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tome 1, Chapitre 41 « Antipodes » tome 1, Chapitre 41

L’eau chaude bienfaitrice coula en cascade sur la peau de Cole. De quoi ôter la crasse, la poussière, le sang coagulé ou encore la terre accumulée au creux de ses ongles trop longs à son goût. Il leva les yeux au plafond : pas de point rouge. Aucune caméra, nulle part. Personne pour le reluquer. Pour s’assurer qu’il ne se foutait pas en l’air. L’extase. Pour la première fois, il prit son temps. Il se shampooina deux fois, passa savon et eau sur son visage émacié, sur son corps tout entier. Ses poignets ne comportaient plus de traces des sévices passés. Cole gardait malgré tout ce teint blafard où ses veines bleues et vertes ressortaient.

Par habitude, une fois une serviette enroulée autour de sa taille, il se précipita sur son cache-oeil afin de murer dans l’obscurité cet organe avec lequel il ne voyait plus rien. Est-ce que cela datait de son accident ? Il n’en était plus sûr. Cela remontait à si longtemps… Cole se cramponna au rebord de l’évier : il était mort. Mort. Il serra les dents, combattit l’envie de vomir. Son cœur, bien vivant, battit à tout rompre. Il revit la pierre tombale. Cole Ezeckiel Coldman. Les deux dates. Aucun. Doute. Possible. On l’avait enterré. Foutu dans un cercueil. Cloué. Schlack ! Schlack ! Certains souvenirs s’imposaient, tenaces. Il se revit dans le rocking chair. La pluie comme des coups sur la vitre. Au loin, son père. Sa mère dans le linceul. Elle voulait qu’on l’aide, pensa-t-il. Elle voulait que ça s’arrête.

Insupportable. Cole se rua vers les toilettes où il vomit des jets acides. C’est pour ton bien, Cole. La voix de son père prit le pas sur ses souvenirs. Il revint au laboratoire. Les injections. Les I.R.Ms. Les gélules. De toutes les tailles, de toutes les couleurs. Tu es malade, je vais m’occuper de toi. Non ! Il ne le voulait pas. Il ne le voulait plus. Il pleura. Trembla. Il se recroquevilla contre le mur, pauvre âme torturée sans repères. Je vais t’endormir, mon chéri. Il allait le tuer. Ça, Cole n’en doutait plus. Craniotomie. Le mot tournait dans sa tête. Pourquoi avoir envie de m’ouvrir le crâne, putain ! Il plaqua les mains sur ses oreilles, pria pour que la voix de son bourreau s’arrête, que les souvenirs s’estompent.

Des doigts fins effleurèrent son épaule. Cole sursauta, l'œil écarquillé. Dawn, l’air inquiet. Il l’effrayait. Lambda s’assit devant lui et aboya une unique fois. Un “Reprends-toi” que Cole sut percevoir. Il se déboucha les oreilles tandis que Dawn finissait sa phrase :

— … toqué, mais tu pleurais. Ça va ?

Il transpirait, le souffle court. Il s’essuya les joues, puis sentit une nouvelle quinte de larmes le dévaster tandis que son amie s’installait à côté de lui, contre le mur.

Cole voulut lui dire de partir. De le fuir. Il savait de quoi il était capable. Toute sa chienne de vie, il avait piqué des colères terribles lors desquelles il fantasmait de mordre son bourreau, de lui déchiqueter la gueule, de lui ouvrir le bide en deux pour en sortir chaque organe un à un. Il pourrait avoir ce même accès de violence envers elle. Il ne le supporterait pas. Les sons refusèrent de sortir de sa gorge. Il couina. Il couina ces mots si durs qui l’aurait poussée à prendre ses jambes à son cou. Partir vite et loin de lui. Encore une perspective qui lui rappelait combien sa vie était misérable d’un bout à l’autre. On l’abandonnerait. Encore. Toujours.

