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tome 1, Chapitre 36 « Le sale clébard » tome 1, Chapitre 36

Jedefray s’attendrissait des yeux émerveillés de son fils face aux flocons de neige que les lumières du centre ville éclairaient. L’homme passait tant de temps au laboratoire… Il avait espéré ralentir au niveau de ses heures de travail à la naissance de Cole, mais Ana ne travaillait pas et, une fois les habitudes bien ancrées, difficile de s’en dépêtrer. Le chef d’entreprise s’était fait violence : c’était bientôt Noël. Cole ne croyait déjà plus au Père Noël et, plus il avancerait en âge, plus cette lueur si typique de la magie s’éteindrait à jamais dans les prunelles aigue-marine du petit garçon et manquerait à son père. Alors, il avait décidé d’en profiter. Les labos fonctionnaient bien, une soirée privilégiée avec son fils ne mettrait pas son empire en péril.

Un sourire satisfait se dessina sur ses lèvres à moitié cachées par une écharpe grise. Ses pas craquaient sur la neige drue et il se demandait comment Cole parvenait à galoper sur les dalles gelées de la zone piétonne. Les guirlandes lumineuses, les jouets dans les vitrines et la musique festive dans les hauts-parleurs décuplaient sa sécrétion d’adrénaline, l’enfant s’endormirait à pas d’heure, pour la plus grande frustration de sa mère. Mais, Ana n’en voudrait pas à Jedefray. Elle avait été si heureuse d’apprendre qu’il allait faire quelques emplettes avec son fils pour les fêtes ! Oui, l’entreprise tournait comme une horloge et, là que Jedefray avait travaillé plusieurs années d’arrache-pied et posé tous les jalons, il pouvait enfin se permettre une pause.

— Papa ! Papa, regarde ! s’extasia petit Cole devant un train électrique dans l’une des nombreuses vitrines décorées.

Jedefray se morigéna : il pensait trop. Tout le temps. A peine avait-il fait trois pas et les laboratoires Coldman occupaient de nouveau ses pensées. Non, ce soir était pour Cole. Un moment père-fils comme Jedefray avait eu hâte de connaître ces cinq dernières années. Il avait raté beaucoup d’événements importants dans la vie du jeune garçon, mais ce Noël serait magique, Jedefray se l’était promis.

Sur le rebord de la vitrine, le train tournait en rond selon le tracé des rails, passait sous un tunnel enneigé et tutoyait les ours polaires assez intelligents pour le saluer de leur grande patte velue. Un père Noël bedonnant ricanait sur son traîneau tandis que ses rennes s’apprêtaient au décollage.

— Il est… intéressant ? tenta Jedefray peu réceptif aux sollicitations de l’imaginaire en temps normal.

— Il est trop cool ! corrigea Cole, les deux yeux grands ouverts.

Puis, avant que son père ait pu répondre, le garçon courut vers une autre devanture. Un magasin spécialisé dans la décoration d’intérieur.

— Y a des trucs, maman elle va aimer, assura petit Cole tout excité.

Jedefray haussa les épaules. Les relations avec sa femme s’étaient enlisées au fil des années : si l’arrivée de Cole avait ravivé la flamme, elle n’avait pas effacé les années de solitude et d’absence, d’autant plus qu’elles persistaient. Ana le regardait désormais comme un colocataire, tout au plus. Il voulait reprendre de zéro et, pour cela, il avait grand besoin du cadeau idéal.

— Hum… Ta maman adore les fleurs, non ? Pourquoi ne pas lui offrir un joli bouquet ?

Le regard de Cole s’illumina, cela suffit à satisfaire Jedefray. Le temps de descendre la rue et ils découvrirent l’énorme arche sur laquelle trônait le panneau : Marché de Noël. Celui de Monroe était réputé.

— Et tonton Sven ? demanda Cole.

— Eh bien quoi, tonton Sven ?

