Froissée, au creux de ma paume, je contemple mon mégot éteint. Soudain, coincé entre le pouce et l’index, je vise l'ouverture d’une poubelle en pierre et l’y balance. Du regard, j’en suis la trajectoire jusqu’à la gueule noire qui l’avale. En arrière-plan, j’avise un marchand ambulant. Autour de son échoppe, des hommes, des femmes, s’agglutinent pour aussitôt s’éloigner, leur nectar servi. Une odeur corsée, qui me rappelle le mugicha, vient me chatouiller les narines comme je m’approche de l’attroupement. Visages encore fermés pour certains, mal rasés ou découchés pour d’autres, chacun se presse pour recevoir un peu du précieux élixir que l’homme, à l’aide d’une vieille louche en étain s’en va recueillir au fond de sa marmite. Les gestes se répètent, plonger, relever, verser ; tendre, un sourire accroché aux lèvres, contre un peu de monnaie ; s’éloigner.
— Du sobbacha, monsieur?
Emacié, ridé, creusé, ses yeux brillent au milieu de ce visage buriné, alors que ses lèvres sont figées dans un sourire éternel. Sa main se tend ; elle tient entre ses doigts un gobelet de carton empli d’un liquide sombre. Amical, je le lui échange contre une poignée de piécettes.
Agenouillé, je demeure silencieux. En face de moi, assis sur son estrade, le maître me fixe sans mot dire, c’est à peine si je distingue le frémissement d’une paupière, le tressautement d’une pommette. Par un panneau coulissant, une jeune femme entre. Vêtue d’un humble kimono de lin, le visage couleur craie, les yeux, simples traits de khôl, elle s’avance d’un pas qui se veut tout à la fois discret et raffiné. Mutique, j’observe la chorégraphie savante de ses membres qui opèrent au-dessus du plateau, sans jamais tenter de croiser son regard. Les poignets qui se découvrent, les doigts qui saisissent, les mains qui se courbent, le buste qui demeure de marbre.
— Okyaku-sama !
Okyaku-sama ? Pourquoi moi ?
Je lève les yeux.
Le sobbacha est brûlant, savoureux, si ce n’était cette légère pointe acidulée qui attaque le palais. Je m’éloigne, mêlé au flot des passants. Penchés, la mine fatiguée pour beaucoup, avenant pour les autres, des regards s’échangent, des mains s'affolent, des paroles se monnaient. Je porte à mes lèvres mon gobelet, arrêté au milieu du trottoir, indifférent à la foule qui se presse autour de moi. Au loin, j’aperçois le désert, dont les dunes en semblent les singulières gardiennes ; au-dessus de nos têtes, l’ange veille.
J’ai fini mon infusion. Les yeux vides, je contemple quelques instants la façade nue de mon hôtel, tandis que mon visage se tournait lentement vers son jumeau.
La surprendré-je ? Ou comme moi, s’est-elle fondue dans la foule matinale ?
Le gobelet serré entre mes doigts, je sens le carton ployer sous l’effort, se tordre, plier. Lorsque je les rouvre, il est intact ; seul un fond de liquide noir me souffle qu’il s’agit bien du mien. Paisible, j’avise une poubelle, mais la main d’un gosse me l’arrache avant même que j’aie esquissé le moindre geste.
— Surtout pas, m’sieur ! s’exclame-t-il, les yeux rivés sur ce qu’il considère comme un trésor.
— Et pourquoi ? lui rétorqué-je d’une voix, que j’espère pas trop menaçante.
— Vous voulez voir un secret, m’sieur ?
Ses prunelles, d’un vert profond, me fixent avec tant d’intensité que j’en suis presque surpris. Mal habillé, sans pour autant paraître dépenaillé, il porte néanmoins une chemise bien trop grande pour lui, d’où dépassent des mains osseuses.
— Entendu. Et que veux-tu en échange ? Car je suppose que tu me demanderas quelque chose.
Le torse bombé, hissé sur ses pieds, crânement, sa tête arrive presque à hauteur de mon sternum.
— Zut ! Vous m’avez percé à jour, m’sieur ! bougonne-t-il.
— En fait, tu n’as rien à me montrer et tu serais parti sitôt ta récompense acquise.
Les joues cramoisies, il n’ose plus rien dire.
— Et ce gobelet, tu le ramènes au vendeur de sobbachas pour qu’il nous le resserve, n’est-ce pas.
Gêné, il acquiesce en silence, tandis que je fouille dans la poche de ma veste.
