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De dentelles et de frissons - Contes fantomatiques
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tome 1, Chapitre 4 « Ceux qui se souviennent » tome 1, Chapitre 4

Dans la froidure du soir, au moment précis où Everdine formulait son souhait, des résidents abandonnèrent leur logis. Les Mayfair et les Barnes, les Richter et les Jones, les Armitage et les Langston, les Alton et les Budkin... Le chant des violons, qui sonnait comme un chœur de voix plaintives et suppliantes, les rappelait à leur jeunesse perdue. Ils repoussèrent les dalles usées qui recouvraient leur caveau et se dressèrent tels qu'on les avait portés en terre, dix, vingt, trente ans plus tôt ou plus anciennement encore, dans leurs plus beaux habits.

Par une extrême ironie du destin, il s'agissait bien souvent de ceux dans lesquels ils avaient dansé à seize ou vingt ans. Des lambeaux de dentelle, des fragments de soie décolorée s'accrochaient aux squelettes, se confondant avec la peau et les tendons. Irina Jones avait conservé sa longue chevelure rousse, comme une perruque posée sur un mannequin rongé par les vers. La silhouette de John Armitage gardait une certaine élégance dans les restes de son costume à queue de pie.

Josuah Prideworth avait instinctivement pris la tête de la cohorte de ceux qui se souvenaient. Au cœur d'une nuit précoce, le cortège bringuebalant s'engagea sur le chemin du manoir. Ce n'était ni l'heure ni le lieu où ils pouvaient croiser les habitants de la ville. Cependant, le jeune Eric Digby, qui cherchait dans les environs du cimetière une bêtise à accomplir en ce soir d'Halloween, surprit l'étrange transhumance.

Au même moment ou presque, Chuck Baskin, Ed Armitage et Abel Richter longeaient le mur de la demeure en espérant y trouver une brèche, dans le but de remplir un pari stupide destiné à tester leur courage encore vierge d'adolescents. Les trois garçons assistèrent à une scène qu'ils mirent un temps à comprendre : les fenêtres fracassées et souillées du manoir venaient de s'illuminer, comme si mille bougies s’embrasaient sur les lustres de cristal ébréché, mais avec d'insolites flammes vertes. Debout dans l'allée presque rendue à la sauvagerie initiale de la colline se dressait la frêle silhouette d'un vieillard ; d'entre ses mains, une lueur semblable à celle d'une luciole prisonnière, mais mille fois plus étincelante, lançait un intense rayonnement.

Le courage des enfants ne put se mesurer à la situation. Mi-hurlant, mi-courant, ils filèrent par le chemin le plus court, le cœur battant à tout rompre, sous l'effet de la peur comme de l'excitation : ce soir, ils auraient quelque chose de singulier à raconter.

Leur route croisa celle d'Eric Digby, décomposé de terreur. Le quatuor se rua en ville, répandant à tout vent l'incroyable rumeur de la résurrection du manoir abandonné et de la réanimation des morts.

Les habitants, tirés de la chaleur de leur foyer, se massèrent dans la rue, serrés dans leurs manteaux, enveloppés dans leurs châles et leurs étoles. Ils étaient bien décidés à faire taire les garnements qui ne manquaient jamais de semer des graines de désordre dans leur vie bien élaguée. Rapidement, l'hystérie manifeste du jeune Digby et la stupeur de ses trois camarades les engagèrent à emprunter le chemin du cimetière, équipés pour les uns de pétoires qui remontaient à la guerre de Sécession, pour d'autres de sabres, de haches, de fourches et autres armes improvisées.

Au même moment, sous une lune étincelante émergeant d'un nid de nuages qu'elle parait de liserés d'argent, Everdine se tenait encore immobile, en dépit du froid qui transperçait son manteau râpé.

Le bruissement de pas traînants dans le gravier envahi d'herbes folles se leva derrière lui, comme une longue vague déferlant sur la colline. Le portail s'ouvrit de lui-même pour livrer passage aux revenants. Ils allaient par deux, cavaliers et cavalières, à l'exception de Josuah Prideworth qui menait toujours la troupe, général décharné à l'habit en lambeaux.

En silence, ils vinrent l'encercler. Ceux qui se souvenaient. De tout, pas seulement de bribes et de morceaux. Josuah se plaça aux côtés du vieil homme, tout aussi solitaire et dépossédé. Everdine se tourna vers lui, cherchant dans cette face ravagée les traits ciselés du jeune notable en tenue de fête qui faisait soupirer... qui, déjà ?

La phrase muette demeura en suspens, jusqu'à ce qu'un mot, un seul vienne franchir les lèvres rongées :

« Rebecca. »

Ce simple prénom fit exploser une gerbe de souvenirs dans la mémoire défaillante d'Everdine Barnett.

Une fillette aux cheveux bouclés, en longue chemise à fronces, ouvrant avec lui les cadeaux épars au pied de l'arbre de Noël.

Une adolescente aux joues rosies par le froid qui le bombardait de boules de neige.

Une jeune fille pensive et distante, dans le bouillonnement frémissant de ses jupons, de ses volants de mousseline et de dentelle.

Des yeux d'ambre dans un visage pur et clair.

Rebecca.

Du Manoir, la musique s'élevait, plus distincte à présent ; pour ceux qui entouraient Everdine, ce bal s'était arrêté le 31 octobre 1870, à minuit. Mais pas pour Rebecca, qui avait souhaité le voir durer à jamais.

Oubliée des vivants, elle dansait toujours.


Texte publié par Beatrix, 15 novembre 2021 à 15h04
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