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tome 1, Chapitre 7 « Un chat » tome 1, Chapitre 7

Dans le bas de la rue vit une petite vieille.

Madame Tellier a une bande de chats innombrables mais elle les connaît tous par leur noms et vit avec eux comme s’ils étaient ses enfants.

Souvent, elle se promène dans le quartier, à la recherche de nouveaux protégés qu’elle pourrait ajouter à sa troupe déjà bien trop nombreuse.

Tous les habitants du quartier s’en plaignent. Tous ces chats, ça fait pas mal de bruit. Le soir, ils se battent ou encore miaulent à n’en plus finir, ça empêche une bonne partie des voisins de dormir. En plus, la vieille Tellier, elle a beau être sympa, elle n’en pue pas moins. Elle renarde ses chats à 10 kilomètres à la ronde, c’est infect. Quand elle passe dans les parages, l’air s’en retrouve immédiatement pollué. Ca fait jaser tout le monde, encore plus quand un infortuné a le malheur de la croiser et d’échanger des banalités avec elle.

Parce qu’en plus d’adorer les chats, la vieille Tellier, elle aime aussi les gens et elle pense qu’ils nourrissent les mêmes sentiments à son égard. Si elle connaissait le fond de la pensée du voisinage, elle arrêterait d’enquiquiner tout le monde en racontant les aventures de ses amis félins.

Un après midi, exaspérée par Line qui n’en revenait pas que sa petite Lulu soit si bonne élève, j’avais préféré me balader dans le petit bois plutôt que de subir sa fierté maternelle.

Un peu à l’écart du chemin, j’ai repéré une petite boule de poils marron, qui geignait en reniflant autour d’elle. J’ai reconnu un des protégés de la Tellier et je me suis approchée de la bestiole. Elle était tellement galeuse qu’elle en devenait indéterminée. Ça aurait tout aussi bien pu être un chat qu’un petit chien.

Cette pauvre chose ne ressemblait vraiment à rien, pour un peu j’aurais presque pu avoir pitié. En plus des plaques de poils disparates qui couvraient avec peine son corps maigre, un morceau d’oreille manquait et un œil était pas mal attaqué par la conjonctivite. Il bougeait peu, semblait perdu et résigné à attendre son destin sur place plutôt que de tenter sa chance en sortant de sa cachette. Peut-être attendait-il que la Tellier vienne le secourir. Elle devait avoir constaté que Poupinou manquait à l’appel et elle n’allait pas tarder à lancer des recherches. Si possible accompagnée d’une bonne âme qui pourrait lui filer un coup de main pour retrouver l’infortuné. C’est une vieille bique et personne ne l’aime mais elle finit toujours par trouver un voisin compatissant qui veut bien perdre dix minutes de temps pour l’aider dans sa quête. Je regardais la bestiole en repensant à Line.

Toute la haine qui m’envahissait quand je pensais à elle a afflué dans mes pensées et j’ai commencé à songer.

Je visualisais ce que je pourrais lui faire pour qu’elle arrête de me pourrir sans cesse. Mes scénarios étaient de plus en plus fins et j’inventais presque quotidiennement de nouveaux sévices pour elle.

J’invitais le raffinement à la table de la torture.

J’ai fermé les yeux pour mieux voir les images qui se pressaient aux portes de mon esprit.

Je me voyais grande, plus grande. J’arrivais à la maison, claquais la porte et entrais à toute vitesse dans la cuisine. Line était invariablement devant sa cuisinière, à faire des gâteaux ou n’importe quoi d’autre pour me faire plaisir.

Elle n’a jamais compris que je n’en voulais pas de sa sollicitude. Elle n’a jamais pu intégrer que plus elle se montrait attentionnée, plus j’avais envie de mettre de la distance. C’est incroyable ce qu’elle pouvait être conne. Elle était incapable de regarder la réalité en face. Elle évoluait dans un monde heureux et rose, où tout le monde est gentil. Où les bonnes actions sont récompensées et où l’amour donné est toujours reçu, et rendu, avec une infinie gratitude. Moi, je lui en voulais d’être venue m’arracher à mes amies de la Maison des Enfants. J’aurais mille fois préféré rester là-bas et grandir avec mes copines, quasi mes sœurs, avec qui j’aurais pu continuer à partager toutes ces choses qui font que les orphelins finissent par devenir adultes. Au lieu de ça, ils étaient venus m’arracher à ma vie et m’avaient enfermé dans une prison dorée.

