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tome 1, Chapitre 5 « Tonton Sven » tome 1, Chapitre 5

À peine la porte de la chambre de Cole refermée, Sven laissa échapper un long soupir désespéré. Il n’avait rien laissé paraître devant le gamin, mais une fois seul, ses jambes ne le portèrent plus. Chaque émotion que ressentait Cole, chaque accès de rage, de haine et de terreur se répercutaient de plein fouet sur Sven et lui lacéraient les entrailles. Il prendrait volontiers la place de son neveu si on lui en donnait l’opportunité. Mais non. On le gardait en cage pour son bien. Pour son bien. Jedefray insistait sur ce point. Sven ne doutait pas. Il n’avait pas le droit de douter. S’il n’y croyait plus, alors il serait ni plus ni moins que le complice de terribles abus irréparables. Non. Même pas en rêve. Il savait pourquoi il se trouvait là. Ana vivrait si le gamin n’était pas dangereux.

Cette pensée le rasséréna assez pour le porter d’un pas traînant jusqu’au bureau de son frère. Jedefray se reposait toujours dans sa chambre improvisée et Sven fut rassuré d’être seul. Il attrapa une bouteille d’antiseptique sur une étagère en hauteur.

— Merde ! pesta-t-il en voyant qu’il laissait des traces de sang sur le mobilier propre.

Il s’attaqua aux tiroirs du bas d’où il extirpa des compresses et du sparadrap, puis il repoussa les compartiments d’un geste souple. Un coup d’œil sur les taches rouges. Il hésita avant de décréter : « Rien à foutre, Jed’ nettoiera lui-même. » Sven retourna dans la chambre de son neveu ; ce dernier, docile, n’avait pas bougé comme on le lui avait demandé.

— Putain, Cole, faut que t’arrêtes de te blesser comme ça… Regarde-moi ce travail.

Sven claqua la langue, à la fois exaspéré et dégoûté. Il balança les croissants qu’il avait toujours en main sur la table de chevet du jeune homme. Le coin de la lèvre de Cole tressauta, mais son oncle s’occupait déjà à déboucher la bouteille d’antiseptique dont l’odeur si particulière s’accrocha à leurs narines. Il en badigeonna une compresse et s’empressa de nettoyer la première plaie.

— Tu m’as l’air bien calme, là.

Cole se mordilla la lèvre, Sven appréhenda les pensées du jeune homme. Ses réactions, souvent imprévisibles, rendaient les séjours de son oncle à ses côtés angoissants. Du moins, quand Cole se terrait dans le mutisme.

La compresse ripa sur l’hémoglobine séchée et lui attira une grimace. Sven déposa le tissu imbibé et rougeâtre sur le lit avant d’en prendre un neuf et d’entourer le poignet de son neveu avec. La langue de Cole se délia, une fois la douleur estompée.

— Ça va… mais je ne veux plus qu’il entre ici.

— Qu’est-ce qu’il t’a fait, cette fois ?

Sven garda un ton de voix monocorde malgré toute sa lassitude. Chaque jour, la même rengaine. Il termina de panser les blessures de son neveu et ce dernier approcha son visage à quelques centimètres du sien. Il intercepta l’odeur si atypique de la peur, leurs regards pâles s’accrochèrent :

— C’est pas tant ce qu’il a fait, mais ce qu’il m’a dit…

Sven jaugea Cole dont l’aplomb remit en cause ses plus profondes convictions et sa loyauté aveugle envers son frère. Il vacilla tandis qu’il cherchait à démêler le sens caché des paroles de l’effrayé. Soupir excédé. Le seul espoir de Cole haussa les épaules, trop habitué à ce type de discussion :

— Tu te souviens de ce qu’on a dit, la dernière fois ?

Cole baisse l’œil, penaud, conscient de répéter ce que les deux hommes avaient déjà prononcé quelques jours plus tôt. Il maugréa :

— De le laisser finir ses explications et de rester calme, quoi qu’il arrive.

— C’est ce que tu as fait ?

Son air désabusé accusa Cole occupé à se triturer les doigts. Il croisa ses pieds une fois la douleur redevenue supportable et opta pour une moue boudeuse :

— Comment veux-tu ? railla-t-il, il a dit qu’il voulait me tuer.

