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tome 1, Chapitre 1 « Le martyr » tome 1, Chapitre 1

“C’est pour ton bien, Cole.”. L’intéressé serra ses poings tremblants. Une lame brûlante remonta le long de son échine tant il exécrait cette litanie. Pour son bien. Énième manipulation du bourreau. Une simple phrase qui avait suffit à dompter le rat de laboratoire quelques années. Plus maintenant. Elle exacerbait désormais le feu dans son ventre. Sa haine pour l’homme à la blouse blanche, bien planqué derrière sa vitre teintée. Le lâche.

Le jeune homme plaqua la pulpe de ses doigts contre le verre. Le froid contrasta avec cette chaleur bouillonnante dans ses veines. Son œil aigue-marine sonda la glace à la recherche de son ennemi, mais seul son reflet blafard l’affronta. Un rictus de dégoût souleva un coin de sa lèvre supérieure : ses cheveux blonds retombaient en cascade le long de ses joues et de sa nuque, son bandeau dissimulait sans grâce son oeil gauche et, plus le scientifique l’emmerdait, plus les veinules dans son cou saillaient. Dans une grimace, il cogna cette imitation de lui-même. Une fois. Deux fois. Ses phalanges saignèrent. La vitre trembla, mais ne céda pas.

— Cole, arrête ton cinéma ! Tu vas te blesser…

La voix de l’ordure grésilla avec nonchalance à travers les hauts-parleurs et résonna à travers la pièce. “Trop tard, enfoiré !”, le nargua Cole. Coup de tête. La violence du geste lui soutira un gémissement. La douleur irradia le long de son crâne, il porta la main à son front et recula de trois pas. On couina à ses pieds. Une langue chaude et râpeuse lui lécha le poignet, puis une patte blanche lui gratta la jambe. Malgré le tissu de son pantalon, Cole sentit les griffes caresser sa peau. La culpabilité d’avoir inquiété Lambda le terrassa : il baissa la tête vers le Colley aux oreilles relevées.

— Quoi ? T’en as pas marre qu’on nous traite comme des merdes ?

Pour toute réponse, l’animal pencha la tête sur le côté et secoua la queue. Le bourreau estima le moment opportun pour répliquer :

— Et toi ? Tu n’es pas fatigué de jouer les martyrs ? Tout ce qu’on fait ici, c’est pour ton…

— Ta gueule !

Cole fut surpris de l’autorité dans sa voix, mais il n’en montra rien. Si, lui, ne voyait pas les tortionnaires, eux le reluquaient sans cesse. Le ton qu’employa le scientifique ensuite perdit toute sa chaleur et sa bienveillance :

— Tu finiras par céder. Ton chien a besoin de sortir. Nous serons patients.

Un nœud de rage monta à la gorge de Cole, il vacilla à l’idée qu’on abandonne Lambda comme on l’abandonnait, lui. Le chien aboya une unique fois pour rappeler sa présence à son maître. Il lui tourna autour, impatient : c’était l’heure de sa sortie matinale. Le rat de laboratoire essaya à nouveau d’être entendu :

— Je veux l’emmener dehors moi-même. Fous-moi des chaînes ou une muselière si ça te chante, mais laisse-moi au moins ça.

Une fois à l’extérieur… une fois éloigné du dédale de couloirs qui composait le sous-sol, il s’occuperait des bourreaux et fuirait avec Lambda. Il trouverait de l’aide. On verrait les sévices qu’il subissait chaque jour, les humiliations marquées sur sa chair, les négligences dont témoignait sa pâleur anémique et sa coiffure broussailleuse. Il vivrait, enfin. Une montée d’adrénaline lui procura un regain de confiance. Cole releva le menton sur un air de défi. Au plafond, dans les coins, les caméras filmaient sans bruit, un point lumineux sous leur lentille perverse.

Pas de réponse. Le temps du scientifique était compté, précieux et il ne se répétait que pour mieux assurer son emprise. “Ta place, Cole, est dans ta chambre. Nulle part ailleurs.”, lui avait-on seriné. Lambda gémit un peu plus fort, assez pour lacérer le cœur de son maître. Il s’agita. Se mit à haleter. Cole afficha un parfait stoïcisme. Il serrait les dents, les nerfs à fleur de peau. “Tiens encore un peu, Lambda”, pensa-t-il, “ils peuvent lâcher du lest. On peut gagner un minimum de liberté.”.