Dans mon songe, Line sursautait souvent et se retournait en toute hâte. Quand elle voyait qu’il ne s’agissait que de moi, elle s’écriait toujours “Ma Lulu, tu es rentrée !!! Viens donc t’asseoir et boire un chocolat ou manger un morceau de gâteau, ça va te faire du bien !”. Me faire du bien ? Si elle savait ce qui me ferait vraiment du bien, elle arrêterait de rire bêtement comme ça. Elle deviendrait livide et tenterait sans doute de s’enfuir avant que je ne déroule mes pulsions.

A cet instant, je lui souriais de toutes mes dents, le sourire qu’elle préférait de moi, celui que je ne réservais qu’aux grandes occasions. Un sourire qui m’évoquait celui des clowns. Les lèvres étirées au maximum, les dents au garde à vous, prêtes à jaillir des gencives à la moindre alerte. Je m’approchais d’elle le sourire Arlequin en avant, elle s’apprêtait à m’accueillir, ouvrant largement les bras pour que je puisse m’y blottir.

C’est un espoir qui ne l’a jamais quittée au fil des années, elle a toujours continué à croire qu’un jour, j’irais me réfugier dans ses bras et me laisserais aller à un câlin. J’ai jamais pu lui offrir ça, d’ailleurs, je n’ai jamais voulu le faire, ses envies et ses espoirs fous, je les connaissais et je m’en moquais. Ou plutôt, j’ai fait exprès de ne pas y accéder, pas envie de lui faire plaisir après tout ! Je m’avançais vers elle, comme au ralenti.

C’est chouette les rêves, ça permet de bien détailler l’action.

J’approchais dangereusement de la limite de ses bras ouverts et je continuais pourtant à avancer. Je voyais son regard se teindre de surprise, ses yeux et sa bouche s’arrondir alors que je m’apprêtais à me laisser prendre dans ses bras pour la première fois.

Une fois presque à portée de son cœur, je ramenais ma main droite qui était discrètement restée dans mon dos vers l’avant. Au creux de la paume reposait le manche du fusil à aiguiser. Dans un sourire triomphant, je le lui enfonçais dans la poitrine jusque la garde, pour la punaiser au mur comme on le fait pour les insectes. Je la regardais agiter les bras, j’observais les spasmes envahir ses jambes et bientôt étreindre tout le corps. Je pouvais presque percevoir sa poitrine chevroter de douleur et d’incompréhension. Dans mes songes, elle faisait toujours des petits bruits mouillés incompréhensibles, il y a avait toujours un peu de sang qui perlait à la commissure de ses lèvres.

J’aimais bien ce moment du songe. Ce sang était souvent noir, un fin filet arrivait à la jonction des deux lèvres. Il semblait hésiter à aller plus loin, il était comme suspendu entre le dedans et le dehors. Comme s’il savait que s’il choisissait de sortir, c’en était fini de Line. C’était de toute façon peine perdue. Il finissait toujours par déborder, une goutte s’étirait le long du menton puis le débit devenait plus important, régulier.

Ça se terminait toujours par une vision d’apocalypse.

Elle, se vidant de son sang et moi, riant tout mon saoul, m’estimant enfin vengée pour toutes les humiliations qu’ils m’avaient fait subir pendant ces années.

A l’ultime moment, j’imaginais me rapprocher de Line pour lui offrir ce qu’elle avait tant attendu depuis que j’étais arrivée dans sa vie, j’ouvrais les bras et je la serrais contre moi. J’étais suffisamment libérée de l’étouffement qu’elle me faisait subir pour être capable d’accomplir ce geste.

J’ai appris à gérer ces moments d’absence. Je suis parvenue à transformer la culpabilité et même l’horreur que je ressentais au début en un sentiment plus apaisé. Je n’irais pas jusqu’à dire que je me sentais bien après avoir imaginé tout cela mais on s’en rapprochait dangereusement.

Aujourd’hui, dans le bois, j’avais atteint un autre état encore.

