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tome 1, Chapitre 19 « L'attaque » tome 1, Chapitre 19

Dix-sept heures sonnèrent à l’horloge de l’hôtel de ville lorsque Cole et Nounours rentrèrent au terrain-vague. Lambda aboya, heureux de signaler leur présence et Daniel s’empressa de se jeter sur l’énorme sachet de courses qui encombraient les bras de Cole. Ses yeux pétillèrent : il vénéra Lambda grâce à qui les passants prenaient pitié et déposaient une petite pièce supplémentaire. Ou un bifton.

— J’allais vous engueuler pour être revenu aussi tard, commença Daniel, mais… mais…

— … mais ta gueule et mange ! s’amusa Cole en lui enfournant sans ménagement un sandwich dans la bouche.

Nounours partit dans un rire gras tandis que Daniel se délectait du repas au point d’en gémir de plaisir. Lambda rejoignit Marylou, oreilles et queue dressées, la langue pendante. La femme d’âge mûr nourrissait un feu de poubelle ; son regard s’illumina quand elle vit l’animal à ses jambes. Cole s’invita face aux flammes dont la chaleur le grisa. Il sourit à en avoir mal aux joues. Enfin, il savourait sa liberté tant attendue.

— Ça a l’air d’aller mieux, toi ! observa-t-elle en lui lançant un clin d'œil.

Et comment ! Nounours et Daniel ramenèrent des chaises en plastique pour tout le monde ainsi qu’une pile de plaids et couvertures. D’autres sans-abris les rejoignirent, dont Alma qui gratifia Cole d’un large sourire. Il s’attela à la distribution des sandwichs. Chacun avait légué sa cagnotte du jour à Calvin et celui-ci avait préféré faire confiance à Cole. A moins qu’il ne s’était agi d’un test ? En tout cas, ce dernier s’était montré à la hauteur de la tâche “gestion des finances du groupe” et avait marchandé chaque sandwich à la feuille de salade près. Sa mission lui avait tenu à coeur, touché et fier qu’on lui attribue une telle responsabilité.

Lambda posa la tête contre les jambes de son maître. Cole se réjouit de voir Nounours s’installer à sa droite. S’il ne le percevait pas encore comme un ami pour l’instant, sa présence le réconfortait. Il se sentait… moins seul. Intégré. Daniel se plaça à sa gauche, mais Cole le remarqua à peine, trop occupé à écouter une certaine Maria raconter sa journée.

La nourriture entre ses doigts le fit grimacer. Daniel la lorgna avec appétit, cependant, au point de mettre son camarade mal à l’aise. Cole coupa son repas en deux, comme d’habitude, avant d’en donner une partie à Lambda. Le grognement frustré de Daniel tendit les muscles du borgne à fleur de peau. Il évita de lui porter la moindre attention, mais le soupir consterné de l’homme à côté de lui attisa davantage les tensions dans son corps. Plus Cole cotoyait Daniel, moins il l’appréciait.

— J’ai vu un truc très chelou, y a pas une heure, déclara Marylou après l’intervention de Maria.

L’odeur du thon-mayonnaise souleva le coeur de Cole. La sauce dégoulinait de chaque côté, le poisson filandreux ne lui inspirait pas confiance et le pain trop cuit promettait un passage chez le dentiste. Il mordit dedans, malgré tout. Fallait bien manger. Mais il le regretta aussitôt. Les glandes au fond de sa bouche appelèrent la nausée. Cole tint bon et avala sa bouchée dès qu’elle fut suffisamment mâchée pour passer le long de son oesophage.

Daniel, les yeux rivés sur Cole, releva ses lunettes. Un tic qui tapait sur le système du borgne.

— Dans une ruelle, pas loin, raconte Marylou, près de l’école. Je fouinais…

L’aigue-marine de Cole observa le pauvre morceau de thon perdu entre le pain et son pouce. Son estomac gronda de colère. La future bouchée finirait en dégueulis à en éteindre le feu de poubelle. Cole sentit sa gorge se serrer et un relent acide lui envahir la bouche.

— … c’est là que je les ai vus…

Un courant électrique traversa la poitrine de Cole. Les bourreaux ?

— … les rats…

Le jeune homme se rasséréna. Après tout, Marylou ne connaissait ni le scientifique, ni le complice. Personne, ici, ne savait. Pas même Nounours, même si Cole et lui avaient passé la journée ensemble. Il se fondait dans le décor du terrain-vague. Il était comme tout le monde, ici. Pour rien au monde il ne voulait changer cet état de fait.

— … ils bouffaient le chat !

Des exclamations écoeurées accueillirent cette révélation. Cole plaqua une main contre sa bouche. Il repensa au lapin blanc, rompu de culpabilité : il ne valait pas mieux qu’un putain de rat. Il se résigna :

— T’en veux ? proposa-t-il à Daniel qui n’espérait plus une telle offre.