Comme s’ils auraient pu passer la soirée sans mentionner l’autre abruti ! Jedefray fit la moue, mais laissa son fils exprimer le fond de sa pensée :

— On achète quoi, comme cadeau, à tonton Sven ?

Pour rejoindre la place noire de monde, ils traversèrent une route où les véhicules étaient autorisés. Les moteurs vrombissaient en file indienne, les coups de klaxons fusaient, l’impatience tapait au système nerveux de chaque automobiliste. Jedefray prit la main de Cole et ils rejoignirent les premières cabanes en bois si caractéristiques des marchés de Noël.

On vendait babioles, produits du terroir, vins chauds… le tout hors de prix, à moins que Jedefray ne passe vraiment trop de temps à l’intérieur de ses laboratoires pour juger de l’inflation. Cole resta bouche bée devant la grande roue illuminée, aussi haute que les bâtiments alentour. Au pied de l’attraction, un tapis rouge, un père Noël et des rennes. Le tout accompagné d’une musique guillerette.

— Tu veux des marrons chauds, mon garçon ?

— Oh oui !

Jedefray fit mine de se diriger vers le stand approprié quand on le retint par la manche. Petit Cole se jeta sur lui dans une étreinte passionnée.

— Je suis content qu’on passe du temps ensemble, papa.

Jedefray, ému, se rendit compte alors qu’un homme ne perdrait jamais en dignité s’il mettait un genou à terre pour le bien d’un enfant. Il s’exécuta et, son visage au niveau de celui de son fils, déclara :

— Moi aussi, mon grand. Il y en aura d’autres, désormais. Pleins. Je te le promets.

Il embrassa son garçon sur le front et se releva, le cœur léger, plus déterminé que jamais à mettre en place cette bonne résolution. Et acheter les marrons chauds. Jedefray pensa qu’une meilleure organisation, autant dans ses documents administratifs que dans ses effectifs pourraient alléger son travail et lui permettre de dégager du temps pour Cole et Ana. Il se jura intérieurement de s’obliger à quitter les labos à dix-neuf heures maximum, même s’il avait toujours des dossiers à gérer. Son bureau ne désemplissait jamais, de toute façon.

Il sortit son portefeuille de sa poche de manteau. Cinq euros pour cette poignée de marrons chauds, c’était vraiment une arnaque. Mais, bon… Il passait un moment d’une telle qualité avec son fils qu’il refusait de l’amener à bouder pour une histoire d’argent. Jedefray avait les moyens. Il attrapa le paquet qui le revigora par sa chaleur, puis se tourna pour le tendre à Cole.

Il n’était plus là. Jedefray releva la tête. La foule l’empêchait de voir plus loin que le bout de son nez.

— Cole ? Cole ! appela-t-il sans succès.

Eh merde ! Il avait fallu que son esprit vagabonde. Il avait lâché le petit une minute des yeux. Une ! Il ne pouvait pas être bien loin…

— Cole ! Où es-tu ? Cole !

L’homme serpenta entre les couples, bandes d’amis et autres collègues venus célébrer ce début de vacances par une petite balade nocturne. La musique résonna trop fort à ses oreilles, elle l’agaçait, elle lui vrillait les nerfs. L’enfant restait hors de vue.

— Cole !

Il cria plus fort, essaya de couvrir les bruits absurdes de cette nuit “magique”. Où était-il, bon sang ? Peut-être retourné au pied de la grande roue ? Voir ce foutu père Noël ? Jedefray s’y rua aussi vite qu’il put.

— Nom de dieu, laissez-moi passer ! Mon fils a disparu !

Quelques têtes surprises se tournèrent sur son passage. Il regagna le lieu sur lequel il avait misé tous ses espoirs. Riche en son. Riche en lumière. Vide de son garçon. S’il arrivait quoi que ce soit à Cole, Ana le tuerait.

