— Hé ! Z’auriez pas une tite pièce ?
Il avait déjà pas une tête de porte-bonheur, çui-là, alors Marylou se doutait de sa misère. Mais bon, quand on était dans la rue depuis belle-lurette, on tentait quand même. On savait jamais. L’habit ne faisait pas le moine, y paraissait.
Quand même, celui-là, de moine, elle ne lui aurait pas filé le Bon Dieu sans confession. Tout échevelé, un bandeau sur l'œil gauche façon pirate, un teint pâle à rendre jaloux un mort - il avait jamais vu la lumière du soleil ce gars-là ? C’était p’t’être une maladie, là… Le daltonisme ou… nan, c’était pas ça… Albinos ! Ouais, c’était ça, il était p’t’être albinos - et tout fin comme s’il avait rien avalé depuis six mois. Son chien, par contre, était propre. Et bien sage. Marylou l’aimait bien. En fait, elle aimait tous les chiens. Surtout Rikki, son croisé Epagneul nain - Papillon que les flics lui avaient enlevés, rapport au fait qu’elle vivait dans la rue. Elle en avait versé, des larmes. Mais les larmes des S.D.F, qui ça inquiétait ?
Le gars bizarre sursauta et le chien, lui, frétilla de la queue. Une bien brave bête. L’homme jaugeait Marylou avec tout un panel de défiance dans le regard. Elle se débattit avec la multitude de manteaux et couvertures sur son dos pour en extirper sa main et la lui tendre. C’était p’t’être un étranger, il parlait pas la langue.
Quand Marylou réclamait de l’argent, y avait quatre types de réponses : l’altruisme (la plus sympa, une pièce ou un beau billet finissait dans la paume de la pauvresse), l’attaque (“Casse-moi pas les couilles, espèce de vieille salope !”), la fuite (“Oh ! Regarde chéri le joli nuage en forme de coeur !”) ou encore la paralysie (aucun mouvement, yeux écarquillés, habité par l’incarnation même du malaise). Le blondinet au cache-oeil avait opté pour la dernière solution… contrairement à son chien qui s’approcha, tout curieux qu’il était, certain qu’une friandise trainait au creux de la main calleuse.
Fallait pas croire, hein ! Marylou avait travaillé d’arrache-pied, dans une autre vie. Une vie passée à l’usine, jusqu’à sa fermeture, trois ans auparavant. Après ça, personne n'avait voulu d’une femme d’âge un peu trop mûr, avec peu de qualifications - et ce malgré toute son expérience. Ainsi avait démarré sa descente aux Enfers. Son con de mari l’avait pas aidé… doux euphémisme ! Elle avait fini par le quitter, non sans heurts, et elle lui avait dit, comme ça : “T’façon, j’suis mieux dehors sans toi, que dedans avec toi”. C’en était fini ce jour-là. Elle avait claqué la porte, pis elle s’était démerdée. Pas d’famille, pas d’amis… elle avait vécu sous l’emprise de l’autre dégénéré pendant trop longtemps. Il l’avait isolé… elle s’en rendait compte maintenant.
— Hi, hi, hi ! s’exclama-t-elle sous les chatouilles que la langue râpeuse du Colley provoquait sur sa main toujours tendue.
— Lambda ! s’écria le borgne tout en s’élançant, paniqué, vers le chien.
“Lambda” ? s’était demandée Marylou. Pour elle, c’était pas un nom pour un animal domestique. Juste une lettre de l’alphabet grec. A-t-on pas idée d’appeler son fidèle toutou comme ça ? Faut dire, il portait un peu de l’extravagance du maître… mais pas le tempérament coincé du cul. Il se vautra sur le sol, ventre à l’air, l'œil suppliant. Marylou leva la tête vers l’autre constipé qui s’était arrêté net.
Elle perdit d’un coup son sourire : bon dieu, ce qu’il était jeune, maintenant qu’elle le lorgnait de plus près ! Il avait quoi ? Vingt ? Vingt-cinq ans à tout casser. La peau plus pâle qu’un cachet d’aspirine, comme s’il était pas sorti au soleil depuis belle lurette. Elle aurait pas su dire pourquoi ni comment, mais elle reconnut d’instinct cet air paumé, apeuré du gars qui en avait trop vu, trop vécu. Il portait le poids du monde sur ses épaules toutes frêles, en somme.
