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tome 1, Chapitre 17 « L'ours » tome 1, Chapitre 17

La chaleur du feu de camp remonta le long des bras de Nounours avec une sensation de fourmillement des plus agréables. Le froid lui engourdissait les os et le vent lui piquait l’épiderme. On n’était qu’en décembre… Une ride marqua le front du trentenaire : il appréhendait le reste de l’hiver au terrain-vague. Avec les gelées arrivées deux semaines plus tôt, il peinait, ainsi que les autres badauds du coin, à trouver le matériel nécessaire à la réalisation d’un feu. Certains obtiendraient le précieux sésame d’une chambre qu’une association aurait déniché. D’autres engendreraient connerie sur connerie et amènerait le flair des flics dans la foulée. Dans le pire des cas, Nounours appellerait les secours d’une manière ou d’une autre tandis qu’un copain agoniserait, les lèvres bleues, sur le sol argileux dur comme de la pierre.

Nounours ferma les yeux. Mieux valait ne pas y penser, à moins de vouloir se porter la poisse. Il avait appris à aimer cet endroit perdu au-delà des remparts, en dehors de la ville. Loin de l’agitation, de la foule. Le lieu, d’allure abandonné, cachait ici et là des hommes et femmes fondus dans le décor : ils gardaient profil bas, le visage marqué par l’anxiété, le froid et la fatigue. Seules quelques toux éparses et reniflements brisaient le silence qu’imposait le poids de leur vie déchirée.

— Hey, Marylou ! héla Daniel en lui souriant et en levant une main gantée où dépassait le bout des doigts.

Nounours arqua un sourcil en direction de son camarade pile en face de lui. Sa silhouette se détachait des flammes par intermittence, mais ces dernières n’illuminaient que la lassitude dans ses yeux délavés et faisaient briller sa prémolaire en métal. Les iris bleues de Nounours bifurquèrent vers ladite Marylou, à “l’entrée” du terrain-vague. Malgré la distance, elle rendit le salut de Daniel, non sans crier un :

— Oh, Dany ! J’ai du beau monde à t’présenter. Coucou, Nours !

“Nours” grogna. De qui se fichait-elle, à ramener encore des crèves la faim par chez eux ? Vu son âge, au petit nouveau, il avait dû fuir sur un coup de tête parce que Maman et Papa voulait qu’il rentre à vingt-et-une heure, au plus tard. Nounours croisa ses gros bras, mécontent. Il toisa de haut en bas l’énergumène qui s’amusait à mettre les pieds chez lui sans y être invité.

Le garçon avançait au rythme de Marylou. Elle boitait déjà à son premier jour au terrain-vague. Une brave femme ; elle ne méritait pas son sort. A leurs pieds, un chien observait les alentours. Un Colley. Un chien de race, bien sûr… Un fils de riche qui croyait que la vie, là dehors, devait être facile. Il osa à peine faire trois pas. La présence de Nounours l’intimidait, sans doute. Si ce vaurien avait réussi à obtenir les faveurs de Marylou, la musique serait différente avec lui.

Une femme d’âge moyen les rejoignit au feu de camp. Alma et Daniel passaient le plus clair de leur temps ensemble. La fouineuse aimait connaître les derniers potins la première. Un nouveau venu ? Elle était avide de connaître tout son curriculum vitae et répandre les informations glanées à qui voulait les entendre. Chaque événement de la vie de l’intru serait amplifié et, selon le ressenti d’Alma, en bien ou en mal.

Le nouveau venu observa les autres sans rien dire. Il baissa son unique oeil valide et Nounours garda son regard rivé sur lui quand le Colley passa devant lui sans même s’arrêter. Marylou fourragea dans son sac rapiécé pour y trier ses maigres affaires ; Nounours entendit le chien se désaltérer dans le cours d’eau non loin ; ainsi que les bruits de moteurs de voitures et camions qui passaient sur le périphérique.

— Les gars, commença Marylou après s’être mouché le nez bruyamment, je vous présente Sven. Il est comme nous.