— Tiens! prend ça et en échange donne l’adresse du meilleur resto de la ville, ajouté-je, tout en lui glissant un billet de 50 sunas. Promets-moi seulement d’en faire bon usage.
Stupéfait, le gamin me fixe un instant sans comprendre ; dans ses mains, le gobelet tremble.
— Je m’appelle Hanabusa, m’sieur ! Et si vous voulez vous régaler le palais, sans délier bourse, allez au Train de Bushi! c’est de l’autre côté de la gare. Ça paie pas de mine, mais vous l’regretterez pas.
— Merci Hanabusa.
Mais déjà, je le vois qui s’éloigne, aspirer par la foule toujours plus dense, qui sature le trottoir de sa présence. Étonné, je demeure un long moment ainsi au milieu du flot animé, les yeux tournés vers le ciel azuré. De rares filaments blancs s’en détachent, puis s’étirent avant de disparaître. Le bras tendu, de l’index j’en esquisse les contours, dans une dérisoire tentative d’en saisir les mystères. Lentement, mon membre retombe le long de mon corps ; là-haut, des choses se passent, indifférentes aux créatures qui peuplent l’ici-bas.
Soudain, un groupe s’avance, ils traînent derrière une lourde charrette tirée par deux ânes; une dizaine d’hommes et de femmes. Arrêtés, ils déchargent pelles et balais, puis s’approchent de l’un des innombrables tas de sable, qui se sera formé pendant la nuit. Mécaniques, leurs gestes s’enchaînent les uns après les autres. Personne ne les aide, tout le monde les ignore. Mais cela ne leur importe pas, le sourire aux lèvres, ils enfoncent avec entrain leurs instruments dans la molle matière. Curieux, je désire m’en rapprocher, échanger de ces quelques paroles trop rares, assouvir la soif dévorante qui me noue les entrailles. Pourtant, je n’en fais rien et demeure là où je suis, sur un trottoir envahi par une foule qui ne verra jamais rien d’autre qu’une ombre, au mieux une silhouette floue.
La douleur ne disparaît pas. La balle est ressortie ; j’ai entendu distinctement le bruit mat du métal qui frappe le béton. J’imagine, le sang qui l’éclabousse, les esquilles osseuses incrustées dedans. Toujours debout, la main toujours enserrée autour de la garde de mon katana, je titube. Mon dos heurte le pilier, m’arrachant un juron, mais je garde la tête haute, la bouche déformée par un sourire mauvais ; une autre détonation retentit. La balle est rentrée juste en dessous de ma clavicule, arrêtée net par mon omoplate ; j’eus préféré qu’elle ressorte. Puis c’en est une autre, une autre, encore, encore, il vide son chargeur ; je suis un volcan de douleurs. La dernière m’a explosé le crâne ; je vois les os mêles d’une matière rosée s’écraser sur le sol.
— C’est inutile… soupiré-je.
Derrière lui, je devine sa silhouette ; figure encapuchonnée, dont les prunelles brillent d’un feu argenté.
D’un pas lent, je m’éloigne, sous l’œil paisible de l’ange. Les mains plongées dans les poches de ma veste, je ressasse tous ces mots qui ne cessent de tournoyer dans ma tête. Des mots, que je décompose en syllabes, puis en lettres, en phonèmes, enfin en sons.
— Shititenshi…
Lancinante musique qui hante mon esprit, je vagabonde dans une cité avec laquelle je tends à me confondre.
Une cité, une adresse, un nom, une mission.
Un carillon résonne, un coup, deux coups… Combien de coups ?
Je ne compte pas ; je ne veux pas ; je ne peux pas.
Un parfum… Celui d’une femme ?
Une odeur chaude, une odeur sèche, le parfum du sable du désert.
Je me retourne. En vain, je fouille la foule. Un éclat roux ? Non ! Seulement le reflet du soleil dans une fenêtre. Le vague à l’âme m’emporte.
— Raconte-moi une histoire.
Assis sur une plage, l’enfant ne répond pas. Immobile, il demeure le regard vide, fixé sur les eaux grises.
— Pourquoi ne lui racontes-tu pas une histoire ? lui rétorqué-je.
Mutique, il ramasse un galet et lance dans la mer.
Plouf !
— Parce que je n’en connais pas, murmure-t-il d’une voix vide.
— Ou plutôt parce que tu ne veux pas, le contredis-je.
Silencieux, l’enfant se saisit d'une nouvelle pierre. Sa main hésite.
— Peut-être que je n’ose pas.
Plouf !
La chose a chu dans l’eau.
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