Dawn attendit, patiente. Des crises, elle en avait vu passer de nombreuses chez ses élèves. Toutes différentes. Parfois, un geste amical faisait toute la différence. D’autres fois, au contraire, il valait mieux éviter tout contact physique. D’autres fois encore, demander de but en blanc ce qui n’allait pas. Ou juste se taire. Dans tous les cas, Dawn avait tenu à être présente. Pour la sécurité des enfants, d’abord, mais aussi parce qu’humainement, il lui aurait été impossible de les laisser souffrir seuls, sans les épauler d’une manière ou d’une autre.

Mais elle n’était pas face à un adolescent en détresse, cette fois. Elle se tenait aux côtés d’un adulte qui avait souffert toute sa vie de sévices dont elle n’imaginait pas le quart. La jeune femme n’avait pas besoin d’en savoir plus : les réactions de Sven, sa rencontre avec Jedefray, l’amitié de Calvin dont elle avait été témoin, la loyauté de Lambda et les moments, quoique peu nombreux, qu’ils avaient partagés tous les deux jusque là, lui permettait de dresser le portrait de l’homme traumatisé, ratatiné sur lui-même qui se tenait sur ce carrelage froid, à trembler de tous ces membres.

Cole haletait, mais il ne geignait plus. Dawn inspira profondément : c’était difficile de se prendre de plein fouet toutes ces émotions si discordantes des siennes. Elle savait que la discussion serait difficile. Elle savait qu’elle aurait un mal fou à s’en remettre. Elle savait qu’il lui faudrait faire preuve d’un inégalable self-control pour cacher à Cole toute la tristesse, la détresse, la colère qu’elle ressentirait pour lui. Avec lui. C’était, pourtant, ce qu’il lui fallait. Se libérer de ses pensées, de cette rage refoulée, de ces peurs dont il n’avait peut-être même pas conscience. Il n’avait pas besoin d’un soutien qui s’effondrerait au premier traumatisme mentionné. Dawn devait être forte. Pour deux. C’était le prix à payer pour que Cole confronte ses démons, se relève et avance. Quand elle se sentit prête, elle tendit la main. Il ne la prendrait peut-être pas, mais elle était là. C’était le plus important.

— Si, un jour, je voyais une pierre tombale avec mon nom dessus et la date précise de ma mort, je réagirais sans doute comme toi.

Cole haleta moins vite, surpris. Il ne sut que répondre, le cerveau encore embrouillé par ses pensées parasites. Tandis qu’il jaugeait la jeune femme, celle-ci reprit :

— C’est incroyable, ce qu’il t’arrive.

Cole renifla, loin de comprendre ce flot de sentiments qui le transperçait de part en part. Il réalisa alors combien il était fatigué. Épuisé, dépourvu de toute énergie.

— Tu devrais pas… Tu devrais pas… rester là. Je sais pas…

… me contrôler. Il se ravisa, paniqué à l’idée de lui faire peur.

C’était étrange, cette sensation. L’envie qu’elle fuit, persuadé d’être un danger pour elle. L’envie qu’elle reste, convaincu de voir en elle cette alliée dont il avait éperdument besoin. Son cœur se serra, avide de l’approcher, de prendre cette main tendue, de se blottir contre cette amie apaisante. Il effectua un mouvement de recul, pourtant. Tu es malade, Cole, avait répété son père inlassablement.

— Je suis assez grande pour décider toute seule où je vais, le raisonna-t-elle dans un sourire. Souvent, je me dis… que c’est effroyable de voir ce qu’on peut faire subir à un enfant.

Cole la jaugea du regard. Est-ce qu’elle se fichait de lui ? Non. Son air perdu dans le vague l’assura de son sérieux.

— Ton père… Il t’a enfermé, c’est bien ça ? Pendant…

— Quinze ans, coassa-t-il.

— Quinze ans ?! Bon sang…

Dawn secoua la tête, un drapeau rouge s’illumina dans sa tête. Rien de plus toxique qu’un homme qui prive son enfant de liberté et manque de l’assassiner sous ses yeux. Aucune rédemption pour ce type. Elle se renfrogna à tel point que Cole crut indispensable de tempérer :

— Y paraît que j’ai tué ma mère.

Cette réalité forma des pics de glaces dans les entrailles du jeune homme. Est-ce que c’était vrai, seulement ? Il doutait de tout, désormais.