Cole se referma tout à coup, mais il vit Sven tressaillir. Il le croyait. L’espace d’une seconde, il l’avait cru… avant de secouer la tête et de se lever pour se diriger vers la salle d’eau où il disposa des compresses usagées et où il entreprit de se laver les mains avec minutie.

— Donc, reprit l’oncle en criant depuis la pièce voisine, Jed’ arrive. Il te dit comme ça : « Cole, mon fils chéri, je vais te tuer ». C’est bien ça ?

Cole serra les dents, toujours boudeur, mais avec un aplomb intact :

— Il veut m’ » endormir », Sven. On sait tous les deux ce que ça veut dire.

L’intéressé reparut dans la pièce, exaspéré au possible :

— Ouais, ça veut dire « anesthésie générale ». Il t’a dit pourquoi, j’imagine ? Ou tu lui as pas laissé le temps de…

Cole se leva d’un bond ; les piqûres aiguës de ses mollets ne rivalisaient pas aux côtés de sa colère renouvelée :

— M’endormir ! D’où on endort les gens qui vont bien, hein ? Faut pas me prendre pour un con !

Sven refusa de soupeser son regard, il passa une main sur sa nuque :

— Bordel, Cole ! On va pas revenir sur ce sujet, ça sert à rien.

L’oncle attrapa son neveu par les épaules. Ce dernier voulut s’arracher à l’étreinte, mais Sven tint bon.

— Écoute, tempéra-t-il, soit tu as mal compris, soit…

Il se racla la gorge. Sa voix s’enroua malgré tout :

— Il a de bonnes raisons de le faire.

La suspicion transparut dans ses paroles, même s’il les avait proférées avec fermeté. Tout le corps de son neveu trembla de désespoir :

— Je t’en prie, tonton, tu dois me croire ! J’ai aucune raison de te mentir. On sait très bien que s’il m’endort… il ne me réveilla pas.

Voix blanche. Larme au coin de l’œil. Manipulation ou vérité ? Sven resta campé sur ses pieds malgré son malaise grandissant.

— Arrête. Juste, arrête. Jamais… jamais il ferait ça. Mon frère est un putain de gros connard, je te le concède. Mais c’est pas un tueur. C’est pas le monstre que tu crois. Tout ce qu’il fait, c’est pour ton…

— Putain, non ! Me dis pas que c’est pour mon bien ou je te jure que je t’arrache la gueule !

La rage. Cole la vomit. Il repoussa Sven à bout de bras. Déversa un flot de râles impétueux, dévorants. Ses muscles se tendirent à l’extrême ; ce changement brutal terrorisa son oncle bien qu’il adopta une allure posée. Les pas de Lambda cliquetèrent sur le parquet ; il aboya une unique fois à l’intention de son maître. Cette marque d’affection suffit à calmer le feu dans son ventre et, quand il se remémora les plaies chaudes et suintantes de ses mollets, il se rassit sur son lit. Nouvelle saute d’humeur : plus de colère, juste le désespoir. La déception que, jamais, il ne serait compris. Pour son bien… C’était trop facile, d’affirmer cela.

Sven sortit trois croissants de son sachet avant de prendre place près de son neveu. Il en lança un à Lambda, ravi qu’on ait pensé à lui, puis en donna un second à Cole. Celui-ci mit une éternité à tendre la main, mais qu’importe. Sven savait se montrer patient, avec cet énergumène. Ils mastiquèrent sans échanger le moindre mot : Cole cherchait le meilleur moyen de convaincre son oncle, Sven se demandait quoi dire sans raviver les émotions les plus exacerbées de son neveu. Ils envièrent chacun de leur côté la vie simple de Lambda qui avait déjà terminé son petit-déjeuner.

Le complice soupira un grand coup et s’arma de courage pour reprendre une discussion claire :

— Je vais demander à Jed’ ce qu’il compte faire exactement. Il ne va pas t’endormir et puis c’est tout. Il a forcément prévu quelque chose.

L’homme se tourne vers le prisonnier avant d’ajouter sur un ton grave :

— Cole… il m’a dit qu’il avait trouvé… comment te guérir.

L’intéressé fit un bruit de bouche, peu convaincu :

— Moi je crois surtout qu’il a fini de jouer les scientifiques fous avec moi. Il a trouvé ce qu’il voulait, même si je sais pas ce que c’est, et il a plus besoin de moi. Voilà.

