— Oh, mon dieu, Cole ! Qu’est-ce qu’il t’es arrivé ? demanda Dawn les yeux écarquillés, hypnotisée par ses joues.
Le jeune homme y passa une main. Elles étaient en feu, égratignées et constellées de petites plaies. Lambda lança deux longs aboiements, comme s’il se moquait du maître. Dawn se pinça les lèvres pour ne pas rire tandis que Cole s’avachit dans le canapé, près d’elle, avant de bougonner :
— Ça va, c’est la première fois que je me rase tout seul… d’habitude, c’est mon père qui s’y colle. Il pense que c’est une mauvaise idée de me laisser avec des lames dans la même pièce…
Dawn se blottit dans un plaid :
— J’en suis désolée…
Elle pencha la tête une fois à gauche, une fois à droite, avant d’ajouter :
— Est-ce qu’il a raison ?
Cole haussa les épaules :
— P’t’être bien que… parfois, je fais des bêtises.
Il tira sur les manches de sa veste de pyjama, cacha ses poignets souvent meurtris, même si, aujourd’hui, on n’aurait pu y déceler aucun traumatisme. Dawn vit en cet homme l’enfant qu’il avait pu être. L’adolescent torturé. La culpabilité qui le rongeait depuis des années. Cette certitude que tout ce qu’il traversait était de sa faute. Le chemin de la guérison serait long, semé d'embûches… mais fuir le laboratoire était sans nul doute la meilleure chose qu’il avait pu arriver à ce nouvel ami si particulier.
— Si jamais ça arrivait encore, commença-t-elle sur un ton apaisant, alors promets-moi que tu viendras m’en parler.
Des papillons minuscules dansèrent dans le cœur de Cole. L’expression d’un futur dont Dawn ferait partie effaça son anxiété chronique. Il ne restait plus que cette énergie étrange, dont il avait peu l’habitude. Celle qu’il avait ressenti de plein fouet quand il s’était arrêté dans la clairière, lors de sa fuite. Cette liberté soudaine, tant attendue, avait ravivé la joie. Elle était là, au creux de sa cage thoracique. Elle irradiait, cette fois encore. De la plus belle des façons. Il acquiesça, le visage grave, avant d’opter pour un sujet plus léger :
— Il reste une chambre, là-haut. Je peux dormir dans le canapé, si tu préfères.
Dawn secoua la tête et se para de son plus joli sourire :
— Non, c’est bon. Je suis bien installée, déjà. Tu ne m’ôteras pas de ce sofa !
— Bon, très bien, mais Lambda reste avec toi.
L’intéressé releva les oreilles. De quoi ? Le maître ne voulait plus de lui ? Il ronchonna avant de plaquer la truffe entre ses pattes, persuadé d’avoir été un mauvais chien.
— Tu es près de l’entrée, expliqua Cole comme s’il avait compris les jérémiades de son compagnon. S’il se passe un truc, tu seras le premier au courant et tu pourras nous avertir. Tu comprends ?
Lambda se redressa, mais grogna. Il grimpa entre Dawn et Cole, obligea le maître à se pousser et se cala aux pieds de sa camarade de chambre. Elle lui gratta la tête, pour son plus grand bonheur. Lambda jappa, il nargua l’alpha. Lui, dormirait bien. Lui, ne serait pas seul pour la nuit. Cole lui ébouriffa la tête avec dédain, puis leur souhaita bonne nuit avant de prendre congé.
Cole s’aventura à l’étage. Il dépassa, non sans lui jeter un regard noir, l’horloge de grand-père dont le tic-tac immuable le poursuivit en rythme. La minuterie du plafonnier grésilla dès qu’il déclencha l'interrupteur et la lumière inonda les murs au papier peint défraîchi. Il représentait autrefois une forêt verdoyante, en parfaite harmonie avec le plancher en bois et les portes qu’on avait repeint en marron foncé.
Le jeune homme entr’ouvrit celle de son ancienne chambre. Sven et lui avaient laissé la lampe de chevet allumée. De quoi réveiller Nours en pleine nuit et, peut-être, l’empêcher de reprendre des forces. L’inquiétude barra l’estomac de Cole. Il entra à pas de loups, son cœur battit plus fort quand il entendit la respiration sifflante, encombrée, du dormeur. Il avait perdu toutes ses couleurs, il toussait par intermittence. De manière faible. Sans force. Incapable de se réveiller pour expulser les impuretés coincées dans son oesophage. Les larmes montèrent à l'œil de Cole. L’espace d’un instant, il s’imagina être le responsable de l’état de son ami.
Il borda son compagnon, éteignit la lumière, puis susurra dans la pénombre :
— Meurs pas, Nours. D’accord ? J’ai besoin de toi…
Il quitta la pièce à reculons, sans faire le moindre bruit. Sven ronflait dans la pièce d’à-côté. Cole se rendit à la dernière chambre, tout au fond. Une lumière chiche s’échappa du plafonnier et renvoya le reflet du jeune homme dans le miroir en pied face à lui. Elle accentua son côté blafard, émacié. Malade. Le pyjama de Sven était à la fois trop court et trop large. Il détourna l’oeil, incapable de supporter cette image plus longtemps.