— Il est gentil, le chien, répliqua-t-elle en espérant apaiser le jeunot.
Elle hasarda ensuite :
— Z’êtes perdu ? Y a pas grand monde qui passe, par ici.
Elle avait récolté deux euros cinquantes depuis le matin. Une aubaine, compte-tenu des trois pelés et un tondu qui avaient cheminé le long des remparts. Par contre, il était pas fort loquace, le grand blond.
— C’est parce qu’y a des marches à monter, expliqua-t-elle, les gens y’z’ont la flemme de marcher.
Le benêt grimaça. Haussa les épaules. Marylou espéra qu'il allait pas lui claquer dans les pattes.
— Je connais pas bien la ville, déclara-t-il tout penaud.
Les paupières de Marylou s'affaissérent :
— Z'avez pas bien l'air d'un touriste.
Un coup de vent les balaya, l'homme frissonna. C'est vrai qu'il avait pas d'manteau. En plein hiver !
— J'en suis pas un, répondit-il sans plus de détail.
Son chien posa le museau contre la couverture de Marylou. Encore un peu et il allait s'endormir. La femme lui caressa la tête avec vigueur, assez pour lui provoquer un nouveau frétillement de la queue.
— T'as plus de chez toi, hein ? déduisit-elle à l'intention du maître égaré.
Il tressaillit. P't'être qu'il allait s'effondrer devant elle. À ce stade, rien ne l'aurait surprise. Le borgne se contenta d'un signe de tête équivoque. Elle ne doutait pas qu'il avait la gorge nouée d'émotion. Peu importe d'où il venait, il n'y retournerait pas.
Lambda s'endormit pour de bon. Marylou continua de le gratter derrière les oreilles façon massage. Le souffle du vent se mêla aux rugissements des moteurs de voiture, dans la basse ville.
— Merde, grogna-t-elle, t'es trop jeune pour être à la rue. Vas-y, assied-toi.
La manière dont le borgne la jauge lui fout le cafard. Même les chiens battus sont plus dociles.
— Ça t’embête pas que j’te tutoies, hein ? demanda la femme pelotonnée dans les couvertures. Entre gens comme nous…
Un petit lien d’appartenance, ça faisait toujours son effet. D’ailleurs, si Maigrichon resta sur ses gardes, Marylou aperçut ce léger affaissement des épaules si caractéristique du soulagement.
— Comme nous ? reprit l’homme avec incertitude.
— Bah ouais… sans-abris, quoi. Alors, tu t’assois ou tu continues à jouer les sauvages ?
Enfin ! Le v’la qui finit par bouger. Il s’installa dans le renfoncement, à l’opposé de Marylou. Son soupir d’allegresse provoqua un rire chez la femme :
— J’m’appelle Marie-Louise. Mais tout le monde, il m’appelle Marylou. C’est plus rapide. Quand j’te dis qu’les gens, ils ont la flemme !
Elle s’amusa seule de sa bêtise avant de reprendre :
— Ça doit faire un bon trois ans que j’suis à la rue, maintenant. J’te dirais bien qu’on finit par s’y faire, mais…
Non. On s’y faisait jamais vraiment.
— Et toi, dis-moi, demanda-t-elle, comment tu t’appelles ?
Le blondinet tressaillit. Marylou plissa les yeux. Elle sut à la manière dont il fuyait son regard qu’il lui mentirait.
— Sven, déclara-t-il sans honte. Je m’appelle Sven.
Marylou hocha la tête. Si le p’tit jeune voulait pas dévoiler son identité, c’est qu’il devait avoir ses raisons. L’envie de démarrer une nouvelle vie, qui sait ? Ou alors, il fuyait quelqu’un ? Une meute de loups, à l’en croire ses réactions toutes plus épidermiques les unes que les autres. Voir un bon psy, ça pourrait lui faire du bien, à “Sven”. Marylou continua de caresser la tête de Lambda dont les légers ronflements rivalisaient avec l’impétuosité du vent sifflant.
— T’as faim, Sven ?
