Avec un sourire de politesse, je m’excuse pour aller me rafraîchir. Je m’éloigne de la foule et de la piste de danse, pour m’engouffrer dans un couloir isolé. La musique s’atténue au fil de mes pas. Je soupire, soulagée par le calme qui s’impose petit à petit lors de mon avancée.
Il n’est certes pas poli de se promener ainsi dans une demeure qui n’est pas la vôtre, en particulier quand celle-ci appartient à Sir Pierre-Ambroise De Follet. Si, selon les rumeurs, l’homme de son vivant était assez discret, en tant qu’esprit il est devenu facétieux et farceux avec des tendances douteuses, pour la non-joie de son voisinage de l’Allée des Conteurs. Et les habitants de ladite bourgade s’étaient vus inviter à un bal pour célébrer son anniversaire.
La majorité du temps, j’aime mon choix de lieu de vie, mais parfois je le regrette un peu. Si discuter avec les autres auteurs ne me dérange pas, les mondanités de ce soir n’ont jamais fait partie de mes activités favorites.
Au coin du couloir, j’aperçois une silhouette flottant légèrement au-dessus du sol, me tournant le dos. Je m’immobilise, tendue. Quitte à rencontrer le maître des lieux, autant ne pas le faire seule dans un couloir. Je recule lentement, gardant mes yeux sur l’indésirable en priant qu’il ne se retourne pas au bruit de mes pas ou du tissu de ma robe.
Prière qui n’est pas exaucée. Dès que l’esprit amorce un début de mouvement, je me précipite vers la porte qui venait d’entrer en périphérie de mon champ de vision. Il est hors de question que je sois la prochaine cible de Sir Folletto !
Je referme la porte aussi vite et doucement que possible, et me retrouve dans la pénombre. Une fois mes yeux habitués à la faible luminosité diffusée par les rares chandeliers, je ne peux m’empêcher d’avancer dans la pièce, prise de curiosité.
L’endroit est magnifique et grand, sans fenêtre et rempli de causeuses et fauteuils, tous orientés vers les différents tableaux ornant les murs vers les murs. Je m’approche de l’un d’eux pour remarquer que le personnage peint me suit du regard. Un frisson se répandit le long de ma colonne vertébrale. Je fais demi-tour pour me figer.
La porte a disparu.
– Un souci, ma chère ? demanda une voix suave, un brin amusée.
Le cœur battant, je me tourne en direction de la voix. Il n’y a personne d’autre dans la pièce, sauf les portraits qui me fixent. Leurs regards semblent me transpercer comme des lames. Est-ce… l’un d’eux qui a parlé ?
Je déglutis avec difficulté avant de reprendre contenance en me souvenant de mon éducation.
— Bonsoir. Savez-vous pourquoi la porte à disparue ? demandé-je dans l’espoir d’une réponse.
— La Salle des Portraits ne possède pas de porte, jeune fille, me répond une femme bien en chair dans une lourde robe rose.
La pièce se remplit de chuchotements, avec des rires sournois s’infiltrant dans l’air. Mon estomac se noue, mon corps se tend, et mon cœur s’affole de plus belle. Pas de porte ? Mais j’étais arrivée ici par l’une d’elle !
— Allons, pourquoi vous embêter avec des choses qui n’existent pas ? Venez plutôt vous asseoir pour discuter. Nous recevons si peu de visiteurs.
Je fais un sourire crispé à un homme peint en armure qui fait un geste encourageant vers la causeuse près de son tableau. Aussitôt, tous les autres tableaux se mettent à parler en même temps, voulant eux aussi avoir leur part de mondanités.
— Navrée, messieurs, dames. Je suis actuellement attendue. Mais je peux repasser un autre jour.
Ce n’était pas la chose à dire car maintenant la pièce est remplie d’une cacophonie de voix vives.
Ces portraits n’étant d’aucun secours et n’ayant aucune porte par laquelle sortir, je m’avance dans la salle dans l’espoir de trouver une issue. Je fouille partout en ignorant les voix qui se font désormais colériques, jusqu’à tomber sur une petite table ronde d’appoint. Elle est au milieu de la pièce, presque cachée derrière le haut dossier d’un faste fauteuil.
— Une carte ? m’étonné-je en découvrant l’objet posé sur le meuble.
Voilà qui pourrait m’être utile, malgré les nombreuses tâches d’encre qui la recouvre. Sauf qu’en l’examinant de plus près, je constate que cette carte affiche plus de pièces que ne devrait contenir le manoir. Comment est-ce possible ?
Je secoua la tête. Ce n’est pas important. Ce qui l’est, c’est que je sorte d’ici.