L’intru tressaillit à cette mention. Un clin d’oeil appuyé de Marylou et chacun compris que l'appellationSven” s’apparentait davantage à un pseudonyme. Nounours renifla, incapable de croire au dernier propos de son amie.

— Sven, reprend Marylou, voilà Daniel, Alma et…

Un temps d’arrêt. La confusion. Nounours sourit contre son grès tandis que Marylou se confondait en excuse :

— … oh bah ça ! J’ai l’air bien conne… Je sais plus ton prénom…

Elle s’adressa ensuite à “Sven” :

— Tout le monde l’appelle Nounours.

L’intru pouffa de rire.

— Ca te fait marrer, hein ? gronda l’intéressé, ses gros bras toujours croisés contre son torse.

“Sven” se ratatina sur lui-même. Assez pour déstabiliser Nours. Tout à coup, sans le voile de la suspicion pour l’aveugler, il perçut chez le garçon le poids du mal-être. Du traumatisme. Du désespoir. Il déduisit, face aux commissures affaissées de ses lèvres, combien sourire lui couterait un trop gros effort, à la limite du surmontable.

— Oh ! La petite bête effrayée, s’amusa Alma.

— Ça va, reprend Marylou, foutez-y la paix. Il a pas besoin de ça, croyez-moi.

Non, en effet. Nounours s’en convainquait. “Sven” avait plutôt l’allure d’une carcasse laissée trop longtemps en plein soleil. Crasseux au possible, il puait la mort et voir une bande de corbeaux danser au-dessus de sa tête n’aurait étonné personne.

— T’en a bavé, hein ? questionna Nounours même s’il avait une bonne idée de la réponse.

“Sven” hocha la tête à la manière d’un chiot battu. Assez pour briser les dernières défenses de Nours et le foudroyer en plein coeur. Personne ne devrait connaître telle misère. Ni Marylou, ni Alma, ni Daniel… ni “Sven”. Et encore moins Nours. Ce dernier gratifia le nouvel arrivant d’une grande tape dans le dos. “Sven” en gémit de surprise.

— Bienvenue chez nous, Sven, déclara-t-il. Mon prénom, à moi, c’est Calvin.

Le visage de Nounours se para d’un sourire empli de compassion. “Sven” tenta de le lui rendre, en vain. Calvin replaça les paumes de ses mains vers les flammes. Sur la gauche, un tatouage ornait sa peau entre le pouce et l’index. Une toile d’araignée. “Sven”, intrigué, s’approcha pour mieux observer le tracé des lignes.

Daniel, alors muet jusque là, rajusta ses lunettes de vue et lança :

— Vas-y, Nours ! Montre-lui pourquoi on t’appelle comme ça.

Le nouveau recula d’un geste vif, pris de panique à l’idée de recevoir un uppercut. Il faillit tomber sur son chien allongé près du feu. La montagne éructa d’un rire gras :

— Tu fais chier, il fait froid !

Il ôta malgré tout son blouson rembourré et releva la manche de son pull-over. Son bras droit se couvrait d’un autre tatouage : des déchirures provoquées par des griffes acérées. Le visage de “Sven” se décomposa. A quoi pouvait-il bien penser ? Quelle réaction en chaîne avait déclenché la vue de ce tatouage pour provoquer chez “Sven” une grimace empreinte d’un millier de souffrances ? Nounours releva la manche un peu plus, jusqu’à son épaule : une tête d’ours furieux, tous crocs dehors, trônait sur son avant-bras.

— Tu vois ça ? le taquina Calvin. C’est à ça que j’ressemble, quand on m’emmerde.

Pas de rire. Juste un frémissement. Nounours se rhabilla ; il culpabilisait, surtout qu’en vérité, il n’avait rien du mauvais bougre.

— Qu’est-ce que t’as fait pour être là, Sven ? s’enquit Alma.

Ses cheveux roux délavés retombaient en cascade le long de son visage émacié. “Sven” dansa d’un pied sur l’autre :

— Je…

Il se racla la gorge. Chercha ses mots. Il proféra une simple phrase dans un soupir déçu :

— Je viens d’arriver en ville.