Sven leva les yeux au ciel :

— On est là parce qu’on ne veut que ton…

Cole lui lança un regard acide. Il reformula :

— On serait pas là si t’étais pas malade, alors… c’est pas très compliqué : tu guéris, tu peux sortir de quarantaine. C’est tout.

— Je ne suis pas malade, murmura Cole d’un ton sans équivoque.

Sven posa une main sur celle trop froide de son neveu. Ensemble, ils avaient traversé les meilleurs comme les pires moments de ces quinze dernières années et, au-delà de sa complicité, Sven demeurait, au même titre que Lambda, une bouée de sauvetage dans l’enfer que vivait Cole. Au moins, il pouvait lui parler, débattre, tandis que le scientifique, implacable, rivalisait de violence physique et mentale. Aux pieds de l’oncle, Lambda se para de son regard le plus intense, au cas où un autre croissant se trouverait dans les environs.

— Cole, tu sais que je ne le laisserais pas faire le moindre truc qui te foutrait en danger.

Le blond secoua la tête :

— C’est lui qui me rend malade. Je suis pas… non. Je suis pas fou. Je sais ce que je dis.

La vitesse à laquelle il proférait ses paroles obligea Sven à adopter un ton encore plus doux :

— Je te le promets gamin. Je serais là pour ta guérison. Je vais superviser tous ses mouvements. M’assurer qu’il y ait rien qui cloche. Un souci et on arrête tout. D’accord ?

Cole continuait de secouer la tête, frénétique. Les larmes lui brûlèrent les glandes lacrymales, ses lèvres se mirent à trembler et il se pencha d’avant en arrière, à imaginer ses futurs traumatismes. Une fissure déchira l’âme de Sven : il voulait sauver le gamin. Il voulait le voir jouir de sa liberté retrouvée. Quelques jours… Encore quelques jours à tenir et il serait guéri.

Sven ferma les yeux, sur ses rétines s’imprima l’image d’Ana, brunette au large sourire et aux yeux verts. Le souvenir vrilla. Le noir. La chambre. Le spasme des doigts blanchis de la jeune femme. Le sang, en mare sous son corps. La robe bleue devenue écarlate et dont les dentelles formaient une impression de fleur épanouie sur le parquet en bois. Les yeux dans le vide… L’homme frissonna. Si Cole se souvenait à peine des raisons pour lesquelles on l’avait enfermé, Sven, lui, n’oubliait pas. Il se leva et fit mine de quitter la pièce, abattu, faible, exténué.

Cole l’attrapa par la manche de sa chemise et le ramena tout contre lui. Première étreinte depuis… toujours ? Au moins depuis l’accident. Il serra fort. Plus fort encore. Sven jura sentir le cœur du gamin pulser contre son torse. Sa cage thoracique lui fit mal sous la compression de ses os par les bras musclés de son neveu. Sven resta interdit. Il balbutia :

— Que… euh… d’accord ?

Il hésita, puis l’étreignit à son tour. Avec douceur. À craindre de l’effrayer par un mouvement trop brusque. Cole demeura docile et Sven relâcha la pression. À leurs pieds, Lambda aussi voulait être câliné. Il leur tournait autour et cherchait une ouverture pour se faufiler entre les deux hommes.

Cole pleurait. Ses larmes noyaient la nuque de son oncle, il reniflait à grand bruit contre son épaule :

— Je t’en supplie, murmura-t-il, je t’en supplie, sors-moi d’ici. Me laisse pas mourir. Le laisse pas me tuer. Par pitié.

La tête de Sven lui tournait. Jamais Cole n’avait manifesté une telle terreur. Lui d’ordinaire si fermé. L’oncle s’extirpa à grand-peine des bras tremblants de son neveu, il remonta ses mains jusqu’aux joues rougies et humides, puis lâcha un baiser sur son front avant de lui répondre sur un même ton :

— Jamais. Jamais j’accepterais qu’il en arrive là. T’as ma parole.

Sans même lui lancer un dernier regard, il quitta la pièce avant de s’écrouler sous le poids de la culpabilité. Cole tomba à genoux. Il se recroquevilla en position fœtale avec une seule idée en tête : le scientifique reviendrait. Chaque seconde qui passait le rapprochait de la mort.


Texte publié par Albane F. Richet, 4 mai 2022 à 17h14
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