— C’est à dire ? s’enquit Dawn, le visage fermé.

Cole reporta toute son attention sur ses doigts. Ses ongles trop longs avec lesquels il s’égratignait les poignets de temps en temps, quand le scientifique ne le faisait pas s’attacher aux lanières de cuir.

— Jedefray dit que je suis malade.

Dawn attendit la chute, persuadée d’une blague. Celle-ci ne vint pas. Elle reprit :

— Malade… dans quel sens ? De quoi, je veux dire ?

Le temps de son silence, elle s’imagina un crime passionnel ou un trouble dépressif assez violent pour nuire à la vie de cette femme qu’elle ne connaîtrait jamais… mais on parlait d’un enfant de cinq ans à l’époque. Est-ce qu’on peut être atteint d’une situation psychiatrique pareille à un si jeune âge ?

— Malade, genre contagieux, déclara Cole évasif.

Le manque de détails frustra Dawn, loin d’être médecin, mais toujours affectée quand il s’agit de bactéries ou virus qui voleraient en sa direction. Elle serra les dents, se refusa d’effectuer un mouvement de recul.

— Imaginons que ce soit vrai, murmura-t-elle, c’est quoi, ce que tu transmets ?

Cole frissonna, à la fois soumis au froid du carrelage, mais aussi parce qu’il exécrait l’idée que Dawn ne doute pas un instant de sa prétendue maladie. Il se massa le front, à se rappeler les symptômes que son père essayait vainement de soigner :

— Je me mets beaucoup en colère. Fort. Jusqu’à en avoir la fièvre.

Sa voix se perdit dans les aiguës, il succomba à une première quinte de larmes.

— Comme je m’énerve trop, je hurle et… j’en ai mal à la gorge.

Dawn était toujours là. Elle écoutait. Elle ne bronchait pas. Cole énuméra plus vite malgré les sanglots :

— J’ai l’estomac qui se retourne dès que j’appréhende l’arrivée de mon père. Je l’entends me parler, jamais pour dire des trucs sympas. J’ai le cœur qui s’emballe. J’perds le souffle, je… je… je…

Il haletait. Fort. Si fort. Ses poumons brûlaient, quémandaient un air qui n’entrait plus.

— Tu paniques. C’est normal.

L’oxygène s’engouffra à nouveau en lui. Un déclic. Il n’avait fallu que cette dernière parole pour débloquer sa paralysie. Il renifla, s’essuya le nez tandis qu’elle ajoutait :

— La colère, ce n’est pas le symptôme d’une maladie. C’est une émotion. D’accord, parfois il faut soigner un trait colérique trop intense, qui empêche de vivre normalement… mais, clairement, ça ne se traite pas en enfermant la personne dans une chambre pendant des années…

Dawn observa son compagnon d’infortune avec minutie. Oui, il avait l’air malade avec son teint cadavérique ou encore sa maigreur à la limite de l’anorexie. Il avait sûrement besoin d’un bon psychologue, voire d’un psychiatre pour gérer le stress post-traumatique qu’il ressentait à cet instant, mais ce qu’il éprouvait ne lui donnait pas l’impression d’une grippe, d’un COVID ni aucune autre maladie connue. S'il était vraiment atteint de quelque chose, alors ça ne s’aggravait pas. Son corps fonctionnait, son esprit aussi. Il n’était pas cloué dans un lit, à voir la mort roder. Par acquis de conscience, Dawn leva le bras et, avec une infinie délicatesse, déposa sa paume contre le front perlé de sueur de Cole. Si fièvre il avait quand il perdait pied, alors cela n’y paraissait pas cette fois. Comme par hasard.

— Sven nous en dira plus demain, décréta Dawn apaisée. On avisera ensuite. Ok ? Après tout, il y aurait encore un vaccin qui nous attendrait au labo. Je me raccroche à cet espoir.

Cole se pencha vers elle. Tout proche de son visage, il murmura :

— Je veux pas y retourner.

