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tome 1, Chapitre 38 « La flore » tome 1, Chapitre 38

Cole émergea d’entre les aulnes à bout de souffle.

— Lambda !

Sa voix trahit son soulagement. L’animal pencha la tête, oreilles dressées, puis trottina vers son maître sans aucune conscience de la gravité de la situation.

— Oh ! Lambda…

Le ton désolé de Cole laissa le Colley de marbre. Un relent acide brûla la gorge de l’homme à la vue du cadavre. Un énième cadavre. Une larme lui piqua le coin de l'œil : son père avait raison, Cole semait la mort partout où il passait. Il l’entendait jubiler, dans sa tête. “Tu vois ? Je te l’avais bien dit. Tu es malade, Cole. Quel intérêt pour moi de rester au sous-sol de mon propre laboratoire si tu allais bien ? Rends-toi à l’évidence. Les morts ne mentent pas. Ta mère n’est plus là et c’est de ton fait, mon chéri. Sors d’ici et tu croiseras de nombreux corps sans vie sur ta route”.

La prophétie se réalisait. Cole avait refoulé ces paroles. En partie parce qu’il n’avait jamais été le responsable direct de l’état de folie furieuse dans lequel se plongeaient les habitants de Monroe et les animaux du coin. Depuis combien de temps était-il sorti du laboratoire ? Deux semaines ? Trois ? Il y avait eu le lapin, les chats, Daniel et ses copains, Marylou, Marianne… maintenant le loup. Sans compter Nours, à la main en charpie. Cole refusait d’imaginer son ami devenir comme ces “enragés”.

Lambda caressa de sa fourrure les jambes de son maître. Ce dernier ploya le genou et étreignit l’animal. Le vague à l’âme, Cole se rappela l’existence du vaccin, dans le labo de son père. Le fait que le scientifique ait continué ces expériences sordides alors que la solution se trouvait dans ses mains perturbait Cole et les frémissements de son cœur ne lui annoncèrent que colère et haine à l’égard du géniteur. Cole voyait, maintenant qu’il était sorti de sa caverne, combien tout ce qu’il avait vécu dans l’enfance tutoyait l’abject. Tout ce qui avait incarné sa réalité, sa normalité, son monde, n’avait été que mensonge. Même être perdu dans la forêt promettait des jours meilleurs qu’un instant vécu au laboratoire.

— On va… on va essayer de rejoindre les autres, hein ?

Le chien aboya une unique fois et Cole scruta les alentours. D’où était-il venu ? Les arbres ne délimitaient aucun chemin. La neige avait commencé à fondre ces derniers jours et le sol argileux était de nouveau visible. Impossible pour l’homme ou le chien de marcher dans leurs traces.

— Merde, murmura Cole.

Les sapins dansaient au rythme de la brise. La voiture ne pouvait pas être loin. Mais, s’il partait dans la direction opposée ? S’il se perdait encore une fois ? S’il devait encore sacrifier une vie pour se sustenter ? Et si les loups revenaient ?

Tant de questions qui soulevèrent un vent de panique chez l’homme. Une boule se forma dans son estomac grommelant. Cole se cramponna au collier de Lambda dont les pattes vinrent gratter la jambe du maître. De quoi ramener Cole à l’instant présent. À la réalité. Il n’était pas seul. Nours. Dawn. Peut-être même Sven… on viendrait le chercher. On l’appelerait. Pas question de s’enfoncer dans le sous-bois ni de bouffer du lapin crevé. On l’attendait. Pas très loin. Il lui suffisait de faire… confiance.

La boule d’angoisse remonta vers sa gorge et l’étouffa : comment pouvait-il faire “confiance”? Qu’est-ce que ça signifiait vraiment ? Autour de lui, les arbres s’agitèrent. Il ferma l'œil, repensa à quelques moments doux, simples, vécus au terrain vague. Dans le métro. En compagnie des autres. Depuis sa sortie du laboratoire, il n’avait plus jamais été seul. C’était le plus important. Sa plus fière victoire. Son rythme cardiaque diminua et battit en harmonie avec la danse des sapins, véritables métronomes naturels.