Nounours l’interrogea du regard. Peut-être que “Sven” ne souhaitait pas en parler. Ou alors, il ne savait pas par où commencer. Daniel profita du silence pour montrer l’exemple :

— Avant, j’étais marié, j’avais une gosse.

Il renifla bruyamment avant d’enchaîner :

— Après l’accident, j’ai… j’ai lâché prise. La dépression.

Ses lèvres bougeaient par intermittence, dans un rythme hypnotique. Il chercha ses mots :

— Je contrôlais plus rien, alors… j’ai atterri ici.

Alma passa une main compatissante dans le dos de Daniel. Les autres toisèrent “Sven” : ils attendaient sa version.

— On est tous des parias, ici, lui expliqua Marylou quand elle remarqua sa réticence à dévoiler son histoire. Moi, c’était à cause de mon mari.

Elle baissa les yeux, perdue dans un tourbillon de souvenirs.

— J’ai bien cru qu’il allait me tuer.

Cette révélation poussa “Sven” à s’ouvrir.

— Moi, c’est… mon père, déclara-t-il du bout des lèvres.

Calvin et ses compagnons se pétrifièrent.

— Il voulait me tuer aussi, ajouta “Sven”.

Pas besoin d’aller plus loin. Les parias hochèrent la tête. Ils se contentèrent du minimum. Alma vomit sa compassion :

— Oh, p’tit chat ! T’es safe, ici.

Calvin se retint de rire face au surnom épouvantable. Il s’était gardé de révéler le motif de son assignation au terrain-vague, mais, au final, “Sven” lui laissait une bonne impression.

— J’ai fait de la taule, claqua-t-il.

Le nouveau fronça les sourcils :

— … taule ? demanda-t-il avec cet air profondément curieux.

Calvin passa la main sur sa barbe mal coupée :

— Oui, reprit-il, j’suis resté un an en prison. Comme tu vois, on a tous nos problèmes…

Il s’abstint d’en raconter davantage. Quand bien même, “Sven” s’était radouci et prenait confiance au fur et à mesure des minutes qui défilaient en leur compagnie. Calvin ne s’attendait pas à avoir un point commun avec le nouveau :

— Moi aussi, dit-il, on m’a enfermé…

— J’te mentirai pas, confia Nours dans un sourire circonspect, la réhabilitation est pas facile.

Les discussions reprirent autour du feu. Daniel demanda à Marylou comment s’était déroulé la matinée. Alma but ses paroles. Un bon lot de banalités, en somme. Nounours et “Sven” se focalisèrent sur cette connexion qui venait de s’effectuer entre eux. Un lien invisible, construit sur la compassion. Entre prisonniers, ils se comprenaient.

— Il nous reste de quoi grailler ? rouspéta Daniel. J’ai pas encore mangé.

— Désolée, déclara Marylou, j’ai filé mon sandwich au p’tit.

Les joues de ce dernier rosirent.

— Je peux aller t’en acheter un, si tu veux, suggéra-t-il penaud.

Daniel lui prêta une attention toute particulière.

— Avec… de l’argent ? demanda-t-il les yeux ronds comme des soucoupes.

Le nouveau acquiesça et enfourna sa main dans une des poches de son pantalon.

— J’ai gagné un peu d’argent, ce matin, en restant avec Marylou, expliqua-t-il.

Celle-ci renâcla :

— Faut ire qu’un chien, ça aide pas mal.

Calvin plaqua sa main contre le bras de “Sven” avant qu’il ne sorte sa monnaie. On était au terrain-vague, après tout. Il en fallait peu, pour être riche. D’autres s’étaient déjà fait agressés pour trois sous et un bouton de culotte. “Sven” méritait un meilleur traitement.

— Si ça te dérange pas, proposa-t-il, je vais venir avec toi. Y a des commerçants que je connais qui te fileront peut-être un bonnet, des gants, tout ça…

Pour la première fois depuis son arrivée à Monroe, “Sven” esquissa un véritable sourire. Avec la montagne comme protecteur, Jedefray et Sven ne feraient pas le poids.


Texte publié par Albane F. Richet, 8 mars 2023 à 22h16
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