Il s’accrocha à ses prunelles, certain que si elle les détournait de lui, alors ils n’auraient aucun terrain d’entente à ce sujet. Il aurait hésité à dire ces mots à Calvin, surtout dans l’état dans lequel il se trouvait désormais, il ne les aurait jamais prononcé face à Sven si celui-ci avait insisté pour qu’il suive le dernier traitement miracle du bourreau. Mais, c’était de Dawn, dont il s’agissait. Malgré le peu de temps qu’ils avaient passé ensemble, Cole sentait cette énergie si différente qu’elle dégageait. Une énergie qui s’harmonisait à la sienne. La certitude de pouvoir se confier sans être jugé, sans qu’une parole ne tourne au drame, aux cris et aux pleurs. Une énergie, somme toute, aux antipodes de celle que dégageait Jedefray.

Il avait bien deviné : Dawn garda ses iris bleus rivés sur lui.

— Je comprends, dit-elle simplement, mais il ne s’agit pas que de nous. Il s’agit de Monroe. Quoi que soit cette maladie, elle va se répandre. J’imagine que, si Jedefray ne souhaite pas commercialiser son remède miracle, c’est parce qu’il faudrait qu’il explique pourquoi il l’a créé à la base. Fatalement, il va devoir parler de toi, que tu sois malade ou que lui le soit suffisamment pour injecter à son propre frère un truc qui, peut-être, ne sert à rien. Jedefray n’est plus censé avoir de fils. C’est sûrement pour ça qu’il garde ce vaccin là-bas.

Elle posa le front contre celui, encore humide, de Cole tandis que les pas de Lambda cliquetaient sur le carrelage, à chercher le meilleur endroit où se placer. Il grogna doucement, déçu, conscient d’être de trop. Dawn susurra :

— Je ne veux pas mourir. Ni mes amis, ma famille, ces enfants dont je suis responsable tous les jours… C’est au-dessus de mes forces.

Cole ferma l’oeil : c’était la première fois qu’on lui demandait de voir au-delà de lui-même. De prendre la place des autres, d’imaginer leurs émotions, en particulier leur peur, leur inquiétude de voir leur monde qui bascule. Il avait brisé ses chaînes, il avait une bonne idée de ce que signifiait bouleverser ses habitudes. Ça fichait le tournis, c’était moralement violent. Par chance, il avait trouvé Marylou et Nours, sinon il serait sûrement crevé dans un coin sans que personne ne le remarque. Aussi, il était adulte. Il n’en avait pas toujours l’impression, mais il avait vingt ans, après tout. Alors, des enfants plongés dans le chaos… lui aussi, comprit le point de vue de Dawn.

La jeune femme se releva, convaincue qu’il saurait faire le bon choix le moment venu.

— Je te laisse t’habiller.

Elle avait déjà pris une douche, tout comme Lambda qui resta collé contre son maître. Dawn pointa Cole du doigt avant d’ajouter :

— Pas un mot sur le pyjama que Sven m’a dégoté.

Devant l’air circonspect de son ami, elle renchérit :

— Je crois qu’il n’y a qu’une seule femme qui ait jamais vécu ici et elle se trouve quelque part dans le jardin… C’est clairement pas des vêtements d’homme, que je porte.

Son malaise la paralysa d’effroi un instant.

— Elle en aura plus besoin, décréta Cole amusé.

Au moins, il ne paniquait plus.

— Non, d’accord, mais quand même…

Dawn grimaça, puis quitta la pièce, toujours aussi écoeurée.

Cole profita du calme dans son corps et son esprit, il gratifia Lambda de caresses sur la tête. Celui-ci s’ébroua : ses poils, en train de sécher, avaient triplé de volume.

— Tu ressembles à un gros ananas, comme ça !

Lambda aboya une unique fois, indigné que le maître le taquine de la sorte. Cole se releva, rejoignit le lavabo où il entreprit de se couper les ongles. Il se jura de ne plus les faire entrer dans sa peau, de ne plus faire perler le sang, de ne plus cacher ses souffrances au point de les faire sortir autrement qu’avec des mots. On l’écouterait, maintenant. Un grand pas, nécessaire, vers la guérison.


Texte publié par Albane F. Richet, 1er novembre 2024 à 22h03
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