Je repère l’entrée du manoir par laquelle tous les invités sont arrivés, moi y compris. À partir de là, j’essaye de retracer mon parcours jusqu’à la salle de bal pour ensuite tenter de trouver le couloir par lequel je m’étais aventurée. C’est difficile, et les tableaux maintenant hurlant ne m’aident pas à me concentrer, ma tête bourdonnant. J’ai presque envie de céder à leurs plaintes pour retrouver le silence.
— Ici ! m’exclamé-je avec espoir en pointant un doigt sur la carte, le maculant d’encre.
Mon Dieu, cette salle des portraits est presque aussi immense que la salle de bal, et à première vue il ne semble pas y avoir de portes. J’inspecte de plus près cette zone, plissant les yeux au niveau des taches d’encre qui masquent les détails. Il doit y avoir une issue, une porte, une fenêtre, n’importe quoi !
Déterminée à sortir d’ici pour ne pas rester avec des tableaux de plus en plus malpolis, voire grossiers, je m’empare de la carte et m’élance vers l’endroit qui correspond à la tâche d’encre la plus proche. Peut-être que derrière ces tâches se cachent un moyen de quitter ce lieu.
Je fais minutieusement le tour de la pièce, essayant tant bien que mal d’ignorer les insultes fleuries des portraits qui continuent de me suivre des yeux. Après un temps indéfini à passer mes mains sur les moindres aspérités des murs, je me retrouve devant l’emplacement vide où s’était trouvé la porte par laquelle j’étais entrée.
— C’est pas possible, soufflé-je, des larmes perlant au coin des yeux. Non…
Les tableaux se turent une seconde pour se mettre à rire. Rires amusés, froids, presque cruels.
— Petite sotte. Si vous nous aviez écouté et étiez venue discuter avec nous, vous ne seriez pas dans un tel désarroi.
— Mais il n’est pas encore trop tard, chantonna un autre tableau.
— Venez nous parler.
— Venez, venez !
Et chacun d’entre eux se mit à répéter ce mot, ensemble dans un rythme lent, presque lancinant. J’étais piégée, fatiguée, harassée par toutes ces voix. Je voulais juste un peu de calme et de tranquillité, et maintenant je suis emprisonnée dans un endroit pire que le précédent. Mes mains tremblent, faisant bruisser la carte. Carte qui ne sert à rien ! D’un geste rageur, je la froisse en boule avant de la jeter au loin.
Je m’adosse contre le mur toujours vide, mes larmes coulant le long de mes joues, dont les gouttes colorées par mon maquillage s’écrasèrent sur ma robe. Je suis si fatiguée et ma tête me fait mal. Dois-je céder ? Dois-je faire la discussion aux portraits pour avoir la paix ?
— Que se passera-t-il si j’accepte de discuter avec vous ? me renseigné-je, lasse.
— Des conversations fascinantes, bien sûr ! Venez, rejoignez-nous !
— Rejoignez-nous !
Et ils recommencèrent leur rythme avec cette demande. Je m’affale au sol, dépitée. Est-ce là ma seule option ? Parler avec des tableaux jusqu’à ce que la porte décide d’apparaître à nouveau ? Si elle le fait. Peut-être qu’ils ont raison, qu’il n’y a pas de porte ici. Ma tête me lance. Pourquoi cela doit-il m’arriver ? Et ne peuvent-ils pas se taire une minute ? Je veux un peu de silence.
— Taisez-vous ! hurlé-je, agacée.
Ils obéirent trois secondes bénies, pour recommencer de plus belle. À ce moment-là, quelque chose au fond de moi cède et me remplit de rage. Ils ne veulent pas se taire ? Très bien, je les y obligerai !
Gonflée d’une énergie nouvelle et vicieuse, je me relève et récupère la carte que je m’empresse de défroisser avant de la rouler en tube. Sans attendre, je me dirige vers le chandelier le plus proche et enlève son abat-jour en verre. Celui-ci éclate en morceaux lorsqu’il touche le sol, mais je n’en ai cure. J’approche un bout de mon rouleau en papier contre la flamme, extatique quand il s’enflamme.
— La pauvre enfant vient de perdre la tête, ricana une vielle femme arborant un immonde châle en tricot jaune.
Ma première volontaire.
Avec un sourire plein de dents, je touche le tableau avec ma nouvelle torche.
— Mais que faîtes-vous, malheureuse ?!! s’écria la vieille avec effroi.
— Du silence.
Puis le tableau s’enflamma. Galvanisée par ma réussite, je mis le feu à autant de tableaux que possible avant de me brûler les doigts. Puis je jette ce qu’il reste de ma torche sur un fauteuil qui se transforme instantanément en brasier.
Les cris des tableaux résonnent dans la pièce, le feu se propage sur les murs, atteignant les autres tableaux. Le bruit devient insupportable et la chaleur commence à être dérangeante, mais ce n’est que temporaire. Quand ils auront tous brûlés, le silence reviendra et ma tranquillité avec.
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