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De dentelles et de frissons - Contes fantomatiques
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tome 1, Chapitre 2 « L'oubli » tome 1, Chapitre 2

Le balancier de l'horloge marquait le passage inexorable du temps ; ses coups réguliers accompagnaient les légers craquements des vieux murs de bois. Everdine était assis dans son fauteuil préféré, à côté de la fenêtre, un journal entre les mains. Un papier de mauvaise qualité, friable entre ses doigts arthritiques. Une impression aléatoire, dont les lettres dansaient parfois au-dessus de la ligne, quand elles n'avaient pas perdu quelques fragments au passage. Le titre déroulait sa typographie fantaisiste au-dessus de deux colonnes :

« En l'honneur de son inauguration, un grand bal est organisé à la résidence Prideworth. »

La voix oubliée s'éleva dans sa mémoire :

« Mais si, je t'assure, tout le monde est invité ! Sauf les enfants, bien sûr... »

Un sourire étira ses lèvres fripées. Chaque battement de l'horloge semblait élargir la faille vers ses souvenirs enfouis.

Les boucles sombres dansaient autour d'un visage rayonnant ; deux bras blancs se levaient pour attacher un pendentif.

« Tu n'as pas le droit !

― C'est mon seul bijou d'un peu de valeur. »

Une pierre verte, qui semblait brûler de son propre feu, sous un mince treillage de fil d'or. Elle se détachait sur la peau blanche, frôlant, chaque fois que la poitrine se soulevait, les fronces de mousseline et de dentelle crème.

Il se figea, les mains toujours serrées sur le journal. C'était la dernière chose dont il gardait le souvenir, au-delà du chaos de sons, de voix, d'odeurs qu'était devenue sa mémoire.

Le bal.

Et ces quelques mots.

«Je veux que le temps et la vie m'oublient... pour toujours. »

†††

Le bal avait bien eu lieu. Dans le journal du lendemain, une liste des invités présents avait été publiée. Il chercha un nom... mais il n'y avait rien entre Alton et Budkin. Juste une ligne vide entre Sarah et Norton. Une erreur typographique de plus ? Si seulement il avait pu se souvenir du prénom... Mary ? Elizabeth ? ... Jane ?

Les yeux d'ambre le défiaient, hors de sa portée. Entre les doigts fins coulait une mince chaîne, supportant un joyau vert enlacé de fils d'or.

Il resta un moment immobile, l'esprit engourdi... puis soudain, mû par une pulsion subite, il se leva, posa le journal et se dirigea vers l'escalier. Les marches de bois craquèrent sous ses pas comme des os blanchis. Il n'était pas monté à l'étage depuis des mois ; les odeurs vieillies s'y faisaient plus intenses, au point que même Everdine pouvait les percevoir.

À droite s'ouvrait la chambre de ses parents ; sur la gauche, une pièce vide qui servait de débarras, même s'il ne possédait que peu d'affaires superflues. Machinalement, il s'arrêta devant la porte close et leva la main, les doigts repliés, pour y frapper... avant de se raviser et de se diriger vers sa destination première.

Depuis la mort de Tobias et Evangeline, plus de trente ans plus tôt, tout était resté en l'état. La coiffeuse supportait une rangée de pots en pâte de verre, encore emplis de poudre pétrifiée, d'onguents rancis, des fards décomposés. Le peigne et la brosse de corne fendillée retenaient de longs fils blancs, fragiles comme de la soie d'araignée.

Le vieil homme croisa son propre regard dans le miroir tavelé, légèrement ébréché. Des yeux fanés, plus gris que verts, plus verts que noisette, qui se perdaient vers un horizon invisible. Il caressa doucement la surface de marbre, contemplant les sillons que ses doigts traçaient dans la poussière. Puis, délibérément, il laissa son attention errer vers le coffret de bois ciselé posé sur l'étagère, poudré par le temps, ses charnières et ses ferrures chargées de rouille.

Everdine ouvrit le tiroir de la coiffeuse, retrouvant d'instinct la clef minuscule liée à un ruban qui s'effilocha quand il le saisit. Il glissa la petite tige brunie dans la serrure, peinant à la faire tourner dans le mécanisme grippé. Au bout de quelques minutes de résistance, il finit par céder. Le couvercle se souleva en grinçant : à l'intérieur, sur un coussin de soie effritée, reposait le pendentif. Il retint son inspiration : il s'était attendu à trouver l'écrin vide. Mais ce n'était peut-être pas si étrange ; si la silhouette aux yeux d'ambre avait disparu de la mémoire de tous, ses actes avaient sans nul doute été effacés. Jamais le bijou n'avait été saisi par une main fine ni suspendu sur une tendre poitrine.

Du bout des doigts, il caressa la chaîne délicate, le treillage d'or sous lequel palpitait l'éclat vert, comme un cœur minéral. Un héritage ancien, étrangement malveillant. On racontait qu'un ancêtre des Barnett avait jadis aidé une fée... ou peut-être un démon, et qu'il avait reçu en cette récompense en demi-teinte. Le récipiendaire ou l'un de ses descendants l'avait par la suite fait monter dans cette cage ciselée.

Les légendes familiales rapportaient que le joyau possédait le pouvoir d'exaucer les voeux inconsidérés ou imprudents de celui ou celle qui le portait, mais toujours de terrible manière. De simples coïncidences, enjolivées par le passage du temps, probablement ; mais une crainte confuse avait conduit génération après génération d'épouses et de filles Barnett à refuser de l'arborer, y compris le jour de leur mariage. Pas quand le souhait raisonnable d'être heureux votre vie durant pouvait se résoudre par votre mort, le soir même.

Le pendentif n'en était pas moins religieusement conservé : c'était, après tout, l'unique bien d'un peu de valeur – matérielle et sentimentale - d'une famille pas vraiment pauvre, mais qui ne pouvait se permettre aucun luxe superflu. Un héritage de la vieille Angleterre, un lien tangible avec le passé, une relique qui offrait à une lignée ordinaire une chance de de sortir du commun...

Seule l'audace qui brûlait dans un regard d'ambre avait enfreint les règles silencieuses scrupuleusement observées depuis des générations.

Un reflet dans le miroir.

Un froufrou de jupons, de volants, de mousseline. Des lèvres roses plissées en une moue capricieuse. De fins sourcils légèrement froncés.

« Quand je serai dans ses bras... Je veux que le temps et la vie m'oublient... pour toujours. »

Un jeu. Un défi.

Il commençait à comprendre pourquoi la digue qui contenait ses souvenirs se fissurait. À chaque battement de l'horloge, il quittait un peu plus le monde des vivants et se rapprochait des frontières de la mort.

La vie avait oublié.

La mort, elle, n'oubliait jamais rien.


Texte publié par Beatrix, 2 novembre 2021 à 15h46
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