça donne des envies de meurtre ce genre de questions …). Elle en était à tergiverser entre Spasfon et Ibuprofène, ou les deux en synergie avec peut-être un peu d’homéo en plus quand j’ai vu son regard s’embuer. Ses lèvres ont esquissé un petit sourire qui se mit à grandir en mangeant son visage. Il atteignait les oreilles quand une larme roula de sa paupière, je ne comprenais rien à ce qui était en train de se passer. Elle a fini par balbutier « Ca y est ma Lulu, tu es une jeune fille. Une grande jeune fille, mon bébé s’est envolé”; et autres niaiseries toutes aussi chiantes à écouter.
J’ai fini par comprendre ce qu’elle sous entendais, faut dire qu’elle braquait son regard de manière absolument impudique sur le bas de mon pyjama. Quand j’ai baissé les yeux, je n’ai pu que constater avec dégout une belle tache rouge sur le coton vert pomme. Les deux couleurs juraient affreusement et surtout, même si d’ordinaire la vue du sang est plutôt réjouissante, celui-là, c’était le mien. L’effet n’était pas du tout le même. Je n’ai pas pu supporter de voir ça. A moins que ce ne soit les douleurs trop fortes, je n’en sais rien, mais je me suis laissé glisser le long du mur contre lequel j’étais adossée. Une fois arrivée au sol, j’étais carrément inconsciente.
Paul et Line m’ont raconté la suite.
Elle est allée le réveiller, il m’a portée jusque sur mon lit. Là, elle a entrepris de me faire une petite toilette intime et a mis en place une serviette hygiénique scotchée sur ma culotte. Ils ont ensuite appelé le Docteur Adam qui était de garde pour qu’il vienne s’assurer que mon malaise était tout à fait bénin. Il est arrivé une demi-heure plus tard. Je venais de retrouver mes esprits. Il m’a posé quelques questions, a mesuré ma tension, écouté mon cœur et a enfin pu rassurer mes parents transis d’inquiétude. Je les observais en douce. Ils étaient pâles et hagards. La fatigue y était sans doute pour quelque chose, je les avais réveillés à 3 heures du matin, mais on lisait aussi l’inquiétude qui les étreignait. Ils avaient vraiment peur pour moi.
Je me suis demandé si j’étais normale de ne pas être capable de ressentir de compassion ni d’amour pour eux.
J’aurais dû me sentir reconnaissante, après tout, ils m’avaient adoptée. Ils avaient tenté de m’apporter tout ce dont j’avais besoin. Ils ont fait ce qui leur était possible pour me rendre heureuse en toute circonstance. Ils ont tenté de m’apporter le meilleur et moi, je leur ai apporté quoi ?
Moi, qui ai toujours refusé d’accepter ce qu’ils voulaient me donner. Moi qui n’ai jamais voulu leur rendre une once d’affection, ne parlons même pas d’amour.
Ces pensées n’ont duré que peu de temps, j’ai repris le dessus très vite.
Pourquoi aurais-je dû éprouver la moindre émotion pour eux ? Ils m’avaient enlevée à mes amies, Ils m’avaient choisie pour de mauvaises raisons ! Ils avaient surtout voulu leur bonheur à eux ! Je me sentais comme l’accessoire nécessaire à leur vie. J’avais l’impression de n’être qu’une pièce de leur échiquier du bonheur idéal. Un mariage, une maison, un enfant, ne manquait que le chien ! Ils ne pouvaient pas faire l’enfant eux-mêmes, qu’à cela ne tienne, suffisait d’en commander un ! On en discutait à l’orphelinat, on ne voulait pas de parents, ils ne devraient pas avoir le droit d’adopter ! Ou au moins pas les enfants qui voulaient y rester. Certains avaient envie d’avoir des parents, on trouvait ça bizarre mais on en a rencontré, ça existait vraiment.
J’étais perdue dans mes réflexions quand j’ai entendu Line demander un arrêt maladie pour me permettre de rester à la maison au lieu d’aller en cours. Je me suis insurgée “Non !! J’ai maths avec Monsieur Raase aujourd’hui ! Je veux y aller ! Puis, les autres, elles vont à l’école quand elles sont réglées hein !”. J’ai vu dans ses yeux qu’elle réfléchissait intensément à la question. Elle se battait contre ses gènes de mère poule mais a fini par accepter que j’aille en cours. Elle était toute fière du courage dont je faisais preuve. Elle n’imaginait pas une seconde que pour moi, le courage, c’était de la supporter une journée entière. J’aurais préféré aller grippée à l’école plutôt que de la supporter à mon chevet.
