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tome 1, Chapitre 20 « Il n'est pas trop tard » tome 1, Chapitre 20

Si seulement Sven avait acheté un capteur plus performant ! Jedefray pesta devant l’écran de son téléphone où un large cercle violet transcrivait une position approximative de sa cible.

— Comment veux-tu qu’on s’en sorte si le curseur bouge sans cesse ? râla l’homme qui avait troqué la blouse blanche contre un manteau rembourré.

— Si Cole et Lambda marchent, alors le cercle bouge, c’est logique, railla Sven en levant les yeux au ciel.

— Ils ne marchent pas, maugréa Jedefray, ils volent à cette allure !

Sven préféra ne rien répondre, trop occupé à passer d’une rue à l’autre dans l’espoir de retrouver le gamin. Trois jours et quatre nuits qu’ils bravaient les rues, arrêtaient les gens à la sortie du métro, se nourrissaient de café et de sandwichs… jusqu’à ce que Sven se souvint de l’existence du capteur, une heure plus tôt. De quoi amener son frère à lui rappeler combien il était stupide et incompétent quel que soit le domaine.

Ils poursuivirent leur route sans un bruit et sans jamais dépasser le rayon du cercle violet. Entre Wezam Street et le boulevard de la liberté… Tu parles d’une position ! Autant dire toute la moitié Est de la ville. Pas les meilleurs quartiers, d’ailleurs. Une pointe d’appréhension provoqua une crampe dans l’estomac de Sven : pourquoi Cole serait-il venu par ici ? Les bas-fonds de la ville, remplis de prostitués, de drogues, de personnages malfamés. Une idée s’insinua dans son esprit : et si… Jedefray l’avait tant gavé de médocs que Cole ressentait les effets du manque ?

Les nerfs à fleur de peau, les deux hommes scrutèrent les alentours. Sven se demanda si on n’avait pas rallongé la route qui menait aux remparts juste pour lui casser les couilles. Non, c’était juste une impression… assez forte, toutefois, pour amener chez lui une forme de malaise persistant.

— Par là, déclara Jedefray en tendant un doigt vers une longue rue toute aussi étroite.

Les murs des buildings se craquelaient et leur peinture jaunissait pour peu qu’ils n’avaient pas été taggués. Les lumières aux fenêtres indiquaient la présence des locataires chez eux. Personne, ici, ne sortait après dix-huit heures.

Jedefray éternua plusieurs fois d’affilées.

— Pourriture de chat ! cracha-t-il en se mouchant.

Sven se retint de rire face à l’allergie de son frère, mais remercia le chat intérieurement. Celui-ci fixait les deux hommes depuis un rebord de fenêtre, non loin. Les iris du félin les suivirent dans leur trajectoire, mais, ramassé sur lui-même, il n’attaqua pas.

— Il reste trois rues à vérifier, annonça Jedefray. Après, on sort du cercle. Cole va m’entendre, quand je vais mettre la main dessus.

Sven frissonna. Il appréhendait. Il avait espéré se débarrasser de son frère d’une manière ou d’une autre et retrouver Cole le premier. Rien à faire. Jedefray le collait comme une moule à son rocher. Il s’arrêta net. Jedefray le houspilla :

— Eh bien quoi ? Bouge-toi un peu, Sven, ne reste pas planté là !

Son frère lui lança un “chut” agacé, puis réprima un hoquet. Cette odeur… Elle lui agressait les narines. Il n’avait pas su la déchiffrer avant de s’en approcher. Métallique. Si caractéristique de… du sang.

Merde… le gamin !

[/I]

Un frisson glacial remonta le long de son échine, il se rua vers l’origine de l’effluve arrogante.

Non ! Non ! Pas Cole, pitié, pas Cole…

[/I]

Sven suffoqua. Ses jambes flageolèrent.

— Putain de merde …

La voix blanche de Sven interpella son ainé qui plaqua une main devant sa bouche face au spectacle. Le sang. En mare sur le bitume. Trois corps humains. Couverts du liquide écarlate. Les visages figés dans la douleur. Les yeux révulsés. Les chevelures poisseuses. A chaque pas, les boots de Sven rougissaient davantage. Splosh ! Splosh ! dans le lac d’hémoglobines. Que des crinières brunes.

Jedefray porta son mouchoir contre son nez dans l’espoir d’atténuer l’odeur mortifère des lieux.

— Dis-moi qu’il s’agit d’un règlement de compte entre gangs, trembla Sven.

Jedefray s’agenouilla à proximité des corps oubliés dans une position improbable. Ils portaient sur eux des traces de morsures, de griffures profondes. Certains de leurs os s’étaient déboités dans la bagarre, des bras et des jambes avaient dévié de leur axe normal.

— Non, Sven, ce n’est pas ça.

Les relents métalliques firent frémir le cerveau de Sven.

— Alors un… un gros animal ? tenta-t-il.

Jedefray se releva. Il passa un doigt sur la cicatrice de Sven, le long de sa joue, comme s’il l’analysait pour la première fois depuis toutes ces années.

— On peut dire ça, acquiesça-t-il.

