La nuit était tombée quand Sven gara sa berline dans la grande cours qui menait à la maisonnette où il vivait. Il éteignit le moteur, éreinté, puis contempla les arbres immobiles et sans feuilles au cœur de l’hiver. A la radio, la voix-off d’une publicité vantait le prix dérisoire des sapins de Noël vendus dans une grande enseigne. L’homme entr’ouvrit la bouche comme si son âme allait en sortir. Putain, qu’il détestait les fêtes de fin d’année ! Un coup d'œil vers le siège passager et il vit les fleurs qu’il venait d’acheter. Des hellébores. Les “roses de Noël”. Les préférées d’Ana. Il les avait choisies avec soin : des noires, des violettes, des pourpres… couleurs à la fois sobres et délicates.
Sven descendit de voiture d’un pas traînant. Il rajusta le col de son manteau, tant le vent glacial lui perçait les os, et s’avança vers un coin reculé, près d’arbres qui entouraient la clairière. Jedefray avait acheté cette baraque pour un prix dérisoire tandis qu’Ana savourait le jardin où elle s’occupait de ses plantes adorées. Des lierres, des tournesols, des jonquilles… en un an à peine, la jeune femme avait réussi à transformer un bout de forêt en jardin fantastique, digne d’un paysage façon Alice au Pays des Merveilles.
Aujourd’hui, il ne restait que ce petit bout de terre à l’orée du bois. Jed était bien trop occupé pour daigner sortir du labo et Sven n’avait jamais eu la main verte. Il tuait les plantes plus qu’il ne les soignait, alors le jardin restait à l’abandon. De temps en temps, Sven tondait la pelouse. C’était déjà pas mal.
Il s’assit face au lopin de terre où d’autres hellébores commençaient à se fâner. Il les remplaça, puis chercha ses mots. Cette situation le mettait toujours mal à l’aise. Sans compter le froid et le vent qui lui fouettait le visage. Il pleuvrait bientôt : de lourds nuages s’amoncelaient au-dessus de sa tête.
— Salut, Ana… euh… je t’ai ramené les fleurs que t’aimes bien.
Sven se sentait gauche. Il baissa les yeux et remercia le karma que personne ne se trouvait près de lui pour l’entendre parler à… à…
Une tombe de fortune.
… quelques plantes disposées là en plein hiver sur un sol gelé. Il se remémora ce jour fatidique où son monde avait basculé dans le noir.
Cette même maison. A la même période de l’année. Son anxiété quand il avait conduit Jed et le gamin jusque là. Le gamin… Cole. Dans sa voiture, putain ! Il avait jeté un œil dans le rétroviseur intérieur dix fois au moins, pendant la route. Mais le p’tit avait été là. Bien là. Son œil aigue-marine avait contemplé le paysage qui avait défilé devant lui sans piper mot.
Sven avait interrogé Jed, assis du côté passager, d’un air équivoque, mais ce dernier s’était contenté de sourire béatement et d’imaginer la joie de sa femme quand elle les verrait tous réunis pour Noël. Bon d’accord, c’était le 28 décembre, mais compte-tenue de leur situation, était-ce si grave ? Sven n’avait rien répondu. Cole non plus. D’ailleurs, il s’était montré particulièrement… muet. Absent. Sven avait averti Jedefray avant de sortir du labo, mais celui-ci restait dans le déni. Le gamin allait bien. Il avait juste besoin de retrouver sa mère. Et vice-versa. Tout se passerait bien.
Le reste n’était qu’une succession d’images dans l’esprit perturbé de Sven. La passivité du gamin. Comme une carcasse déprimée ou vide. Les pleurs d’Ana. D’abord de joie. Puis de détresse. Enfin, de haine. Le repas glacial, dans un silence de mort. Le petit qui touche à peine à son assiette. Son oeil rivé sur cette femme qu’il ne reconnaissait plus. La tension. Électrique. Palpable. Sven était sorti pour fumer. Jedefray l’avait suivi, insensible aux tensions à table. Le déni. Total. Conséquence directe des heures de travail acharnées de Jed où il avait perdu pied avec la réalité. Rien n’allait. Tout n’était plus que folie.
— Tu veux une bonne nouvelle ? demanda Sven aux hellébores.
Un silence de mort accueillit ses paroles. Le vent empêchait la scène de ressembler à un arrêt sur image et, derrière l’homme agenouillé, les ténèbres enveloppaient la maison toute entière. Sven se racla la gorge : sa salive lacérait les parois de son œsophage à chaque passage.
— Jed’ dit qu’il a enfin trouvé comment guérir le gamin.