L’animal leva les pattes avant et atteignit le flanc de Cole. Ce dernier cassa le contact avec la vitre teintée, non sans grimacer, et répercuta toute son attention sur le Colley. Il se mordit les lèvres quand son œil considéra ceux du canin. Leur noirceur pétillante, à exprimer la plus pure des supplications. Les traits du jeune homme s’affaissèrent, le scientifique ne manqua pas de saisir cette faiblesse à la volée :

— On appelle ça de la maltraitance animale. Tu sais ce que tu as à faire. On s’occupera de Lambda quand tu te seras exécuté, par avant.

L’enflure ! Une vague de rage lui chauffa les joues. La crise n’était plus très loin. Sa respiration s’intensifia, il préféra marcher dans la pièce plutôt que de laisser libre cours à ses pulsions incontrôlables. Il tourna. Tourna encore. Un lion en cage. Dans un accès de colère, il envoya valser les livres de sa bibliothèque, donna un coup de pied dans son canapé, se dirigea vers son lit où, tout à coup, il se figea.

De part et d’autres de l’armature, les lanières de cuir reposaient tels des vipères péliades sur le matelas où Cole avait repoussé sa couette à coups de jambes. Elle recouvrait désormais le pied du lit comme une cascade de dégueulis, avec sa couleur verdâtre proche du jaune pâle. Les sueurs froides s’invitèrent sur son front malgré la chaleur fulgurante qui émanait de son corps.

Derrière lui, un grattement. Lambda se tenait assis devant la porte close, un espoir indicible de la voir s’ouvrir dans le regard. Il tremblait de tous ses membres, impatient et mal-à-l’aise. Le scientifique s’était tu, mais Cole le devinait toujours, bien en sécurité derrière sa vitre, à scruter les différentes caméras de sécurité, dont celle qui donnait tout droit sur son lit. Pour l’intimité, on repasserait.

Nouveau gémissement. Plus poussé. Un aboiement. Lambda ne tiendrait plus longtemps. Torture insupportable pour le maître. La souffrance de Lambda lui vrillait les nerfs et lui lacérait les côtes. Même sans le voir, le jeune homme imaginait sans mal le désespoir de Lambda. Son envie de bien faire. D’être un bon chien, comme on le lui répétait chaque jour. De rendre son alpha fier. De l’aider à atténuer les malheurs de son quotidien. Tout cela pour qu’on le laisse mariner dans sa propre urine et sa propre merde ? À patauger dans les odeurs nauséabondes pendant des jours, sans savoir si quelqu’un daignerait plus jamais ouvrir cette foutue porte ? Le laisser dépérir tandis que Cole chercherait dans chaque recoin des vingt mètres carrés qui les entourent s’il ne reste pas des trésors cachés que Lambda mangerait pour ne pas mourir ? Comme si Cole n’avait jamais subi cette situation, à jouer les effrontés. Non, plus jamais une telle infâmie, il se l’était juré.

Un couinement plus long, plus sonore. Cole ferma l'œil, résigné. Pour le bien de Lambda. La boule au ventre, le martyr s’enfonça dans une profonde tristesse et s’assit sur son matelas dur. Il inspira une grande bouffée d’air avant de caler son dos contre ses oreillers. Au bout du lit, les entraves lui léchaient les pieds. Il les contempla sans oser les toucher jusqu’à ce qu’une nouvelle plainte de son ami le réveille de sa torpeur.

D’une main tremblante, Cole attrapa une première lanière et devint le complice direct du bourreau. Le cuir épousa son mollet, s’y agrippa comme une amante trop passionnée. Cole hoqueta, pris à la fois de suffocation et de pleurs qu’il souhaitait cacher. Le poing fermé, il boucla l’entrave au troisième trou. Un ordre du scientifique. Serrer. Serrer. Serrer encore. Jusqu’à grimacer sous les piqûres de la chair pincée. Il recommença avec le pied droit. Lambda aboya. Cole grogna, les nerfs à fleur de peau. Vint ensuite le tour du poignet gauche. Lambda gratta la porte avec frénésie, les deux pattes avant sur celle-ci. Quand Cole eut terminé, il se cala à nouveau sur ses coussins, la gorge serrée, à appréhender l’arrivée de ses visiteurs.

