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tome 1, Chapitre 3 « Lulu » tome 1, Chapitre 3

Mes parents aiment Gainsbourg, j’ai découvert ça assez rapidement, vu qu’ils en écoutent en boucle.

Le poinçonneur des lilas n’a plus de secret pour moi, j’ai rapidement appris la Marseillaise grâce à lui. Je comprends moins d’autres chansons, celles avec les femmes qui couinent … Chaque fois que le CD arrive sur ces morceaux-là, Line devient immanquablement rouge comme une pivoine et avance à la chanson suivante. J’ai pu observer que quand elle pense que je ne suis pas là, elle les écoute, l’œil aux aguets, histoire de bien s’assurer que je ne sois pas dans les parages.

Elle m’a expliqué que leur chanteur préféré avait largement influencé leur choix d’enfant. Quand ils ont commencé à prospecter dans les orphelinats, les directeurs leur montraient des photos de malheureux comme moi en leur fournissant uniquement les âges et les prénoms des prétendants. Ils sont restés fixés sur ma photo, sous laquelle était laconiquement indiqué “Lucie - 6 ans”.

“Une Lucie !”

“Lulu !”

“Elle serait notre Lulu à nous !”

L’affaire a été conclue aussitôt. J’ai été choisie parce que mon prénom souffrait le même diminutif que celui du rejeton d’un chantre alcoolique et pervers.

Line m’a expliqué ça comme on donne un cadeau. Elle a sans doute imaginé que je serais ravie d’en savoir un peu plus sur les raisons de leur choix, au contraire, j’étais atterrée. J’étais désespérée de comprendre que ma fortune dépendait uniquement de mon patronyme. Prénom même pas choisi par ma propre mère mais par une sage-femme pressée qui a regardé le calendrier quand il a fallu remplir la fiche d’état civil. Line m’a souri, pleine de joie et m’a proposé d’écouter un peu de musique ensemble pour conclure cette discussion. Elle était ravie d’avoir partagé avec moi ses révélations et cette chanson. Je suis tellement abasourdie par ce que je viens d’entendre que je me laisse aller dans ses bras et je lui permets de me câliner comme elle le souhaite. Elle a dû imaginer que j’y ai trouvé mon plaisir moi aussi, elle a pleuré doucement en me caressant le dos et en murmurant de temps à autres des “ma petite fille” plein de reniflements.

J’ai fini par me dégager, j’ai reculé de quelques pas et l’ai regardée. Ses yeux rouges et sa lèvre tremblotante m’ont donné envie de vomir.

“Pourquoi tu pleures ? Tu devrais être heureuse. Tu voulais un enfant et tu m’as achetée !”

“Bien sûr que je suis heureuse ! J’ai tellement attendu un enfant, et tu es là. Mais on ne t’as pas achetée !”

“Si ! Carla, la grande à la Maison des Enfants, elle regardait des catalogues et elle disait qu’on pouvait acheter les choses qui sont dedans. Vous m’avez choisie comme ça !”

Elle a pleuré plus fort, bredouillant des mots que je n’ai pas compris. J’ai compris que je lui avais fait mal en disant ça. Pour la première fois depuis mon arrivée chez eux, je me suis sentie moins mal.

A partir de ce jour, je n’ai plus jamais regardé Line de la même façon, ni même Paul d’ailleurs. Avec leur histoire de Lulu, ils m’ont vraiment fait mauvaise impression.

De toute façon, aucun lien ne s’est noué. Je ne les aime pas, ils ont beau être bons et aimants, je ne parviens pas à intégrer qu’on puisse en quelque sorte s’offrir un enfant. On constate qu’on est incapable d’en concevoir un soi-même, hop, on va au magasin d’enfants et on s’en procure un. Je comprendrai peut être plus tard que c’est une vision simpliste des choses mais pour le moment, c’est ainsi que je le perçois.

Dès le jour de mon arrivé chez eux, j’ai eu l’impression d’être un jouet partagé entre deux gamins qui attendent depuis trop longtemps que le Père Noël passe enfin. Je n’ai aucune envie de jouer à ça. J’ai envie d’être seule. J’ai envie de retrouver la Maison des Enfants et Lola avec qui je m’entendais si bien. Elle me manque, je pense souvent à elle et je me demande bien ce qu’elle a pu devenir.

Les semaines, puis les mois et bientôt les années passent. Je ne sais rien de ce qu’elle devient. J’ai bien tenté de poser des questions. J’ai demandé à Line et Paul s’ils pouvaient appeler la vieille Redaingotte pour avoir des nouvelles de mon amie. Ils m’ont confié qu’elle ne voulait pas en donner, puis que ce n’est pas très poli de dire “la vieille Redaingotte”.