Des bruits de pas. Jedefray tourna la tête au bon moment pour apercevoir l’objet de ses convoitises au bout de la rue :

— Cole !

Celui-ci vacilla, éberlué. Il serra les machoires.

— Cole ? s’enquit l’homme à ses côtés.

Lambda aboya. Remua la queue. Cole l’attrapa à l’encolure.

— Oh, bordel ! s’exclama ce dernier, la terreur plein la voix, qu’est-ce-que vous avez fait à ces gens ?!

Les traits durs de Jedefray informa son fils qu’il était à nouveau passé du “père” au “scientifique”. Il houspilla son patient :

— Voyons, Cole ! Tu sais bien que nous n’avons rien fait. La question est plutôt : qu’est-ce que tu as fait.

Sven considéra Jedefray d’un oeil mauvais : c’était Cole, la bête sauvage capable d’étriper les gens dont il voulait parler une minute plus tôt ? Son frère tenta d’approcher son cobaye, mais il recula d’un pas avant d’hurler :

— Reste où tu es ! Ne m’approche pas.

— Jedefray Coldman…

Entendre son nom dans la bouche de l’inconnu surprit tout le monde. Il avait semblé familier à Sven, mais impossible de savoir où il avait bien pu le rencontrer auparavant. Cole porta une main sur son front perlé de sueur. Jedefray porta toute son attention sur le camarade de son fils. Il le toisa des pieds à la tête. Plissa les yeux. Puis, la lumière fut :

— Calvin Debroe. Malheureusement, je me souviens de vous.

Sven, quoique très pâle, interpella son neveu :

— Cole, qu’est-ce que t’as fait ?

L’oeil mauvais. Les poings serrés. Sven avait appuyé droit sur la colère de Cole.

— Comment tu peux croire que j’ai fait ça ? Vous étiez là avant moi !

Jedefray approcha son fils d’un nouveau pas. Cole pointa un doigt rageur sur le scientifique :

— T’approches pas, je t’ai dit ! Je vais te faire la peau, enfoiré !

Il tremblait, tendu, le dos voûté.

— Il n’est pas trop tard, mon chéri, susurra le bourreau.

Cole s’énerva de plus belle, prêt à sauter sur l’homme coupable de ses tourments :

— Trop tard de quoi ? Tu te fous de ma gueule ? J’ai rien fait, je suis pas responsable !

Sven allait répliquer quand une silhouette déboula devant lui. Elle plaqua Jedefray au sol. Lambda aboya de plus belle, Sven attrapa l’assaillant par derrière. Ses os craquaient et le sang poissait sur son visage. Le sang de ses victimes. Y avait-il plus que trois cadavres dans les rues de Monroe ? Sven utilisa son bras pour entraver la brute au niveau de la nuque. Jedefray hurla à plein poumon.

— On s’arrache ! s’écria Calvin.

— Et merde ! s’exclama Sven toujours en proie avec la force incroyable de l’homme entre ses bras.

Son neveu et son ami disparurent tandis que Jedefray se ressaisissait. Il sortit une seringue de sa poche de manteau et la planta d’un coup sec dans le bras de l’homme. Celui-ci se débattit encore un peu, puis s’écroula sur le sol, en compagnie de ses trois victimes.

Jed et Sven haletèrent, épuisés. Le second attendit les explications du premier, mais ne sembla pas se décider. Sven s’agenouilla vers leur attaquant ; Jedefray lâcha un “Non, Sven ! Surtout pas !” qui fit tressaillir son petit frère. Devant son air interrogateur, le scientifique lança une remarque dont le mystère effraya Sven :

— On ne peut plus rien pour lui.

— Tu veux dire qu’il est…

Mort. Jedefray acquiesça.

— On doit retrouver Cole avant qu’il ne contamine d’autres personnes, continua-t-il en reprenant son téléphone sur lequel l’application de traçage continuait de capter les déplacements du fugitif.

Le coeur au bord des lèvres, Sven demanda :

— Jed… elle était pour qui, cette seringue, à la base ?

Pour Cole. Pour qui d’autres ? le nargua une petite voix au fond de lui. Il espérait une réponse. Il avait besoin d’une réponse.

— Ils sont retournés dans le métro, claqua Jedefray comme s’il n’avait pas entendu la question de son cadet, le traceur ne capte plus.

— Jed…

Trop tard. Le scientifique reprenait déjà la route vers le centre ville. Sven le rattrapa, il lui agrippa le bras d’une main décidée :

— On peut pas faire comme si on n’avait jamais vu ces cadavres !

Jedefray fixa ses yeux marrons dans ceux, aigue-marine de son frère, puis lui donna un coup qui le força à le lâcher :

— La police les trouvera bien assez tôt. Si on ne veut pas qu’il y en ait d’autres alors il faut supprimer Cole de l’équation.

Jedefray se remit en marche sans même attendre Sven.

— T’entends quoi, par “supprimer de l’équation” ? cria ce dernier.

Pas de réponse. Après tout, Jedefray n’avait jamais cru important de donner la moindre importance à son geignard de cadet.


Texte publié par Albane F. Richet, 10 avril 2023 à 19h16
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