Au retour de cette petite incursion dans mon imagination, je me sentais étrangement calme et sereine. Je ressentais ce qui m’entourait avec plus d’acuité que jamais. Je percevais le moindre détail effiloché des nuages qui passaient entre les ramures des arbres, le chant des oiseaux était presque assourdissant. Mes oreilles étaient devenues hypersensibles, je suis sûre que j’aurais pu entendre cavaler une fourmi à des kilomètres. Je ne parvenais pas à analyser ce qui se passait, tant mes sensations étaient décuplées. Je me sentais agressée par autant d’informations, mes sens en éveil me donnaient trop de choses à analyser. Malgré tout, une étrange impression d’accomplissement me remplissait.

Un peu comme Alice, je ne voyais plus la frontière entre le rêve et la réalité, le normal ou le bizarre. J’en étais là de mes observations intriguées quand une sensation mouillée sur mes mains m’a ramenée à la réalité. J’ai bougé les doigts, ils semblaient poisseux. C’était assez drôle comme impression, comme si j’avais trempé les mains dans du produit vaisselle, ça donnait le même genre de résultat. Vaguement visqueux.

Mes yeux se sont posés sur ces mains qui m’envoyaient des informations si étranges et je suis restée fascinée.

Une épaisse laque rouge recouvrait les paumes et les doigts.

Un beau rouge foncé, presque grenat, tellement brillant qu’il faisait mal aux yeux, nappait intégralement le blanc de la peau. J’ai retourné les mains, le dos étaient un peu moins envahis mais le rouge y dessinait des arabesques qui remontaient vers le poignet.

C’était beau à regarder, des entrelacs délicats se formaient à la naissance des doigts. Un peintre aurait pu apprécier à sa juste valeur cette image et en faire un tableau tout entier. J’aurais moi-même pu tremper un pinceau dans ce beau rouge et dessiner des forêts entières d’arbres rouges. De beaux érables majestueux.

En y regardant de plus près, je distinguais de petites touffes de poils marrons collées dans le sang, ça m’a un peu vexée. Ca gâchait la beauté du tableau, ça faisait des sortes de petites rides et la laque grenat s’en trouvait comme souillée. En y réfléchissant un peu, j’ai fini par considérer qu’il y aurait peut-être moyen de trouver une utilité à ces petites îles poilues. J’aurais pu transformer la forêt rouge en mer déchaînée, les poils simulant la crête frisée des vagues rendues furieuses par la tempête.

En baissant les yeux au sol, j’ai découvert la bestiole malingre, ou plutôt ce qu’il en restait, posée sur un lit de feuilles à mes genoux. Je pense que c’est moi qui ai transformé l’animal en cette chose sans vie mais je n’en ai aucun souvenir.

En tout cas, la vieille Tellier ne pourrait plus jamais rien pour celui-ci, ça allait lui faire économiser des croquettes …

Je me suis penchée sur le corps. Une large déchirure ouvrait son ventre, et son contenu était dispersé tout autour, transformé en bouillie. J’avais écrasé l’intérieur de la bestiole entre mes poings serrés jusqu’à obtenir une purée fine. La peau avait été retournée sur elle-même - un peu comme un gant - et les pattes, rentrées à l’intérieur de la poche. J’ai tenté de remettre la peau à l’endroit pour mieux comprendre comment j’avais fait mais c’était peu pratique. Les pattes étaient toutes raides et j’en ai cassé une - petit bruit de bois sec sous les pieds pendant les balades en forêt - pour y parvenir.

Malgré mes recherches, je n’ai pu retrouver la tête, impossible de me rappeler ce que j’avais bien pu en faire.

La réalité a repris ses droits quand j’ai vu l’état de mon pantalon. Lui aussi avait bien profité des projections de sang et même si ce n’était pas sans un certain esthétisme, ça n’allait pas être simple d’expliquer à Line d’où venait ce sang. Il fallait que je trouve une idée pour expliquer ça et vite !

J’avais été absente un certain temps parce que voyais le ciel se teinter de rose par-delà les feuilles des arbres.

Bientôt j’allais entendre sa voix m’appeler avec inquiétude, elle déteste quand je disparais dans les bois. Elle craint toujours que je fasse une mauvaise rencontre. Il semblerait que pour cette fois, c’est le chat qui aurait dû craindre de rencontrer le loup au fond du bois. Je me suis mise à rire doucement. Je me sentais bien, j’avais presque envie de partager un moment de complicité avec mes parents, leur suggérer de regarder un film ensemble peut être …


Texte publié par Sabyne, 30 avril 2014 à 12h24
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