J’ai avalé, bravache, l’anti spasmodique et l’antalgique que me tendait le docteur. J’ai bien écouté ses conseils sur la fréquence des prochaines prises puis je me suis recouchée, histoire de glaner quelques petites heures de sommeil supplémentaires. Quand le réveil a sonné, je n’étais pas plus fraîche mais je savais pourquoi j’avais mal au ventre et que je tiendrais le coup avec les médicaments que le médecin m’avait donnés. J’ai eu la mauvaise surprise au lever de constater que la protection périodique avait glissé et que mes draps étaient dans un triste état. Je me suis bien vite rassurée en me disant que de toute façon, Line serait heureuse de les récurer. Elle qui attendait depuis si longtemps que ce grand moment arrive !
Je me suis douchée, me frottant bien de partout. J’avais une drôle de sensation tout de même, ce sang qui sortait de moi, ça me rendait presque nerveuse.
J’ai enfilé un jean large, histoire d’avoir le plus de confort possible après avoir ajusté ma protection. Au moment de sortir de la salle de bain, je me suis vue dans le miroir. Je suis restée arrêtée devant mon image. Le miroir me renvoyait un visage qui avait perdu son air poupin, je ressemblais pour de vrai à une jeune fille. Hier encore, j’avais l’air d’une enfant. Je me trouvais vraiment différente ce matin, c’était étrange. Je me suis approchée de mon reflet. J’ai souri, fait la gueule, semblant de pleurer.
Il n’y avait pas à tortiller du cul, j’avais vraiment changé au cours de la nuit. J’ai attrapé le mascara de Line et j’ai chargé mes cils de pâte noire, la transformation était encore plus significative. J’ai pensé qu’il fallait que j’investisse dans un gloss, ce serait encore plus joli.
Je suis enfin descendue pour prendre le petit déjeuner.
Line m’a regardée en souriant, je pense qu’elle aussi a remarqué un changement assez radical dans mon apparence. Elle s’est contentée de me dire que le mascara m’allait bien et que j’avais bien fait de lui emprunter. Toujours le sourire aux lèvres, elle a sorti du micro-onde un énorme tas de gaufres préparées spécialement en mon honneur. Elle n’a pas manqué de me rappeler pour la énième fois que dans sa famille, on fêtait ainsi les nouvelles jeunes filles. Tout le monde se réunissant autour d’une grosse plâtrée de gaufres recouvertes de crème fouettée sucrée. J’en ai grignoté une nature du bout des dents. L’idée de me bâfrer de chantilly au réveil me donnait plutôt envie de gerber mais Line semblait prendre plaisir à taper dans sa pâtisserie. Paul de son côté me regardait à la dérobée, il était toujours sur le réserve à mon sujet. J’avais parfois l’impression qu’il devinait tout et qu’il m’observait de manière quasi scientifique. Son regard me faisait souvent l’effet d’une autopsie, je me sentais détaillée et plus que nue sous son regard inquisiteur.
Enfin l’heure de prendre le bus est arrivée, la contrainte familiale était finie.
Arrivée à l’école, j’étais fin prête à affronter les équations et les racines carrées. Je me sentais mieux mais quand Monsieur Raase a enfin passé la porte de la classe, tout s’est brouillé dans ma tête. Je ne l’avais jamais regardé avec attention. Je détaillais sa veste élimée, son pantalon un rien trop court. Je voyais pour la première fois qu’il était vraiment séduisant, ses vêtements ne dissimulaient qu’à grand peine ses épaules carrées. Je me suis surprise à m’attarder sur sa silhouette, le buste en léger trapèze, les épaules rassurantes. Son visage était mangé par une barbe de trois jours et je n’avais jamais remarqué que ses yeux étaient si foncés, marrons, presque noirs. Ils tranchaient terriblement avec les cheveux poivre et sel. D’ailleurs à bien y regarder, ses cheveux ne cadraient pas avec le reste, il avait un visage vraiment trop jeune pour avoir les cheveux gris.
Je me suis imaginée passer la main dans ses cheveux et j’ai aussitôt tenté de me ressaisir.
Il m’arrive quoi aujourd’hui ?
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2906 histoires publiées 1300 membres inscrits Notre membre le plus récent est plebraud |