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J’ai grandi.

Comme tous les enfants, j’ai observé comment les adultes se comportent. Souvent, j’ai essayé de faire sortir mes parents de leurs gonds, en leur faisant des petites crasses de ci de là.

J’avais besoin de me venger de leur gentillesse. Pour le plaisir mais aussi pour les pousser à se fâcher. J’avoue n’avoir glané que de rares succès à ce petit jeu.

Je me rappelle d’un jour où Paul m’a emmenée faire les courses. Il remplissait le chariot de victuailles en me consultant pour savoir ce qui me ferait envie. Je répondais à chaque fois en désignant ce qu’ils n’aiment pas. Ne s’occupant que de me faire plaisir, il laissait tomber dans le chariot toutes mes envies. Avant le passage à la caisse, il m’a emmenée au rayon jouets et m’a laissé choisir un jouet. J’ai pointé du doigt une petite console de jeu, un prix a trois chiffres, sûre qu’il allait m’expliquer que c’est trop cher. Il m’a regardée attentivement.

“Tu es sûre que c’est ce que tu veux ?”

J’ai hoché la tête avec force

“Bien bien … C’est un peu cher mais après tout, pourquoi pas !”

Il m’a également permis de choisir la cartouche de jeu qui m’amuserait le plus pour accompagner la console. J’en ai choisi une au hasard. De toute façon, je n’avais aucune intention de jouer avec. Il m’a ensuite confié le précieux cadeau pour que je l’emmène moi-même à la caisse. Cet abruti souriait de toutes ses dents. Jubilant sans doute à l’avance des folles parties de jeu qu’on ferait ensemble, des scores qu’on essaierait de battre et toutes ces choses qu’un père peut espérer faire avec sa fille et une console de jeu.

Arrivés devant la caissière, j’ai décidé qu’il était temps de passer à l’action. Je me suis mis à couiner en tirant sur la manche de Paul

“Tu m’achètes une sucette dis allez, dis, une sucette !!!!”

Je sais pertinemment qu’ils ne veulent pas que je consomme ce genre de sucreries, une vieille histoire de famille. Le frère de Line s’est enfoncé un bâtonnet dans le palais étant petit, elle a assisté à l’accident. En réalité, elle l’a même provoqué par mégarde, en faisant un croche-pied à son frère alors qu’ils jouaient à chat. Ce petit crétin courrait avec une sucette en bouche, faut-il être idiot ! Il s’est écrasé, face la première contre le sol du salon, le bâton de la sucette s’enfonçant dans son palais comme dans du beurre. Il s’était relevé hébété, le tube de plastique blanc dépassait de sa bouche, du sang ruisselait sur son menton. Il s’est mis à brailler comme un âne, les parents de Line ont accouru et ont constaté l’accident. Ils ont aussi vu le doigt accusateur de Michel pointé sur sa petite sœur, il ne parvenait pas à articuler mais son regard en disait long sur ce qui s’était passé. Line s’est pris sur la seconde une bonne gifle, la seule de toute sa vie d’enfant, elle a cru que sa tête allait faire deux tours sur elle-même. Elle était tellement choquée qu’elle n’a pas pu pleurer. Elle a couru vers sa chambre et s’y est enfermée pendant plusieurs heures. L’épisode l’avait suffisamment marquée pour qu’elle ne puisse tolérer la vue d’une sucette, rien que son évocation lui filait des boutons.

“Non, tu sais bien que les sucettes, ce n’est pas possible !”

Comme je me sentais en super forme, je me suis lancée dans un grand numéro de caprice d’enfant. J’ai vu comment font les autres, je sais comment ça marche. Je me suis jetée par terre, dos au sol et je me suis mise à hurler en agitant les jambes et les bras dans tous les sens.

Puis, je me suis mise à beugler.

“Me frappe pas, non, P’pa - je ne l’avais jamais appelé Papa avant - Me frappe pas, j’le f’rai plus, c’est promis !!!”

Paul est resté interdit, me regardant comme s’il me voyait pour la première fois. Il ne comprenait rien à ce qu’il se passait.

J’ai tant et si bien joué la comédie que la caissière a fini par appeler le gars de la sécurité qui m’a ramassée et nous a emmenés tous les deux dans le bureau de la sécurité. Après d’âpres discussions, Paul a réussi à plus ou moins convaincre le vigile que j’avais fait une grosse comédie, que tout allait bien. Il allait nous laisser repartir quand j’ai glissé, assez bas mais suffisamment fort quand même “C’est bon papa, on peut y aller, j’ai planqué la console dans mon pantalon !”. C’en était trop pour le vigile qui s’est décidé à appeler la police, entre la maltraitance et le vol, ça en faisait trop pour lui.

Au retour à la maison, même si Paul avait gardé son calme, j’ai bien vu qu’il se posait des questions à mon sujet. Il m’a ordonné de monter dans ma chambre jouer avec la nouvelle console qu’il avait finalement payée. Il s’était empêtré dans des explications vaseuses, tentant d’expliquer qu’il s’agissait d’une méprise tandis que je m’excusais d’avoir parlé trop fort devant le garde.

Je suis montée, j’ai fait semblant d’aller dans ma chambre mais je suis revenue écouter en haut des escaliers.

Il racontait à Line mes nouveaux exploits.

“… disait pardon papa d’avoir parlé si fort devant le garde ! Je voulais pas qu’ils nous emmènent en prison, me tape pas, je le ferai plus. Je ne comprends pas Line, pourquoi elle fait ça ?”

“Il faut la comprendre Chéri, elle a été adoptée, c’est difficile. Elle a été abandonnée par sa mère, peut être traumatisée à l’orphelinat ! Elle a besoin d’être sûre qu’on l’aime, de se faire remarquer. D’ailleurs …”

“Se faire remarquer ??? Tu veux rire ! On m’a pris pour un père maltraitant puis pour un voleur ! C’est inadmissible, je n’ai jamais été aussi humilié de ma vie. Je … je ne savais pas quoi faire ni quoi dire ! J’ai bien cru qu’ils allaient me la prendre et la ramener à Redaingotte ! T’imagines si ça se produisait !”

“On va se faire aider si tu veux, on pourrait voir un psy … Il y a sûrement moyen de l’accompagner pour que tout se passe mieux, je suis sûre que ça peut s’arranger.”

Il a conclu la discussion en grommelant avant de se prendre une bière et d’aller lire son journal dans le canapé.

Je me suis réfugiée dans ma chambre, échafaudant déjà d’autres mauvais tours.