— Et comment !

L’homme lui arracha le précieux sésame des mains. Cole se pencha vers un Lambda satisfait de son repas et avide de recevoir quelques caresses sur le sommet du crâne.

— C’est la première fois que j’vois ça, soupira Marylou. D’habitude, c’est le contraire. Ça annonce rien de bon, je vous le dis.

Les autres continuèrent de mastiquer à pleine bouche. Nounours aspira bruyamment son reste de soda par une paille avant de murmurer à l’oreille de Cole :

— Y a beaucoup de rats dans cette ville, mets ton pantalon dans tes chaussettes. Crois-moi, c’est utile.

Les maxillaires de Cole se serrèrent. La nuit risquait d’être longue, mais la journée avait été du même acabit. La fatigue lui comprima les muscles, le sommeil lui manquait. Il se releva, attrapa sa couverture et se dirigea vers un coin isolé, non loin du cours d’eau. Son clapotis le berça malgré le ronflement des moteurs des voitures sur le pont plus loin. Lambda se nicha contre son maître ; la chaleur de l’animal apaisa l’homme qui, sans s’en rendre compte, sombra dans l’inconscience.

*

Mon chéri…

Les lèvres du scientifique contre l’oreille du prisonnier. Le corps de Jedefray se colla contre le dos de son fils. Ses doigts s’invitèrent au creux de sa hanche, serpentèrent le long de son ventre jusqu’à lui enserrer la taille. Sa main libre caressa l’épaule de son cobaye préféré en proie aux sueurs froides de la terreur. Ce son du tissu des chemises qui se froissaient au contact l’une de l’autre… Cole déglutit avec difficulté. Sa paume d’Adam tressauta. Moment propice pour le bras du bourreau de s’insinuer le long de sa nuque et de placer son pouce et son index de chaque côté.

C’est pour ton bien, Cole, murmura l’homme à la blouse blanche.

Le souffle du garçon se coupa. Il inspira. Manqua d’air. On compressait sa gorge. Tout le corps du scientifique cherchait à fondre dans celui du “malade”.

Tenez-le bien !

Quoi ..? Sven ? Lambda grogna. Cole hurla, mais le cri mourut dans sa gorge. Il happa l’air en quête d’oxygène. Impossible de se débattre. Des pressions trop fortes sur ses membres le maintenaient en place.

Il a encore du fric sur lui.

Hein ? Lambda aboya. Loin. Cole ouvrit l’oeil. Son coeur rata un battement : Des mains sur ses poignets. Dans ses poches. On le fouillait !

— J’ai trouvé !

Daniel. Entre ses doigts, quelques pièces que Cole avait récoltées dans la journée. Ravi de sa prise, le voleur relâcha la pression sur le bras de sa victime qui le ramena d’un geste vif vers son visage. Les aboiements de Lambda s’intensifièrent. Les grognements du traumatisé aussi. Cole infligea un coup de poing sur l’avant-bras d’un autre tortionnaire. Il tint bon.

— Putain, fais taire le cleb’s !

Une femme. Alma. Qui s’accrochait aux jambes de Cole.

— J’fais c’que j’peux !

Une silhouette dans le noir, retient Lambda par l’encolure. L’animal se déchaînait. Ruait dans l’espoir de rejoindre son maître. Cole hurla. Cole frappa. Cole cracha. Son estomac se comprima. La rage lui brûlait les organes. Il suffoquait, mais l’homme contre son poignet céda du terrain sous sa force de damné. Plus le choix. Au labo, les entraves lui coupaient les griffes. Il lui restait les crocs.

Cole se redressa dans un râle ultime. Ses dents déchirèrent la chair molle de l’inconnu qui vociféra toute sa douleur et toute sa terreur. La proie mordit plus fort. Se mua en prédateur. On ne l’y reprendrait plus. On ne l’enfermerait plus. On ne l’entraverait plus. Le sang perla, tapissa les incisives du sauvage qui n’avait plus rien à perdre, se répandit sur sa langue et termina sa course dans son oesophage acide. Le décharné se retira avec violence, les joues rougies sous une rivière de larmes. Dans son regard, une haine viscérale. Alma lâcha les jambes de Cole.

— Bouge pas ! s’exclama-t-elle d’une voix suraiguë. Fais pas le con.

Elle tenait un vieux couteau, les yeux exorbités. Cole passa la langue sur ses lèvres poisseuses, pas le moins du monde intimidé malgré le reflet lumineux d’un feu de poubelles sur la lame tremblante.

— Putain, je… j’en peux plus, les gars ! hoqueta la silhouette qui maintenait un Lambda furibond.

Cole s’approcha. Juste un peu. Le sourire mauvais. A quatre pattes. L’oeil rivé sur Alma.

— Merde ! s’écria la silhouette qui lâcha Lambda.