Cole fronça les sourcils : était-ce des murmures qu’il entendait ? Lointains. Fugaces. À moins qu’il ne s’agissait du bruissement des aiguilles sous la brise de plus en plus forte. Était-ce des voix d’hommes ? De femmes ? Etait-ce des voix tout court ? S’il se concentrait davantage, Cole entendait des bruits inhumains, comme des bulles qui éclataient. On marmonnait tout autour de lui, bruits suraigus qui caressaient ses tympans.

Le collier de Lambda s’échappa de sa main. Cole s’oublia, les pieds ancrés dans la terre, bercé par le vent, le raffut des arbres secoués et les mots inaudibles qu’on lui susurrait. Il prit conscience de la terre gelée à ses pieds, du grondement des insectes tout en dessous. Quand il rouvrit l'œil, les sapins s’arquèrent vers la droite. Les murmures, les bulles se confondirent et, sans que Cole n’en comprenne le moindre mot, il sut qu’on lui indiquait la bonne direction. La bonne direction… pour où ?

Lambda le talonna. Cole se demanda s’il remarquait cet étrange phénomène, mais il n’osa pas lui demander, de crainte d’effrayer ces voix sans paroles, à la fois inquiétantes et amicales. Peut-être qu’il s’éloignait des autres… peut-être qu’on le menait tout droit dans un piège. Son père avait-il eu le temps de le droguer ?

Non. Cole était convaincu de suivre la bonne voie. Une intuition. L’instinct lui-même. Est-ce que les arbres lui avaient montré le chemin aussi, quand il avait fui ses bourreaux ? Il n’en était plus sûr. Il n’aurait rien remarqué, entre sa panique latente et sa faim atroce. Il enjamba les racines des arbres sans y poser le regard, pris dans sa contemplation des branches et des aiguilles penchées vers l’est.

Le silence total retomba. Plus de vent. Plus d’indications. Plus de voix. Le calme plat. Cole détacha l’oeil de la cime des aulnes et des sapins pour regarder droit devant lui.

— Dawn ! s'exclama-t-il comme s’il ne s’attendait pas à la voir au beau milieu des bois.

— Est-ce que tout va bien ? demanda-t-elle encore secouée après l’attaque des loups.

Cole acquiesça d’un signe de tête. Il approcha d’un pas :

— Tu es venue me chercher ?

Ou était-ce les arbres qui l’avaient conduits jusqu’à elle ? Pour toute réponse, Dawn indiqua :

— Sven nous attend. Il serait bien venu lui-même, mais j'ai pas le permis et c’est le seul qui puisse conduire, alors…

Elle haussa les épaules en guise de fin de phrase. Cole esquissa un pas de plus. Il se trouva tout proche de la jeune femme. L’aigue-marine se noya dans ses yeux si bleus, son cœur chavira avec une infinie douceur ; il ne put s’empêcher de sourire. Il aurait voulu que le temps se fige. Qu’ils restent dans cette forêt. Qu’ils se posent enfin et apprennent à mieux se connaître. Il voulait la remercier d’être partie à sa recherche, mais surtout…

— C’est le vent qui t’a amenée à moi ?

Son air circonspect parla pour elle. Il se rendit compte de l’absurdité de son raisonnement. Il baissa les yeux, penaud, tandis que Lambda baillait aux corneilles.

— Désolé, dit Cole, oublie ça. Je suis fatigué, je sais plus ce que je raconte.

Les épaules de la jeune femme s’affaissèrent, soulagée.

— Venez, le relança-t-elle, c’est par là.

Cole hésita, puis saisit la main qu’elle lui tendait. Il savoura la chaleur de sa paume contre la sienne, si froide. Dawn le guida jusqu’à la route.

— Allez, démerdez-vous ! s’insurgea Sven, un pied dans l'habitacle.

Un dernier coup d’oeil vers la forêt et Cole discerna une nouvelle brise, très légère. Il fut le seul à voir la cime des arbres le saluer. Sauf peut-être Lambda.


Texte publié par Albane F. Richet, 14 octobre 2024 à 21h40
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