Quand Marylou sortit un sandwich d’un vieux sac à dos rapiécé, Lambda redressa la tête, plus réveillé que jamais. Tout en humilité, le menteur haussa les épaules pour répondre :
— Un peu…
Marylou lui lança la nourriture sous cellophane et observa les moindres mouvements du borgne, sans savoir si elle pouvait lui faire confiance ou non. Elle fut rassurée quand elle le vit couper le sandwich en deux parties pour en donner un morceau égal à son chien. Y avait que les bonnes personnes, pour se préoccuper autant d’un animal.
Tous deux mordirent à pleine dents dans le pain frais sous l’oeil amusé de Marylou. Elle aurait fait une bonne mère, si l’autre con avait pas passé son temps à reculer l’échéance. Mais non, pas maintenant ! On verra plus tard ! Profite de la vie ! Elle n’avait jamais osé lui dire “ta gueule !”, mais Dieu sait qu’elle l’avait souvent pensé.
Marylou perdit tout à coup son sourire. Le blondinet avait relevé les bras et, sur chaque poignet, elle avait découvert ses bandages. Des gros bandages. Le genre pour une grosse blessure.
— C’est… c’est toi qui t’aies fait ça ? balbutia-t-elle sans savoir si elle voulait vraiment connaître la réponse.
“Sven” termina son sandwich avant d’ôter les bandes tâchées de sang qui révélèrent les poignets rougis du liquide écarlate coagulé.
— Non, commença-t-il, c’est…
Il réfléchit une seconde. Assez pour que Marylou devina sa nouvelle intention de mentir :
— … c’est rien, je vais bien.
— T’as vingt piges, les bras bandés, énuméra-t-elle. Ils en pensent quoi, tes parents ?
Il la toisa. Effectua un mouvement de recul, pire qu’un lapin surpris par les pleins phares d’une bagnole.
— Du calme, du calme, tempéra Marylou qui afficha un sourire contrit sur son visage marqué par une vie de souffrance.
Sa main approcha celle du jeune homme. Doucement. Sinon, il allait fuir, c’était sûr. Marylou stoppa son geste quand le blondinet se cogna le dos contre les pierres du renfoncement. S’il avait pu s’y confondre, il s’y serait risqué sans la moindre hésitation.
— Ma foi, reprit Marylou en levant les bras en signe de reddition, t’as pas besoin d’en dire plus pour que je comprenne. Mais t’as rien à craindre. Si tu veux bien, j’t’emmènerai au terrain-vague. C’est là où on s’pose, nous autres.
D’abord, il ne dit rien. Puis, ses lèvres tremblèrent.
— Co… comment tu sais…
Il ne sut comment finir sa phrase. Marylou avait réussi l’exploit de briser sa carapace. Il passa du chien battu, au petit garçon prêt à fondre en larmes. Marylou lui prit la main, le borgne n’opposa aucune résistance. Elle serra fort. Très fort.
— Disons que, moi aussi, j’avais peur qu’on m’touche. Pendant longtemps. C’est ce qui arrive, quand on est maltraité. Et battu.
“Sven” trembla de tous ses membres. Pas de peur, non. De fragilité. Lambda rampa vers son maître. Ce dernier y prêta à peine attention, l’oeil rivé sur Marylou. Le coeur de celle-ci sombra dans sa poitrine lorsque les larmes trop longtemps retenues roulèrent sur les joues du jeune homme. Il gémit. Voulut hurler. Frapper les murs. Les pierres. Lui-même.
Marylou passa une main derrière sa nuque. L’approcha de son épaule. Il puait la charogne. Il était dehors depuis combien de temps ? Tout seul, dans le froid ? Il hurla enfin toute sa détresse. Un cri du plus profond de son être, qui lui arracha les cordes vocales et le soulagea d’un poids invisible. Toutes ses barrières avaient cédé. Ses muscles tremblèrent tant il était éreinté.
Il garda la tête enfouie contre l’épaule humide de larmes de sa sauveuse. Elle lui caressa les cheveux tandis qu’il suffoquait sous les larmes.
— Ça va aller, murmura Marylou le regard dans le vague. La fuite, c’est fini. Quand t’iras mieux, je t’emmènerai au terrain vague. Tu verras… là-bas, on est tous comme toi.
Un rire nerveux accabla le jeune homme et se mêla à ses larmes. Des gens comme lui… Il ne l’espérait plus.
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