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tome 1, Chapitre 28 « La double-porte » tome 1, Chapitre 28

“C’est bien ma chance, tiens”, ronchonna Dawn quand le potentiel “individu dangereux” s’installa à côté d’elle. La salle d’attente couvrait la moitié du hall, mais non. Il avait fallu que cet énergumène s’assoit . Juste. A. Côté. Elle s’abstint de tout commentaire, au cas où, et feignit de ne pas le connaître. Avec un peu de chance, il l’avait déjà oubliée. Perdu. Le chien réclama une caresse, mais avec ses nerfs en vrac, Dawn ne supportait aucun contact.

Elle avait espéré ne plus jamais remettre les pieds dans cet endroit. Ou alors à un âge avancé, quand son cœur menacerait de lâcher. La jeune femme pesta intérieurement contre Marianne qui avait refusé d’appeler les secours. La maladie, quelle qu’elle soit, l’avait bien frappée et son manque de discernement contrariait Dawn.

La jeune femme s’était déjà lavé les mains trois fois avec de la solution hydroalcoolique. Encore un peu et elle se brûlerait la peau ou serait positive à l’éthylotest. Parmi les personnes présentes, deux toussaient par intermittence, une se tenait le bras en écharpe et deux femmes discutaient assez fort pour que Dawn entende toute la conversation malgré elle. La pire au monde, d’ailleurs.

— Il est en consultation depuis bien longtemps, votre mari ! s’alarma la première.

— Oui, répondit la seconde sans décrocher le regard de son téléphone portable, il doit passer un nouveau scanner. Rapport aux métastases.

Le mot fit naître les papillons au ventre de Dawn. Elle le connaissait. Elle le haïssait. Un synonyme de cancer, pour elle. Incurable. Ni plus, ni moins.

— Oh ! reprit la première. C’est vraiment pas de chance… J’espère que les médecins vont lui trouver une solution.

“C’est beau, l’ignorance”, se désola Dawn. Personne n’avait eu la solution, pour son frère. Elle se mordilla les lèvres, de plus en plus mal-à-l’aise, surtout avec le gars tout en muscle à côté du chétif au cache-oeil. Elle se rasséréna quand même au moment où il parla de morsure à l’infirmier en charge. Pas de virus. Des bactéries, tout au plus. Ce n’est pas contagieux, une blessure. Sauf quand l’animal mordeur est malade.

— La faute à un chat. Un gros chat.

Dawn fronça les sourcils. La plaie lui paraissait trop profonde pour être l’oeuvre d’un animal domestique, même errant. L’urgentiste opina du chef, Dawn se rangea à son opinion. Il savait mieux qu’elle, après tout.

La jeune femme croisa les bras tandis que “Nounours”, comme l’appelait le blond, passait la double porte face à elle. Marianne avait franchi les même une demi-heure plus tôt. Elle ronchonna : les urgences, on savait quand y entrait, par contre pour en ressortir… La tristesse forma un étau dans la gorge de Dawn ; parfois, on n’avait pas le temps d’en ressortir.

Une goutte de sang perla sur sa lèvre inférieure à force de la mordiller. Son rêve lui revint par flash. L’état de son frère. Sa détermination. Son désespoir. La douleur. La faiblesse. Les derniers instants. Le manque de tact du médecin qui avait posé le diagnostique. “Alors, je suis navré, mais nous avons décelé une tumeur au niveau des côtes qui vous font souffrir. Maligne. Assez rare. Votre espérance de vie n’excédera pas vingt-cinq ans”. Les larmes emplirent les yeux de Dawn. Mon frère n’avait même pas eu le temps de s’asseoir, pensa-t-elle. Il était tombé sur la chaise, plutôt. Dawn n’avait plus rien entendu du reste. Un méli-mélo de sons grotesques, de mots qui avaient perdu tout leur sens. Un souvenir terrible.

Son coeur s’accéléra subitement. Autour d’elle, Dawn percevait les miasmes des malades. Ses poumons s’appauvrirent en air. Elle luttait. Elle s’agitait. Si elle cessait de bouger, elle perdrait connaissance. Les fourmillements remontèrent de ses mains le long de ses bras tandis qu’un sentiment nauséeux naquit au creux de son ventre.

Dawn sursauta : le chien vint quémander une nouvelle caresse. La jeune femme lut dans son regard une infinie compassion. Elle refoula les sanglots et la panique avant de céder à la tentation. Quoi de mieux qu’un animal sympathique pour chasser les mauvaises ondes ? Elle se calma en un temps record.

— Je m’appelle Cole, lâcha alors l’homme au cache-oeil d’un ton monocorde.

Dawn resta interdite. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il lui adresse la parole. Encore moins pour se présenter. Drôles de manières, pour un individu dangereux. Les hommes l’interpellaient souvent, quand elle était seule… mais elle ne savait jamais comment agir. L’envoyer paître la mettait mal-à-l’aise, sans compter qu’elle caressait son Colley. Elle évalua la situation : Marianne ne réapparaitrait pas avant plusieurs heures, mais le nombre de patients en salle d’attente avait doublé depuis leur arrivée. Même si l’homme à ses côtés était en effet dangereux, il ne tenterait rien. Le secrétariat se trouvait à deux pas. S’il l’importunait vraiment, il lui suffirait de demander à ce qu’on appelle la sécurité.

