Que de mielleuseries ! Jedefray sirota son quatrième café de la journée sans départir son regard du moniteur face à lui. Un sourire méprisant lui contorsionna les lèvres quand la main de Sven se posa sur celle de Cole. Ce petit frère. Cette erreur. Ce fourbe. Il ne perdait jamais une occasion de se glisser dans les plus petites failles pour “voler” le fils de son aîné. Comme si Sven était le seul à compatir au sort de Cole. Il connaissait, pourtant, chaque sacrifice de Jedefray pour assurer le bien-être du garçon. Ce dernier ajouta un quatrième sucre dans sa tasse, de dépit. Après tout, entre cet or blanc, la caféine et les maigres sandwichs qu’il daignait manger pour ne pas finir en malaise vagal, rien n’allait dans son régime alimentaire. Pas le temps. Pas besoin de plus.
À l’écran, les deux hommes partageaient des croissants. Jedefray leva les yeux au ciel. Acheter l’amour de son neveu à coups de viennoiseries… Le scientifique pouffa de rire : ne disait-on pas, après tout, qu’on tenait un homme par l’estomac ? Entre les croissants, les tartes au citron ou encore une bière par-ci par-là en “secret”... Jedefray avait découvert ce petit manège, mais laissait faire, pour une fois. S’il leur ôtait ce privilège, il passerait à nouveau pour l’“enflure”... “le bourreau”... ou autre nom d’oiseau que Cole lui cracherait au visage.
Survint alors la scène du baiser de Sven sur le front de son neveu avant de quitter la pièce. Jedefray faillit s’étouffer avec sa gorgée brûlante. Il toussa avant de s’exclamer :
— Quelle drama queen, celui-ci !
Dans le coin du bureau, son ordinateur attira son attention : simulation terminée. Les dernières données concernant son ultime tentative envers Cole s’affichèrent : des noms d’anesthésiants, des statistiques, des rapports d’erreur… la totale. Jedefray contempla le fond de sa tasse où stagnaient une myriade de perles sucrées que le lait et le café avaient teintées. Ces pauses devenaient de plus en plus rapides avec le temps. Il savourait à peine le breuvage. Ses pensées travaillaient toujours. À mille à l’heure. Tout le temps.
Jedefray s’enfonça dans son siège et ferma les yeux une minute. Juste une. Un bruit caractéristique lui indiqua la mise en route de l’imprimante. Enfin… voilà bien dix minutes qu’il avait ordonné à la machine de se mettre au travail. Il savait : cette expérience, c’était quitte ou double, mais peu importe l’issue, il serait bientôt libéré. Avec un peu de chance, Cole aussi. Jed se l’était juré : une fois la méthode Milwaukee perpétrée, il ne mettrait plus jamais les pieds dans ce sous-sol. Quant à Sven… il n’aurait aucune raison de s’éterniser dans les parages. Il ficherait enfin le camp et Jed boirait un coup à la santé de son petit frère chaque jour où il n’aurait plus de nouvelles.
Dans sa chambre, Cole s’était prostré sur le sol, son sale clébard lové contre lui. Il avait peur et à raison même si Jed avait essayé de se montrer rassurant. D’ici quelques semaines, l’aboutissement de quinze ans de recherches se solderait soit par une victoire triomphale qui changerait la face de l’humanité à jamais… soit par un gâchis innommable. La gorge de l’homme se serra à cette perspective. Quinze ans à mettre sa vie sur pause pour… rien ? Non. Inconcevable. Il réussirait là où tout le monde avait échoué, sans autre alternative possible.
Le mécanisme de la porte se mit en branle et sortit Jedefray de ses dernières conclusions. Sven entra, le visage blafard, encore ému de sa visite auprès de son neveu. Jedefray le suivit du regard tandis qu’il traînait des pieds jusqu’au siège le plus proche de son frère. Il allait l’ouvrir. C’était sûr. Une plainte. Une requête. Des jérémiades, comme d’habitude. Le cadet se tritura les doigts, puis déclara :
— Le gamin est persuadé que tu vas le tuer…
Jedefray soupesa cette affirmation. Il s’en doutait : Cole n’écoutait jamais. D’un autre côté, le rapport d’erreur indiquait un taux de succès très inférieur à ce qu’il avait espéré. Une méthode décriée, beaucoup de conditions non réunies — pour ne pas dire toutes — et un grand nombre de termes techniques que Jedefray avait réussi à déchiffrer, bien sûr, mais qui lui avaient fait perdre un temps précieux. Le cas de Cole était si… unique. Sans compter l’éventualité d’une survie avec effets secondaires pires que la mort.