Tous crocs dehors, le Colley se rua sur Alma. La mordit à la cuisse. La souffrance l’obligea à lâcher le couteau. Daniel en profita pour disparaître, ainsi que son complice.

— C’est quoi c’bordel ?

La voix rauque de Nounours résonna dans le terrain-vague. Cole se releva. Les remontées acides lui brûlaient l’estomac et le pharynx, sans parler de l’envie de vomir. Il ramassa le couteau et attrapa Lambda par l’encolure. Croyant à un nouvel assaut, ce dernier montra les canines à son maître.

— C’est moi ! Lam’, c’est moi ! rassura Cole.

Lambda se calma net. Il se frotta contre l’alpha, puis se retourna vers Alma qui rampait dans l’objectif de s’éloigner de ces deux aliénés. Lambda aboya contre elle, féroce. Un avertissement. Ne revient pas. Alma ne demanda pas son reste. Elle parvint à se remettre debout, tituba et se cogna contre Nounours dont la déception et le mépris peignaient le visage. Alma éclata en sanglots, honteuse, avant de détaler aussi vite que sa blessure le lui permettait.

Cole expulsa un râle, puis un autre. Sa rage éclata, son oeil se couvrit de larmes. Calvin l’interpella. Il l’ignora.

— Ils… ils… commença Cole.

Les mots se coincèrent, se noyèrent dans sa salive. Lambda laboura la jambe de son maître avec une patte. Il gémit. Cole, le corps parcouru de spasmes, posa l’oeil sur son ami. Lambda. Lambda avait toujours été là. Son Lambda.

Lambda, il veut voir son maître. T’as l’air maître de toi, là ?

Les paroles de Sven drainèrent le flot de rage. De haine. Nounours s’abstint d’intervenir. Cole tomba à genou, plié en deux sous la force des crampes d’estomac. Lambda colla son museau contre l’épaule de son compagnon d’infortune. Cole le prit dans ses bras, lui agrippa le dos. Il sentit les muscles tendus de son chien, ses poils hérissés, son rythme cardiaque qui galopait. Il avait eu peur. Ils avaient eu peur, tous les deux.

— Ça va ? osa Nounours d’une voix douce.

Le sang sur la bouche de Cole commençaient à coaguler. Il essuya du revers de la main ces traces humiliantes.

— J’suis pas… j’suis pas… une mauvaise personne, geignit-il, faut pas m’attacher… faut pas… faut pas m’emprisonner. Non. Faut pas.

Le trémolo dans sa voix ne trompa guère Calvin. Dès que celui-ci s’approchait, Lambda grognait doucement. Assez fort, malgré tout, pour dissuader la Montagne. Une femme trottina vers eux, Calvin plaqua sa main pour empêcher la nouvelle arrivante de subir le courroux de Lambda.

— J’ai pas pu les rattraper, haleta Marylou, c’est qu’ils courent vite ces salopards.

— Ils t’ont piqué des trucs, Sven ? demanda Nounours.

Cole acquiesça malgré sa culpabilité grandissante d’avoir caché sa véritable identité. Il se détacha de Lambda, encore traumatisé, mais capable de tenir debout seul.

— T’as vu qui c’était, avec Alma ? interrogea Nounours bien qu’il avait déjà une bonne idée de l’identité des coupables.

Les poings serrés, la Montagne se tenait prête à en découdre.

— Daniel, répond Cole d’une voix enrouée de colère.

Il le haïssait. De tout son être. La rage le foudroya. Cet enfoiré valait pas mieux que le scientifique. Cole lui arracherait la gueule. Le dépecerait vivant !

— Ah l’batard ! s’exclama Nounours. T’en fais pas, je sais où ils sont allés. On va aller leur rendre une petite visite et récupérer tes affaires.

— Attends un peu, Nounours, le gronda Marylou. Va pas trop vite en besogne, hein ? Est-ce-que t’es blessé, Sven ?

Blessé dans son ego, dans sa virilité, oui, à coup sûr. Cole grommela un “non” peu convainquant. Marylou observait ses lèvres avec une telle insistance qu’il se sentit le besoin de se justifier :

— C’est pas mon sang. Me suis défendu, c’est tout.

Cole se dirigea vers le cours d’eau pour se badigeonner le visage. Il fut surpris de sa froideur glacial, mais réitéra son geste. S’imposa un rythme frénétique. Plus de traces. Plus de traces humiliantes. Plus de traces du sang. De la violence. Il avait cru réussir à s’intégrer, au terrain-vague. Quelle désillusion ! Dehors, c’était pire qu’au labo. Au moins, là-bas, les bourreaux ne feignaient pas l’amitié. Cole savait. Ils lui voulaient du mal d’un bout à l’autre. Cole avait fuit, mais il ne s’échapperait jamais. Les entraves lui avaient marqué le corps, certes. Elles avaient aussi marqué l’esprit.


Texte publié par Albane F. Richet, 7 avril 2023 à 12h15
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