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tome 1, Chapitre 26 « Pour son bien... ou celui des autres » tome 1, Chapitre 26

Des murmures accueillirent les deux amis au terrain-vague. L’inquiétude rongeait les visages au point où Lambda poussa un faible gémissement, mal à l’aise. Il dressa les oreilles, museau pointé, poils dressés ; sa complainte étouffa le bruit du cours d’eau non loin. Nounours plaqua sa grande paluche sur le bras de Cole, occupé à scruter la foule de badauds en cercle près d’un tas de gravas.

— J’vais voir, maugréa l’ours.

Il avança, la mine déconfite, vers l’origine de son anxiété. La petite foule lui céda le passage et il découvrit Marylou, recroquevillée sur elle-même, une grimace figée sur le visage et une larme qui perlait au coin de son œil.

— Ça va, Mary ? questionna-t-il avec une appréhension non feinte.

— Nours, s’écria-t-elle avec une voix glaireuse, r’garde ce qu’il m’a fait, le chat !

Calvin se promit de lui demander plus tard de quel félin elle voulait bien parler. On en rencontrait souvent, au terrain-vague. Le lieu des dépravés. Pas seulement humains.

Marylou tourna assez la tête pour que Nours découvre sa nuque en sang. Calvin serra les dents. La morsure, profonde, suintait à n’en plus finir. Ca pissait un liquide vermeille et c’était pas le genre d’endroit où on fichait un garrot. Derrière lui, Nounours entendait les murmures : “Ça va aller, hein ?”, “Vous avez vu où il est parti, le chat ? Faudrait le rattraper, non ?”, “Oh, la pauvre ! Ça craint”... L’homme bourru lança un grognement significatif.

— Mary, je crois que…

Un aboiement. Calvin sursauta. Lambda se tenait à quelques centimètres de lui, Cole avait réussi à traverser la foule à son tour.

— Bon, dieu ! s’exclama l’ours, tiens ton clébard !

Cole s’exécuta, une main sur l’encolure de Lambda, à le fustiger d’avoir ainsi coupé la conversation. Mais Lambda l’écoutait à peine. Son museau frémissait. Ca puait, dans le coin. Une odeur à la fois familière et trop forte pour qu’il la reconnaisse. Il ne lâcha pas Marylou du regard. Ça venait d’elle, ce relent âcre. Le sang, peut-être ? Son maître en avait tellement perdu, au labo… Non… là, c’était acide. Son intuition l’avertissait : il fallait fuir cette chose-là, peu importe son nom.

— Calme-toi, murmura Cole à son ami dont les quatre pattes dansaient l’une sur l’autre, ça va aller.

Non, ça n’irait pas. Lambda en avait l’intime conviction.

— Marylou, reprit Calvin après l’interruption du canin, je crois que tu devrais aller à l’hôpital.

Une quinte de toux grasse coupa la réponse de l’intéressée. Lambda aboya. Il gémit. Marylou lutta pour retrouver sa respiration. Lambda pouvait imaginer l’air s’infiltrer entre les glaires et les alvéoles enflammées de ses poumons. Elle poussa un long râle. Lambda esquissa un pas en arrière : sa chaleur corporelle montait. Beaucoup. Comme quand le maître se mettait en colère. Il gémit encore. Quelqu’un entendrait bien sa complainte. Le maître, surtout. Il fallait protéger le maître. Ce “truc” en Marylou… ça empestait le danger. Ça grimpait dans le corps de Marylou, ça comprimait ses veines, ça compactait sa matière grise. Elle souffrait et cette douleur incompressible se répercuta sur lui.

Lambda attrapa le bas de pantalon de son maître et tira pour l’obliger à le suivre loin, très loin d’ici.

— Mais qu’est-ce qui te prend ? se frustra celui-ci malgré l’insistance de son ami.

— Me… me touche pas ! s’insurgea Mary en direction de Calvin. Ma tête… j’ai mal !

— Je vais voir pour appeler des secours, indiqua une voix dans la foule avant qu’une silhouette ne s’en extirpe.

— Lambda, grogna Cole, lâche-moi !

— Arrête ! hurla Marylou. Arrête ! Arrête ! ARRÊTE !

Elle fondit sur Calvin, la rage au corps. Celui-ci tomba avec lourdeur sur le sol gelé. La foule se dispersa. Les cris. La peur. Le chaos. Lambda détacha ses crocs du pantalon du maître. Il montra les dents, prêt à mordre au besoin.

— Mary ! Putain ! Stop ! articula Calvin, le souffle coupé.

