Les branches des arbres craquaient aux coups des bourrasques. Même les feuillages persistants avaient abdiqué face au froid mordant de l’hiver. Il ne faisait ni jour ni nuit, mais un voile sombre enveloppait les rétines de Jedefray. Les pans de sa blouse fouettaient l’air. La neige mouillait ses chaussures. Il était frigorifié. Pas seulement à cause de la température ambiante.
Cole se cachait dans la végétation. Il s’y fondait, ne faisait plus qu’un avec elle. Ça bruissait, autour du scientifique perdu. Cole répandait des leurres auditifs, il riait comme un dément, mais il échappait à la vue de son père. Jedefray essaya de parler sans grand succès. Les mots se coinçaient dans sa gorge. Ils l’étouffaient. Il ne croyait plus en eux, de toute façon. Il chercha son souffle sans le trouver. Il paniqua. Rien n’allait plus. C’était la fin. Et cette fin le terrifiait.
Jedefray se libéra de son mutisme malgré les boules d’émotions qui se percutaient en lui.
— J’ai tout essayé, Cole ! J’ai tout essayé pour toi. Pour ton bien. Je n’ai jamais œuvré que pour ton bien, même si la situation a toujours été extrême.
Le rire fou de son fils cessa. Ça grondait entre les arbres. Des animaux, sans doute. Des loups. Des ours. Et Cole. Quelque part, à se terrer comme une bête pernicieuse plutôt que d’affronter son propre père. Le couard !
Non. Cole se tenait bien là. Il avait tout entendu. Tout compris. Mais il n’y croyait pas le moins du monde. Jedefray le vit dans son œil aigue-marine où dansait sa haine envers lui. Il se jeta sur son père. Le plaqua contre un conifère. Leur visage à quelques centimètres l’un de l’autre. Les doigts de Cole contre la nuque de Jedefray raviva l’effet d’étouffement que le scientifique avait expérimenté plus tôt. Cole le jaugea. Renifla sa peur. Un sourire tremblant lui étira les lèvres :
— C’est donc ça, l’odeur de la culpabilité ? Le relent du déni. La certitude de faire le bien quand on bousille tout ce qu’on touche.
Il resserra sa poigne contre les cervicales de Jedefray. Les mots du garçon lui glacèrent l’échine.
— Je t'échappe. Je t’échappe et ça t’emmerde. Avoue-le.
* *
Jedefray se réveilla en sursaut. Pupilles dilatées. Le cœur qui bat à tout rompre. Les muscles tendus et toujours ces boules d’émotions au creux de sa gorge. Il transpirait à grosses gouttes et remercia le ciel que Sven soit parti après leur dernière visite auprès de Cole. Jamais n’aurait-il pu assumer de montrer une telle détresse à son petit frère. Plutôt mourir. En parlant de mourir…
Jed passa une main sur sa nuque. Elle lui paraissait encore douloureuse alors que seule l’ombre de Cole y avait touché. Le cœur lourd, il se redressa avec lenteur ; un pied sur le sol de son laboratoire, un autre encore dans son cauchemar. Il avait transpiré à grosses gouttes dans son lit d’appoint et il dormait avec la lumière allumée. Comment faire autrement ? Elle avait réussi à maintenir sa culpabilité à distance quelques jours, mais la réalité l’avait rattrapé. Il se servit un café à la machine à capsules et son regard las bifurqua sur le cadre où trônaient différentes photos de Cole, d’Ana et de lui-même. Des moments simples avec, encadré juste à côté, un petit mot du scientifique pour sa propre personne : “Fais-le pour lui”.
Effet du cappuccino ou de ce message déterminé, Jedefray secoua la tête et réordonna ses pensées. Oui, il avait tout donné pour son fils, même s’il ne le voyait pas. Toute sa vie tournait autour de Cole, non d’un chien ! Comment pouvait-il se montrer aussi aveugle et croire que son propre père voudrait le tuer ? Quelle ingratitude ! Jedefray ferma les yeux. Il se remémora ces instants merveilleux avec Cole, bébé ou jeune enfant, quand ils avaient encore une complicité digne d’une relation père-fils. Les rires cristallins, le peau à peau, les bétises pour taquiner maman…
La nostalgie et l’amertume lui voilèrent le visage. Il n’avait pas assez profité de ces instants. Il le regrettait, désormais : pas une journée ne passait sans qu’il savoure à nouveau la chaleur du petit corps contre le sien, son odeur, ses bras potelés autour de son cou… et même ses pleurs, pour un oui ou pour un non. Le coeur lourd, il prit la photographie de sa femme et leur garçon et l’observa avec intensité. Un selfie pris à la hâte, mais qui avait capturé un moment de grimaces du plus bel effet. L’homme sourit ; il s’adressa à Ana, figée à jamais sur du papier glacé :
—Je fais de mon mieux, je te le jure… mais… je…
Sa gorge se noua. Il ne prononcerait jamais les mots suivants. Il était perdu. Complètement perdu. Sa dernière chance de sauver Cole résidait en une vague hypothèse. Jed s’en remettait au hasard, il en avait bien conscience. Il se racla la gorge :
— Quoi qu’il arrive, je te promets que Cole ne souffrira pas…
Il reposa le cadre, incapable de soutenir le regard azur de sa femme plus longtemps. Jedefray sirota le reste de son café, puis sortit de sa chambre de fortune.