Ils sont exaspérants au quotidien, toujours de bonne humeur, toujours un sourire à offrir.

Les amis qu’ils reçoivent sont du même modèle. Impossible de les fâcher, au pire, si vraiment je fais preuve de maladresse, ils me regardent d’un air indulgent, souriant benoîtement à mon étourderie.

Je me rappelle qu’un jour, je devais approcher les 8 ans, Isabelle, une copine était venue prendre le thé. Elle s’est mise à déblatérer sur son nouveau manteau, tout en me flattant de temps en temps les cheveux quand je passais à sa portée. J’ai fini par me placer suffisamment loin d’elle pour éviter ses caresses et je me suis mise à mon bureau pour dessiner pendant qu’elles papotaient.

J’ai attrapé mes ciseaux de grande - Line avait remplacé la paire de ciseaux à bouts ronds par une paire plus adaptée à mon âge, plus coupante et plus pointue - et j’ai commencé à découper mon dessin pour utiliser les morceaux dans un collage. J’entendais le monologue insipide d’Isabelle qui venait de claquer un blé dingue dans sa pelure : “mon beau manteau” par ci, “mon beau manteau” par-là. Elle en était tellement contente que ça en était presque insupportable. En parallèle, le crissement de mes ciseaux sur le papier me tapait sur le système.

J’ai commencé à imaginer que je découpais quelque chose de plus souple, je réfléchissais à ce que cela pourrait être. Quel son ça pourrait faire ? Avec toujours en toile de fond “mon manteau” blabla. Mon regard s’est évadé de mon ouvrage et s’est mis à fureter à gauche et à droite, jusqu’à littéralement heurter le fameux manteau. C’est vrai qu’il était chouette, une belle laine, rouge foncé, il semblait moelleux et confortable. Je pouvais voir un petit morceau de sa doublure duveteuse d’un rouge plus soutenu dépasser de la manche et je ne pus m’empêcher d’imaginer le bruit que feraient mes ciseaux glissant sur cette doublure. J’ai jeté un coup d’œil à Line - elle préparait des pains au lait et au chocolat pour le goûter. Puis à Isabelle - elle léchait la cuiller de chocolat. Un bourdonnement permanent résonnait dans mes oreilles et je savais au fond de moi que seul le bruit des lames sur le tissu pourrait me ramener à la réalité.

Comme dans un rêve, je me suis dirigée vers le porte manteau, j’ai caressé l’étoffe, si douce, presque veloutée J’ai rentré ma main dans la manche par le poignet et j’ai délicatement attrapé la doublure que j’ai fait ressortir. J’ai admiré sa belle couleur incarnat, j’ai regardé et je les ai approchées du tissu. Sans aucun effort, l’acier a mordu la suédine et l’a implacablement sectionnée, presque malgré moi. A cet instant précis, mes oreilles se sont remises à fonctionner normalement, les sons sont redevenus intelligibles. J’ai constaté presque avec effroi la bêtise que je venais de commettre, puis très vite, je me suis dit que cela devrait enfin pousser mes parents et leurs amis parfait à sortir de leurs gonds. Un rire irrépressible est alors sorti de ma gorge, on aurait dit que ça bouillonnait de gloussement dans ma bouche. Ça ressemblait à du lait qui bout et qui déborde de la casserole, c’était sans fin, j’ai cru que j’allais étouffer.

Les deux amies se sont tues d’un coup, j’ai senti les regards se tourner vers moi, comme au ralenti.

J’anticipais leur réaction, je prévoyais les cris, la punition, peut-être la fessée, je ne sais pas. Une réaction de parent fâché normal, quoi…

Elles se sont précipitées vers moi et contre toute attente, Line m’a soulevée dans ses bras pendant qu’Isabelle inspectait mes mains. Elles craignaient que je me sois coupée et s’assuraient que j’allais bien. Isabelle a ensuite regardé son cher manteau, constaté les dégâts et m’a dit avec beaucoup d’émotion quelle était contente que je ne sois pas blessée. Qu’il n’y avait heureusement que des dégâts matériels et qu’un peu de couture rafistolerait tout ça vite fait, on n’y verrait plus rien.

Ce jour-là, j’ai compris que je devais faire bien mieux si je voulais les voir réagir.


Texte publié par Sabyne, 25 avril 2014 à 18h25
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