Cole la repoussa à coups de bras. Elle se claqua le dos contre le tas de gravats. Nouveau râle. Nouvelle pluie de bave. Cole tressaillit. Le sang ruisselait toujours de sa nuque. Sur ses joues, les veinules verdâtres et bleuâtres traçaient des sillons. Cole ramassa une pierre, au cas où. Ses yeux… ses yeux se révulsèrent. Elle convulsa. Lambda aboya. Encore et encore. Le maître n’écoutait pas. Calvin, trop éberlué, garda ses pupilles dilatées fixées sur sa camarade.

Marylou se redressa dans un bruit d’os craquant. Calvin recula vers Cole. Pas assez vite. Marylou se jeta de nouveau sur lui. Il plaqua une main devant lui par réflexe. Le geste de trop. Calvin s’égosilla quand la mordeuse planta ses dents entre le pouce et l’index de sa victime. Sa chair se déchira. Marylou emporta avec elle muscles et tendons. Le sang, d’abord écarlate, puis noirâtre, gicla sur le visage de l’enragée. Elle recracha le morceau tendre avant de plaquer ses mains contre la gorge de Nours. Sa respiration se coupa net. Sa pomme d’Adam comprimée lui soutira une grimace. Le rouge lui montait aux joues. La montagne arrivait à bout de forces. Il frappait les flancs de la femme sans succès. Sa vision se troubla. C’était la fin. La fin.

Une silhouette donna un coup sur la tête de Marylou. Elle relâcha la pression. Se fracassa sur le sol dur. Nours remercia le ciel d’être toujours en vie. Son rythme cardiaque mit un temps trop long à son goût pour retrouver sa vitesse de croisière, mais son premier réflexe fut de se redresser. Il contempla Marylou, inerte. “S’est passé quoi ?”, se demanda-t-il. Lambda, le museau dans les pattes avant, tremblait, apeuré. A côté de lui, Cole s’était tétanisé. Le caillou dans sa main gouttait du liquide vermillon.

— M… Mary…? essaya Calvin malgré sa voix éraillée.

Pas de réponse. Il plaqua sa main meurtrie contre son torse. La blessure piquait, le reste de ses tendons battait en cadence avec son coeur. Calvin n’osait plus bouger les doigts. Chaque mouvement provoquait une brûlure qui irradiait dans tout son corps.

A pas de loups, il s’approcha de Marylou. Son calme apparent annonça le pire. Calvin refusait d’y croire. Une minute auparavant, elle l’avait attaqué… et là… On avait enfoncé son crâne avec un objet contondant. Calvin se paralysa de terreur. Ses jambes, cottoneuses, le portaient à peine. Marylou ne se réveillerait pas. Elle ne se réveillerait plus. Calvin savait très bien qui avait porté ce coup fatal.

Sans émettre le moindre geste brusque, il bifurqua vers un Cole désarçonné, la bouche entrouverte. Il hoquetait de stupeur. Refusait de croire qu’il était responsable de… d’une chose dont on l’avait déjà accusé auparavant. Une chose pour laquelle on l’avait enfermé. ‘Tu as… fait du mal à ta mère, Cole.’, rappelait le souvenir de Jedefray dans la tête du jeune homme. ‘Elle ne reviendra pas. C’est toi, qui a fait ça’. Une larme épaisse roula le long de sa joue tandis que la litanie du bourreau continuait. ‘Ce n’est pas de ta faute. Tu es malade’. Ca tournait. En boucle. Encore et encore. ‘Je vais te soigner, d’accord ? C’est pour ton bien, mon chéri’. Cole craqua pour de bon. Ses genoux claquèrent sur le sol trop dur. Et si… et si on ne l’avait pas enfermé pour son bien… mais pour celui des autres ? ‘Tu pourrais contaminer tout le monde. C’est pour cela que je dois te soigner, tu comprends ? Tu es dangereux’. Non ! Non ! Il n’était pas malade. Pas malade. Pas malade. Il se l’était juré. Jamais il n’aurait… ‘Tu as tué ta mère, Cole’.

— C’était un accident ! pleura-t-il. Un accident.

— Cole, murmura Calvin le teint pâle. J’me sens pas très bien. J’pisse le sang. Faut que j’aille à l’hosto… Qu’on prévienne les secours… pour Mary…

— J’ai rien fait, claqua Cole les traits tirés par la colère, j’ai rien fait ! C’est le chat ! C’est pas moi ! Tu l’as entendue ! Le chat.

— Ouais, répondit Calvin sur un ton à la fois neutre et faible, j’ai entendu.

N’empêche, quelles étaient les probabilités de deux “accidents” dans la vie d’un mec incarcéré pendant quinze ans ?


Texte publié par Albane F. Richet, 28 décembre 2023 à 21h41
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