Ce qu’il découvrit fut pire. De chaque côté d’un grand lit double trônait une table de chevet sur laquelle on avait posé deux photographies différentes dans de magnifiques cadres ouvragés. Jedefray, Ana et, entre eux, une petite tête blonde que Cole reconnut sans détour. Il n’avait pas de cache-oeil, au plus jeune âge. Il arborait la même couleur aigue-marine à droite. Les parents souriaient… heureux ? Cole peinait à le croire. Surtout quand il réalisa la présence du bureau aux bords pointus, à sa gauche, près de la fenêtre qui donnait sur le jardin. Il était déjà venu ici. Le jour où tout avait basculé.
La pièce lui parut aussi claire qu’en plein jour. Dehors, le brouillard. Le souffle, haletant, de la femme appuyée sur le bureau. Les cheveux noirs, longs, bouclés. Une robe de soie bleue. Des chaussures à talons de même couleur et de belle facture. Ana. Sa mère. Il l’avait appelée de sa voix fluette de petit garçon. Il n’avait rien ressenti, comme si le mot ne signifiait rien de particulier. Aucune affection, aucune émotion chaleureuse. Juste un mot lambda pour que la femme face à lui se reconnaisse alors que lui-même avait oublié son existence. Comment avait-il pu l’oublier, d’ailleurs ?
Il avait… perdu connaissance. Il avait dormi. Longtemps. C’était ce qu’avait dit son père. “Il est carrément détaché de ses émotions, Jed’”, avait alerté tonton Sven, au laboratoire. “Oh, écoute ! C’est normal d’avoir des séquelles après ce qu’il lui est arrivé. Cesse de faire le demeuré”, l’avait rabroué son frère.
Maman s’était retournée. Elle lui avait fait face, les yeux pétillants d’une malice inavouable. L’épouvante avait déformé ses traits autrefois si doux et aimants. Petit Cole avait serré les dents : elle le détestait.
— Qu’est-ce que tu es ? avait-elle craché, démente. Réponds ! Un démon ? Un monstre ? Mon fils est mort. MORT ! Alors toi, qu’est-ce que tu es, sinon une abomination ?
Elle avait renversé le bureau. Hurlé. Gémi. Hypersalivé. Horreur ! Aberration ! Cadavre ! Pourriture ! Petit Cole s’était paralysé, le visage de marbre. Moins il réagissait, plus Maman s’était énervée. Elle était devenue folle. En rage.
Grand Cole recula, brûlé par ce souvenir. Il se propulsa dans le couloir, en proie à une nouvelle crise. Il tremblait. Transpirait. Entendait encore la voix nasillarde de sa mère lui vomir au visage toutes les insultes qu’elle lui avait proféré ce jour-là. Il plaqua les mains sur ses oreilles, pria pour que les injures cessent. Dans un regain d’espoir, à la manière d’un phare dans la nuit profonde, il se raccrocha à l’image de Marylou. De Nounours. De Dawnie. De Lambda. “J’t’emmenerais au terrain-vague”, avait promis Marylou, “là-bas, on est tous comme toi”. “Je vais pas te lâché”, avait assuré Nours. “Tu paniques. C’est normal”, murmura la voix de Dawn jusqu’à couvrir toutes les autres.
Il repensa au contact de ses doigts sur sa peau, de son front contre le sien. Ce transfert d’énergie, si intense et étrange qu’il avait ressenti… Est-ce que, dans la forêt, les arbres l’avaient vraiment mené jusqu’à elle ? C’était fou. Aussi fou que de le croire malade. L’idée ne voulait plus le quitter : il s’était passé quelque chose, là-bas. Une chose inexplicable qui le terrorisa au point de provoquer des relents acides dans son oesophage.
C’était la panique. Juste l’effet de la panique. Dawn avait raison.
Cole se redressa, puis entra dans la chambre de son oncle. Pas question de dormir dans celle de ses parents. Il alluma la lumière sans réfléchir :
— Oh ! Putain, mais éteins là ! J’dormais, merde ! ragea la voix pâteuse de Sven.
Il ajouta :
— Oh, merde… ma tête…
L’homme pesta encore un instant, assez pour que Cole découvre son torse nu constellé de grains de beauté. L’homme se redressa, encore groggy :
— Tu veux quoi ?
— Je peux dormir là ? Et toi prendre la chambre d’à-côté ? C’est ça ou je dors dans le couloir à même le sol.
Sven le jaugea comme il put avec ses pupilles qui avaient toutes les difficultés du monde à faire le point.
— Tu jures de m’laisser dormir ?
Un élément attira l'œil de Cole. Sur tout un pan de mur, Sven avait entreposé les reliques de son ancienne vie. Des guitares, un micro sur pied et, collés à la Patafix, des posters où posaient un groupe de musique. Sven en tant que chanteur principal. Cole lut le nom inscrit sur l’affiche :
— “Unchained” ? T’es sérieux ?
Sven haussa les épaules :
— Pure coïncidence. On s’est séparés après… bah après ta mort, quoi… J’étais plus en état de jouer.