Le scientifique ne pouvait pas mettre son complice dans la confidence. Non seulement, il n’en avait aucune envie, mais en plus, Sven l’empêcherait de travailler, s’il savait. Parfois, certaines entorses à la réalité valent mieux qu’une vérité trop brutale.
— Et toi, demanda-t-il d’un ton posé, que crois-tu ?
Sven considéra son frère de ses yeux cernés et injectés de sang. Les pupilles vacillaient, en lutte constante contre une fatigue colossale, et ses épaules s’affaissèrent tandis que la question tournait en boucle dans sa tête.
— Que tu ferais pas ça, répondit le cadet d’une voix mal assurée, à moins que t’es plus d’autres choix.
Une vague de soulagement traversa Jedefray et le surprit au passage. Il plissa les yeux, peu sûr de comprendre en quoi les paroles de son petit frère avaient su faire mouche ; puis il lui offrit un franc sourire en récompense.
— Voilà, insista-t-il, là, tu me fais plaisir.
Sven resta muet. La réponse l’inquiétait. “À moins que tu n’aies plus d’autres choix”. Est-ce qu’il avait d’autres possibilités après quinze ans à crapahuter derrière son écran d’ordinateur ? L’oncle en doutait. Au fond de lui, il imagina comme une tache noire dont il ne parvenait pas à se départir. Une intuition. Une petite voix qui lui suggérait de ne pas faire confiance à Jed, sur ce coup-là. Une chieuse qu’il assassinerait bien à coups de bières ou de whiskey, le soir même, au Chez Rasade. Peut-être les deux. L’idée même lui allégea l’esprit. Il se racla la gorge avant de reprendre d’un ton qui se voulait sans réplique :
— Je veux être là.
— Pardon ? demanda Jedefray, un sourcil relevé.
— Quand tu feras… ce que t’as à faire. Je veux être aux premières loges. Je veux voir tout ce que tu fabriques et que tu m’expliques le pourquoi du comment.
Le scientifique cligna plusieurs fois des paupières, surpris de la tournure de la discussion
:
— Sven… tu ne vas rien comprendre à mes actions et je n’aurais pas le temps, sur le vif, de te former à quoi que ce soit. Je n’ai pas une minute à perdre avec toi qui me surveille comme si je ne savais pas ce que j’étais en train de mettre en place.
— Et tu sais, ce qu’il va subir, le gamin ? Ou t’expérimentes juste un truc trouvé sur un moteur de recherches pour te donner bonne conscience ?
Jedefray serra les dents. Un éclat de répulsion à l’égard de son cadet naquit au creux de son estomac. La bile lui monta à la gorge au point de la brûler par son acidité.
— Qu’est-ce que tu crois ? Que je suis aussi débile que toi donc je vais chercher mes sources dans les pires endroits possibles et imaginables ? Tu me débectes.
Sven baissa les yeux. Il passa les mains sur son visage, abattu :
— Je m’oblige à te faire confiance, mais je te jure que c’est de plus en plus compliqué.
Le néon au-dessus de leur tête grésillait avec une intensité palpable. Un vrombissement pénible. Capable de générer une tension étouffante chez les deux hommes. Elle courait sur leur peau. Les électrisait.
— Je ne te demande pas d’être là, cracha l'aîné. Mon fils et moi n’avons pas besoin de toi. Tu t’incrustes, mais qu’est-ce que tu attends, au juste ? Une médaille ?
Sven avait appris depuis des années que la meilleure réponse envers son frère résidait dans la fuite. Chaque mot qu’il proférait lui écrasait l’âme. Un raz-de-marée pour cet homme déjà fragilisé et sans la moindre énergie pour nager à contre-courant. Alors, il sombrait sous le flot des remarques acerbes, de l’ironie, du sarcasme et des constatations passives-agressives de Jedefray. Encore. Toujours. L’angoisse remonta le long de son ventre. Forma une boule compacte dans son oesophage. Ses poumons se comprimèrent, l’air se raréfia. Il changea de position, en vain : les picotements dans ses doigts présagèrent de l’arrivée imminente d’une crise de spasmophilie.
Sven n’avait plus le choix, au vu de la situation. Il se leva d’un bond, se rua vers la porte mécanique. Dans la panique, il chercha, frénétique, son badge dans la poche de sa veste. Il respirait par saccades. Ses doigts tremblaient. Un “bip” sonore retentit : la porte s’ouvrit, mais Sven dût traverser le dédale de couloirs avant d’atteindre le parking souterrain. L’air lui brûla les poumons, il inspira profondément, enfin libre. Libre… pas comme Cole. Des larmes lui piquèrent les yeux. Sven voulut se retenir. Peine perdue. Il tomba à genoux et gémit sa douleur tandis que ses sanglots ruisselaient le long de ses joues.
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