— Dawn, dit-elle simplement en évitant son regard.

Elle aurait pu mentir, mais n’en voyait pas l’intérêt, surtout lorsque Cole répondit :

— Je sais.

Le malaise grandit. Dawn voyait à son unique oeil qu’il cherchait un moyen de communiquer avec elle. Son iris aigue-marine perçait son âme, il essayait de découvrir ses secrets les plus enfouis. Son appréhension, déjà ressentie dans la rame de métro, réapparut. Tout, chez cet homme, l’effrayait. L’oeil en moins. La peau cadavérique. Il sentait fort et ne s’était pas rasé depuis un moment. Sa barbe évoquait un flou artistique.

— Lui, c’est Lambda, hasarda-t-il.

Dawn se rappela l’avoir entendu le héler dans le métro. Dans un petit sourire ironique, elle répondit à son tour :

— Je sais.

Cole détourna le regard. Dawn devina ses pensées tournoyer en quête d’un sujet de discussion normal. “On a oublié de lui enseigner quelques codes sociaux, à celui-là”, déduisit-elle sans pour autant lancer la conversation à son tour. Elle s’était faite assez souvent poursuivre en pleine rue, alpaguée par quelques malotrus ou encore draguée ouvertement dans les parcs et les remparts pour frémir d’appréhension à chaque fois qu’un homme ouvrait la bouche à moins de deux mètres d’elle. Celui juste à côté d’elle revint à la charge :

— Tu es ici parce que tu es malade ?

La tournure de phrase l’interpella. Ce ton de voix ingénu, cette curiosité au fond de sa pupille… ses élèves de sixième dégageaient la même innocence avec leur mille et une questions insatiables où la plus petite demande relevait de la plus haute importance. Quel âge avait-il, cet homme-là ? Dawn cibla avec grande difficulté. Jeune, oui… mais déjà bien ravagé par la vie. Ne l’avait-on jamais vouvoyé pour qu’il se permette une telle familiarité ?

— Non, dit-elle évasive.

Cole hocha la tête. Chercha une nouvelle idée. Il sursauta, conscient de n’avoir pas répondu :

— Tant mieux, assura-t-il.

Dawn cacha son demi-sourire dans le col de son manteau. Cette conversation ubuesque avait au moins le mérite de la faire rire. Quand elle raconterait ça à Marianne…

— Alors… Qu’est-ce que tu fais dans un endroit pareil ? Avec tous ces… scientifiques.

Cette question, elle se la posait depuis qu’elle avait passé l’entrée du bâtiment. Elle pourrait attendre à l’extérieur ou rentrer chez elle. On l’appellerait pour la rassurer. Elle n’avait pas su s’y résoudre. Quelque chose clochait avec Marianne. Quelque chose de grave. Dawn avait trop côtoyé la maladie pour reconnaître une situation gravissime. Son instinct ne la trompait pas. Elle tenait à camper devant la double porte des urgences. Marianne était entrée. Marianne ressortirait. Dawn serait là pour l’accueillir.

— Comme vous, déclara-t-elle, j’attends mon amie.

Cole acquiesça, la ride au milieu de son front se creusa. L’anxiété le rongeait. Suffisait de voir la force qu’il employait pour se frictionner les mains. Peut-être était-il hypocondriaque, lui aussi ? Cette perspective soulagea Dawn. Pas évident d’être comprise avec une tare pareille. Elle carressa Lambda sur le haut du crâne, convaincue que l’homme à ses côtés n’était en rien dangereux. Endommagé, oui. Capable du pire, elle en doutait.

— J’espère que mon pote va sortir vite, murmura Cole.

— Ah ! Comptez pas trop là-dessus, railla Dawn, les médecins ont du travail par-dessus la tê…

Blam ! Un frisson dans le ventre. Le silence. Une chappe de plomb sur les épaules. Dawn se força à tourner le regard vers l’origine du bruit semblable à un meuble rempli qui se serait renversé. Ca venait de derrière les doubles portes. Lambda couina. Dawn s’attendait à ce qu’une équipe d’infirmiers les ouvre à la volée. Rien. Et ce “rien” la pétrifia. Là, derrière, elle aurait dû deviner des mouvements. Des cris de douleurs. Des bips de machines médicales. La hâte des soignants épuisés. Cole se leva. Sa chaise grinça.

Des murmures s’élevèrent. En salle d’attente. Au secrétariat. Les têtes se dressèrent. Dawn interpella Cole. Qu’il ne s’approche pas trop. Son intuition la terrorisait. Son cauchemar de la nuit précédente aussi. L’homme se hissa sur la pointe des pieds dans l’optique de jeter un oeil à travers les petites vitres carrées.

Blam ! Les portes tremblèrent. Cole sauta trois pas en arrière. Plaqua un bras devant lui, en défense. Dawn sentit l’air quitter ses poumons. Quelque part dans la salle d’attente, on hurla.


Texte publié par Albane F. Richet, 4 janvier 2024 à 21h24
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