Il se leva du lit et tapota l’épaule de son neveu :
— Dors bien, mon grand. A demain.
Il rejoignit ce que Cole assimilait désormais à “la chambre maudite”. Au moins, dans celle-ci, Cole n’eut aucun souvenir désagréable. Au contraire, il était même curieux d’écouter les CDs d’”Unchained” et d’ouvrir placards et tiroirs afin d’en savoir davantage sur l’existence souvent oubliée de son oncle. Il s’en abstint, malgré tout. Il était tard. Il n’avait plus la moindre énergie et, dans le pire des cas, il aurait encore trouvé un objet qui aurait ravivé ses pires traumatismes. Il décréta avoir assez souffert dans sa journée. Le reste attendrait. Le lendemain s’annonçait terrible, mais nécessaire.
* *
Les pieds couverts de gadoue. Il pleuvait. Il grêlait. Les billes de glace s’échouaient sur les troncs d’arbres dans un bruit claquant, comme si le bois avait été recouvert de verre. Elles lacéraient la peau de Calvin, une onde électrique parcourut ses veines à la manière d’un coeur qui bat. Les yeux écarquillés, il entendit autre chose : un grognement. A la fois sourd et intense. Un barrissement.
Les sens en alerte, Calvin ramassa un bâton de bois long et épais qu’il tint à deux mains. Il s’avança, les pieds gelés, dans la forêt boueuse. Le vent d’Ouest obligea les arbres à s’arque-bouter vers l’Est. Calvin eut l’impression qu’ils s’inclinaient lors de son passage sur le chemin de terre. Une illusion d’optique ? La fièvre, sûrement.
Le cri de bête amplifia, il dominait toute la forêt. Calvin se doutait de l’immensité du lieu. Les troncs, immenses, renfermaient de nombreux anneaux de croissances, ils atteignaient une hauteur vertigineuse et avaient vécu à travers les âges. Plus Calvin s’enfonçait dans le sous-bois, moins il distinguait le ciel. Plus le halètement de l’animal féroce se rapprochait.
Calvin se cramponna à son baton de bois. Le barrissement emplissait ses oreilles, désormais. Des râles d’homme, aussi. Une voix. Familière. Rongée par une rage effervescente.
— Cole ! appela Calvin, la panique dans la voix.
Il courut. Plus vite. Haleta. Il repéra Lambda, vague silhouette parmi les arbres. Il aboya. Couvrit le cri de la bête. Calvin enjamba les racines centenaires, fit claquer ses pieds sales dans une eau si froide qu’un courant électrique remonta jusqu’à son cœur. Son souffle se coupa sous le choc thermique. Il n’hésita pas une seconde. Déterminé. Chaque pensée rivée sur son ami en proie avec une bête hostile. Lambda lui indiquait la route.
Un ours. Le monstre au rugissement féroce. C’était un ours aussi grand que Cole. Celui-ci était parvenu à maîtriser l’animal. Il le plaquait contre l’écorce boursouflée d’un arbre, le maintenait à la gorge. Les maxillaires tirées, il arborait sur le visage une expression à la fois de terreur et de haine qui fit frissonner Calvin.
L’ursidée frappa les épaules de son adversaire avec de violents coups de pattes, véritables massues contre les omoplates de son opposant. Lambda tournait, agité, autour des combattants ; il cherchait une brèche qui lui permettrait de sauver le maître.
Cole recula d’un pas. Les coups de l’ours redoublèrent d’intensité. Cole se fracassa contre la terre argileuse et les racines monstrueuses. Son prédateur se jucha sur ses deux pattes arrières, poussa un rugissement moqueur. Lambda se positionna devant le maître, prêt à bondir, les poils hirsutes.
— Aaaaah ! hurla Calvin.
Il frappa la bête à la tête de sa force herculéenne. Une fois. Deux fois. L’ursidée, hagard, tomba au sol. Calvin, dans sa folie furieuse, s’acharna. Trois fois. Quatre fois. Le crâne de l’animal explosa dans un bruit d’os craquants et de cervelle écrasée.
— Arrête ! Arrête ! s’époumona Cole épouvanté.
Calvin lui adressa un regard circonspect. Calvin ne savait plus très bien ce qu’il faisait. Comment il en était arrivé là. Mais quand il vérifia l’état de l’ours, ce n’était plus une bête sauvage qui gisait à ses pieds. C’était Jedefray.
— Il l’avait mérité ! rugit-il à l’intention de Cole.
Il se radoucit, plus inquiet que jamais :
— Il l’avait mérité, n’est-ce pas ?
Cole allait répondre quand Sven apparut au milieu de la forêt dense.
— Bordel, mais qu’est-ce que t’as fait ? C’était notre seule chance !
Lambda grogna. Il s’assit près de son maître. Près de Calvin. Tous trois arborèrent un air menaçant. Dans l’ancienne chambre de Cole, Nounours secoua la tête en tout sens, perdu dans son rêve, incapable de se réveiller. Dans la pénombre, il murmura le tréfond de la pensée tandis qu’il voyait avec clarté l’image de Sven, grimaçant :
— Soit il fait partie de la meute. Soit il est contre nous.
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