Il mordilla sa lèvre inférieure : combien de fois avait-il lâché ces mêmes mots, au même endroit, en toute saison ? Trop souvent. Mais, cette fois, c’était différent. Peut-être. Sûrement.
— C’est cool, hein ?
Sven ou l’art d’essayer de se persuader soi-même. En vain.
— J’ai pas tout compris… mais j’essaie, tu sais ? J’aimerais bien t’expliquer, mais…
Il haussa les épaules, incapable de savoir comment finir sa phrase. Un pétale d’hellébore frissonna sous le froid mordant. Sven le caressa du bout des doigts avant de reprendre :
— Je sais pas si c’est vrai, mais… tu connais Cole. Il est pas du genre à se laisser faire sans broncher. Il est persuadé que… que c’est la fin. Pour lui. Que Jed va…
Les mots restèrent coincés dans sa gorge. Non. Jedefray ne gâcherai pas une vie comme ça. Il persévèrerait. Encore. Toujours. C’était son truc. Il avait toujours incarné l’intello de la famille. Le thésard meilleur que n’importe qui d’autre et, surtout, aux antipodes de Sven-le-débile. Si Jedefray ne sauvait pas Cole, personne n’y parviendrait. Le cœur de Sven se serra : en était-on arrivé à cet extrême ? Repenser à sa dernière entrevue avec son frère lui flanquait la migraine. Il était épuisé. Trop exténué pour chercher dans ses dernières paroles un double sens qui aurait pu donner raison à Cole.
— Je sais pas quoi faire, lâcha-t-il enfin dans un soupir désespéré. J’aimerais que tu sois là…
Mais Ana ne serait plus jamais là. Le temps que Sven fume sa cigarette et crache son venin à Jedefray, il était retourné dans la maison avec la boule au ventre. Plus un bruit. Pas âme qui vive. Il avait appelé Cole. Ana. Sans réponse. On avait quitté la salle à manger à la hâte. L’anxiété lui avait ravagé l’estomac par un millier de pincements effroyables. Il savait. Il sentait. Quelque chose de grave - d’irréparable - s’était produit. Ses pas avaient craqué sur les escaliers en bois menant à l’étage. La pluie avait battu sur les vitres de la maison avec une intensité déconcertante, à la manière de grêlons, véritables coups de poings contre le verre. Sven avait alors remarqué la porte entr’ouverte. La chambre d’Ana et Jedefray. Il avait toqué. Appelé. Sans réponse.
L’homme plaqua une main contre sa bouche : le traumatisme de cette journée encore trop vivace. Les yeux révulsés d’Ana. Sa folie. Le sang. La mort. Et le petit, impassible, qui observait sa mère à l’agonie comme s’il s’était agit là d’une formalité. L’odeur métallique du liquide pourpre et épais. La répulsion, l’horreur dans sa gorge sans qu’il ne puisse s’en départir. Ce regard qu’il avait lancé au gamin comme s’il ne s’étaient jamais rencontrés auparavant. Un inconnu. Un monstre dans un corps d’enfant.
Sven frissonna, effrayé d’avoir jamais pu penser des choses aussi sordides à propos de son neveu.
— Je t’en prie, dis-moi ce que tu ferais, à ma place. Fais-moi un signe, n’importe quoi… S’il te plaît.
Pour toute réponse, une pluie fine se mit à tomber. Les larmes des nuages. Elles noyèrent les pétales des hellébores, soudain tristes et fades. Sven se remémora les derniers instants d’Ana avec Cole. Ses paroles. Ses sanglots et leur nature. Son cœur cogna plus fort dans sa poitrine, au point de comprimer sa cage thoracique. Il avait craint un signe similaire. Tout comme il avait appréhendé l’opposé. Il renifla bruyamment :
— Tu as raison… je dois faire confiance à Jed. Il sait mieux que moi. Il va sauver le gamin. Faut pas que je me laisse influencer par Cole. Bien reçu.
Il déposa une main contre la terre humide :
— Merci.
Sven se releva et traîna des pieds tel un mort-vivant jusqu’à sa voiture. La pluie chassait son visage et des mèches de ses cheveux noirs se collèrent à son visage. Les gouttes d’eau noyèrent ses larmes dont il ne parlerait jamais à quiconque. Surtout pas à Cole. Encore moins à Jedefray. Sven resterait à sa place. Agent de sécurité, ni plus ni moins. Il laisserait Jed prendre les mesures nécessaires pour la guérison de Cole. C’était ce qu’Ana voudrait. Pourtant, quelque part dans son corps, il sentit son âme se déchirer en deux.
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