Un bruit de moniteurs emplissait toujours la salle de surveillance. Si Jedefray l’ignorait, il savait qu’il jouait un rôle certain sur la mauvaise qualité de son moral. Les ondes parcouraient son cerveau, s’insinuaient le long de ses nerfs et compressaient ses muscles sans même qu’il ne s’en aperçoive. C’était pire quand Cole pétait les plombs.
Jedefray fut ravi de constater les résultats de la prise de sang s’afficher sur un des ordinateurs. Tout était normal, comme il s’en était douté. Peut-être un nombre de lymphocytes un peu élevé. Rien qui n’empêcherait l’anesthésie.
C’était plutôt le manque de mouvements sur ses moniteurs de surveillance qui attira son attention : Cole ne se trouvait ni dans l’espace salon, ni dans l’espace lit. Peut-être aux toilettes ou à la douche ? Jedefray avait installé des caméras dans ce coin particulier aussi, mais il évitait de s’en servir. Après tout, le jeune homme aussi, avait bien droit à un semblant de vie privée. En réalité, il les avait surtout placées là pour intervenir dans la minute en cas de malaise… ou autre tentative de suicide. Sven s’occupait désormais de le raser…
Jedefray attendit quelques minutes. Assez pour se convaincre qu’à moins d’être constipé, jamais Cole ne passerait autant de temps à la salle d’eau. Il privilégia l’hypothèse de la douche. Une gène, à l’arrière de son crâne, lui mit le doute. Une intuition. Une certitude qu’il n’aurait jamais pu expliquer scientifiquement. Ce moment où on est sûr qu’il n’y a pas âme qui vive dans les parages. Une platitude dans la chambre de Cole, comme si elle s’était figée dans le temps. Mais c’était impossible. Cole n’avait aucun moyen de sortir. Jedefray en avait fait une priorité.
Il prit son mal en patience encore dix petites minutes. Le temps pour lui de se repasser les différentes étapes du protocole Milwaukee en tête. Il avait tout inscrit sur sa feuille de route : impossible pour lui de se tromper. Quand bien même, Cole ne réapparaissait pas à l’écran. Il sursauta : Lambda non plus, ne se trouvait pas dans la chambre !
Jedefray alluma les caméras de la salle de bains sans plus attendre. Muscles tendus. Coeur qui bat à tout rompre. La sueur froide lui agressa le front. Son échine se glaça lorsqu’il vit la salle d’eau aussi vide et figée que le reste de la chambre. Il revérifia les autres pièces à la hâte. Pas dans le lit. Pas dans le salon. Comment ? Depuis quand ? L’horreur s’empara du scientifique quand les conséquences de cette fuite s’énumérèrent dans son esprit.
— Non ! Rationalise, se sermonna-t-il.
Cole n’aurait jamais pu sortir sans un badge. Sven était sorti le premier, il avait donc le sien. Jedefray gardait toujours son précieux dans la poche arrière de son pantalon. Plus difficile d'accès avec la blouse. Cole n’aurait jamais pu…
Ses mains tremblaient. Son souffle manqua. Il revit leur dernière visite auprès de lui : la docilité frappante… le “câlin”... Le câlin. Cole s’était jeté sur lui. Les bras à sa ceinture. Est-ce qu’il avait placé ses mains sur ou sous la blouse ? Jedefray ne le savait plus. Il n’avait pas fait attention à ce détail.
Le scientifique se leva en trombe. Chercha dans toutes ses poches. En vain. Cole l’avait berné. Jedefray avait lâché une bombe à retardement dans le bâtiment et la ville de Monroe ne se trouvait qu’à quelques kilomètres.
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