Les parents ont tenté de m’emmener chez Madame Pelti tous les quinze jours. Au début, j’y suis allée sans trop rechigner puis, j’ai manifesté de plus en plus d’exaspération. Pour y échapper, je suis passée maître dans l’art de la somatisation. Je parvenais à déclencher une angine la veille de la date fatidique, je me rendais malade physiquement.
Au bout de quelques mois, Line a réussi à persuader Paul d’abandonner la psychothérapie. Lui-même finissait par penser que ses inquiétudes étaient sans doute exagérées voire même infondées.
J’ai fait profil bas quelque temps, je me suis pliée à leurs attentes. “Sois mignonne” me répétait souvent Line, je tentais de m’y conformer. Rien de bien compliqué pour un enfant intelligent. Jouer gentiment, ne pas faire trop de bruit. Obéir quand il faut, désobéir parfois pour rester dans les clous - tous les enfants normaux désobéissent -, sourire quand c’est le bon moment. Rentrer dans le moule, jouer au mouton et noyer le poisson étaient les maîtres mots de ma vie à cette époque.
J’étais très forte à ce petit jeu, j’aurais leurré n’importe qui, d’ailleurs, même la Pelti n’y voyait que du feu.
Cela me demandait beaucoup d’effort. Je devais me surveiller sans cesse, guettant les réactions des autres pour garder un comportement adapté. C’était de plus en plus difficile de supporter leur gentillesse excessive.
Sans parler de ce surnom débile dont ils m’affublaient sans cesse …
Lulu.
Je m’imaginais leur faire mal chaque fois que ces deux syllabes franchissaient la barrière de leur bouche.
Des images effrayantes se bousculaient dans ma tête.
Je me voyais me jeter sur Line et lui attraper les lèvres avec les dents. Lentement, je tirais de plus en plus fort sur la muqueuse tendre en serrant les incisives. J’avais l’impression de gouter la saveur métallique du sang qui perlait là où la chair commençait à lâcher. Je ressentais presque physiquement la sensation d’arrachement de ce lambeau d’elle. J’entendais enfin le petit bruit de déchirement qu’il faisait en se détachant tout à fait. Dans ma vision, le morceau se glissait dans ma bouche et je le mâchais lentement. Un léger sourire se posait alors sur mes lèvres. Ca semblait bon. Je finissais mon en-cas en me léchant les lèvres.
Line gisait au sol, les yeux exorbités, un air de démence bien installé au fond des pupilles.
La première fois que ces visions ont apparues, je les ai chassées de toutes mes forces. Je refusais absolument de laisser aller mon imagination dans de tels délires. D’accord Line et Paul me saoulaient mais je ne pouvais pas leur vouloir de mal. J’ai tenté de me raisonner, de me rappeler qu’ils avaient voulu mon bonheur, même si en réalité, ils agissaient pour se rendre heureux.
Ces premières hallucinations sont apparues alors que j’avais une dizaine d’année, les images étaient si violentes qu’elles ont déclenché la première vraie migraine de ma vie. Je luttais intérieurement contre les émotions contradictoires qui me traversaient. D’une part, je ne pouvais admettre nourrir une telle haine envers eux et d’autre part, je dois bien avouer qu’une partie de moi se serait facilement laissée aller à de tels actes.
Les choses se sont accélérées un soir d’été où ils recevaient du monde.
Apéro, repas, tout le tintouin. Ca piaillait de partout, une vraie basse-cour, c’était difficile de garder ma ligne de conduite de petite fille sage. J’y parvenais tant bien que mal, tentant d’éviter au maximum les amis qui me prodiguaient autant que cajoleries que mes adoptants. J’en avais tellement marre de leur marque de sympathie et de leur amour envahissant.
C’était dur, mais je gérais. Jusqu’à ce que cette conasse d’Isabelle, miss “mon beau manteau” s’approche de moi et s’écrie : “Hoooo mais c’est notre petite Lulu !!! Comme elle devient belle !!! Line m’a dit que tu prenais des cours de danse ! Tu pourrais nous montrer ce que tu sais faire ?”. Elle a dit ça, son sourire idiot plaqué sur le visage, rayonnante de bêtise et de gentillesse mêlée.
Son expression était tellement communicative que la plupart des amis ont repris en écho “Lulu, une démo ! Lulu, une démo !”.
J’ai cru que j’allais mourir de honte sur place.
C’est ce jour-là, à 11 ans que mon destin s’est mis en route.
Une violente migraine a éclaté.
Je me suis sauvée dans le jardin, j’ai dépassé les barrières qui délimitaient la propriété et j’ai couru à en perdre haleine dans le petit bois derrière la maison. J’avais l’impression que malgré ma fuite, les rires et les “Lulu, une démo !” me poursuivaient sans relâche. Je les imaginais continuer à scander cette phrase débile.
Je les détestais !
Je haïssais Isabelle pour avoir lancé cette connerie !
Je maudissais Line et Paul de m’avoir adopté ! D’avoir permis à cette bande de nazes de rire de moi, d’ailleurs, ils avaient ri eux aussi, ils s’étaient moqués de mon infortune ! Comme les autres !
Perdue dans mes pensées, je ne regardais plus où mes pas m’emmenaient et j’ai trébuché sur une racine.
Je me suis étalée de tout mon long.
Un violent haut le cœur m’a secouée et le contenu de mon estomac a effectué un aller simple, direction le sol du sous-bois. C’était immonde. J’avais mangé du poisson pané au dîner, rien que l’odeur me donnait envie de vomir à nouveau. Je sentais mon estomac s’agiter, secoué par des convulsions violentes. Il tentait désespérément de se vider à nouveau mais plus rien n’en sortait.
Je regardais hébétée ce que j’avais rendu quand mon regard a été happé par une forme mouvante sur ma droite. Un papillon rouge. Il s’est posé sur une feuille proche de moi. Je l’ai observé avec attention puis j’ai saisi avec précaution ses ailes jointes entre le pouce et l’index.
J’ai planté le petit corps de l’insecte dans la flaque odorante.
J’ai observé le mouvement de ses ailes, d’abord vif et nerveux, ralentir petit à petit puis cesser complètement. Je suis restée comme fascinée devant ce spectacle. Pendant que la vie s’échappait peu à peu du corps du papillon, mon trouble intérieur s’apaisait, ma respiration se faisait plus libre.
Le poids qui écrasait ma poitrine depuis des années s’est soulevé, je pouvais presque envisager l’avenir de manière radieuse.
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