Le crissement de pneus attira son attention. Un frisson glacial remonta le long de son échine et lui coupa le souffle. Une intuition : Cole se trouvait à proximité. Des bruits de voix l’attirèrent vers la route qui séparait la place de l’allée piétonne d’où Cole et lui étaient venus. Des voix surprises. Des voix apeurées. Des hurlements. Quelque part dans la cohue, Jedefray entendit une femme pleurer : “Mon chien ! Mon chien !”.

Cole aimait les chiens.

Il n’aurait pas suivi n’importe quel animal, quand même ? Si. Bien plus que les lumières des guirlandes. Jedefray déglutit avec difficulté et repoussa la foule sans ménagement.

— Laissez-moi passer ! Laissez-moi passer ! hurla-t-il.

Là, sur le bitume. Cole. Ses cheveux blonds teintés du liquide qui aurait dû rester dans ses veines. Et une certitude : il n’y avait plus une once de vie, dans ce petit corps projeté à plusieurs mètres de l’impact. S’il y avait eu un bouchon au moment où il avait traversé cette route avec son père, les véhicules avaient eu le champ libre quand il avait joué les aventuriers solitaires.

— Cole ! Mon Cole !

Jedefray se rua sur l’enfant poisseux qui n’aurait jamais conscience des grimaces horrifiées sur le visage de son père. Chaque larme versée racontait son amour pour ce petit bonhomme avec qui il avait passé trop peu de temps. Pas assez pour lui dire tout ce qu’il ressentait à son égard. Une part de lui. De son ADN. Perdre Cole, c’était perdre une partie toute entière de lui. La douleur, trop intense, l’obligea à hurler son désespoir. C’était son âme qui se déchirait. C’était sa vie qu’il voulait troquer contre celle du petit. C’était le temps qu’il voulait remonter à travers sa complainte.

— Quelle horreur ! s’offusqua la femme qui pleurait toujours.

Pire encore, Jedefray ne croyait pas en Dieu. Aucun “créateur” ne viendrait à sa rescousse. Aucun “diable” ne lui offrirait le moindre pacte. Aucun miracle ne s’opérerait. Cole n’était plus là. Il ne serait plus jamais là. Par sa faute. Parce qu’il l’avait lâché des yeux. Parce qu’il ne lui avait pas pris la main. Parce qu’il n’avait pas mesuré le danger, dans ce lieu bondé, en pleine nuit, à proximité d’une route où on circulait vite et mal.

— L’enfant, il… Il s’est jeté devant mon Shadow avant que… que…

La femme se perdit dans ses mots.

Jedefray releva ses yeux noyés de larmes dans l’espoir de reprendre un peu d’air. L’oxygène dardait ses poumons de piques acérées. Il toussa. Suffoqua. Le monde tournait autour de lui. Non loin, il le vit pourtant. Le chien. Le fameux chien. Blessé. La femme qui pleurait, épouvantée face au cadavre du garçon. Jedefray prit conscience de ses paroles. Recolla les morceaux. Cole s’était plaqué devant ce sale clébard pour lui éviter l’impact avec le véhicule. C’était le propriétaire, qui était penché sur elle. Il l’agressait des pires insultes immaginables. Il en viendrait bientôt aux mains.

— J’ai renversé un gosse, putain ! J’l’ai blessé à cause de vous ! De votre sale clébard, là ! Tenez-le votre connerie d’animal !

Blessé ? Il n’avait donc pas encore conscience de l’avoir tué ? Jedefray reporta son regard sur son fils. Ses yeux révulsés ne mentaient pas. Sa lourdeur cadavérique son plus. Plus il se vidait de son sang, plus il arborait une teinte crayeuse. Jedefray aurait voulu croire en Dieu. Assez pour se dire que son enfant irait au Paradis et qu’il le retrouverait à sa propre mort.

Mais Jedefray avait mieux que Dieu. Il avait la science. Sa bonne vieille science. Et il n’avait rien de plus à perdre.


Texte publié par Albane F. Richet, 11 août 2024 à 21h05
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