Se voir ainsi harnaché comme une bête dangereuse raviva sa nausée. Les remontées acides lui brûlèrent l'œsophage tandis qu’il contenait tant bien que mal les spasmes de son estomac. Il ferma l’oeil, soulagé de se retrouver dans le noir, en plein déni de sa réalité. Là, une image s’imposa : une maison rustique entourée de saules pleureurs et de conifères. Les branches et les feuilles dansaient au rythme de la brise dans un bruit caractéristique. Un ciel bleu, mais le soleil ne se manifestait pas. Cole ajouta une touche de vert sur les arbres et de marron sur la terre à l’arrière de la maison.

Il se reconnut, petit, à la fenêtre et le temps changea. La brise devint bourrasque. Les plantes s’insurgèrent, loin d’apprécier cette aggravation soudaine de leur condition. La pluie s’abattit sur le toît, les murs en briques, les vitres. Un autre son s’invita dans l’image. Cole fronça les sourcils. Il frémit face à ce schlack ! qui lui glaçait l’échine. Shlack ! schlack ! schlack ! il suffoqua, les poings serrés, le gauche comprimé par l’entrave. Il essaya de changer l’image, mais ne parvint qu’à modifier sa perception : dans le salon, assis sur un rocking chair, sa version enfant fixait un point flou à l’extérieur.

Malgré la pluie diluvienne, Petit Cole ne pouvait détacher son unique œil valide de la forme humaine qui se penchait et se redressait par intermittence. Les schlack ! schlack ! s’assourdirent au profit du tic ! tac ! de l’horloge de grand-père, dans le couloir. Tic ! tac ! à l’unisson avec les mouvements des bras de l’homme dans le jardin. Tic ! tac ! il tenait un objet dans la main. Un objet qui rentrait dans la terre. L’homme ramassa une longue forme blanche qu’il glissa non sans mal dans un trou à peine assez grand. Un linceul avec sa femme à l’intérieur. Il essuya son front. Replaça la terre là où elle s’était trouvée auparavant. Tic ! Tac ! il prit son temps et Petit Cole se recroquevilla dans le fauteuil. Son ventre se noua quand l’homme rebroussa chemin vers la maison.

Cole secoua la tête pour se sortir de ce souvenir. En vain. Il gémit. L’homme ouvrit la porte. Il haletait sous les efforts fournis. Chemise trempée. Pantalon crotté. Il s’avança d’un pas lourd vers le petit garçon. Sous les lunettes, les gouttes de pluie et les larmes. Les traits tirés. D’horreur. De fatigue. De douleur. Il s’agrippa au bras du jeune Cole :

— Ça… ça va s’arranger, d’accord ? Ne t’inquiète pas. Je vais m’occuper de tout. Ce n’est pas de ta faute.

Lambda aboya de contentement. Cole réussit à ouvrir l'œil et se sortit de son image sordide. Bien sûr que non, rien n’était de sa faute. Le bourreau entra dans la pièce, suivit de près par son acolyte. Le scientifique, blouse blanche et lunettes sur le nez, ignora l’animal pour se diriger vers son patient. Il esquissa un sourire qui raviva la colère noire de Cole.

— Reste tranquille, veux-tu ?

— Va te faire foutre !

L’ordure haussa les épaules. Seules différences avec l’homme de son image : des cheveux plus gris, des rides plus marquées. Il enroula la dernière entrave sur le poignet droit du cobaye. Cole serra les dents. S’il bougeait, l’autre ne clipserait pas la laisse de Lambda à son collier. Ils fuieraient comme des lâches, tous les deux. Retour à la case départ. Chien qui macère dans ses déjections. Qui crève de faim pendant des jours. Tout comme le maître, d’ailleurs.

— J’peux y aller ? demanda le complice resté près de la porte.

Lambda le remerciait du regard, il secouait la queue et haletait d’allégresse. Bientôt la délivrance.

— Oui, Sven, vas-y.

L’autre ne se fit pas prier. Il déguerpit plus vite que s’il avait été poursuivi par un essaim d’abeilles. Le bourreau caressa le bras de Cole de ses doigts fins aux ongles bien taillés. Le martyr voulu se libérer. En vain. Il inspira profondément, mais refusa de retourner dans son image. “Ce n’est pas de ta faute.”. Non. Ce n’était pas lui, Cole, qui tenait la pelle.

— Comment te sens-tu, ce matin, mon chéri ?

— Détache-moi et tu verras…

Les menaces ne fonctionnaient jamais avec le bourreau. Qu’importe. Il voulait un moment père-fils de qualité ? Cole ne lui ferait pas bouder son plaisir.


Texte publié par Albane F. Richet, 1er novembre 2021 à 18h09
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