Le soir est comme une écume dont le crépuscule serait la vague.
À l’horizon s’élèvent des colonnes de sable dans lesquelles une main invisible sculpte un visage ; un visage qui, étrangement, me hante, alors même qu’il n’était qu’une vision d’un autre temps.
— Raconte-moi une histoire, me susurre la femme à l’oreille.
Mais il est trop tard, car l’aube se lève, tandis que la nuit le cède à la lumière.
Assis en tailleur sur la terrasse, couvert d’un sable, qui ruissèle en nappe dès je secoue la tête, j’observe les étoiles mourantes.
— Raconte-moi une histoire, insiste-t-elle.
Mais comment le pourrai-je alors même que je crois avoir oublié la mienne.
— Il est trop tard, soupiré-je.
— Pourquoi ? sanglote-t-elle.
— Parce que ce n’est plus le soir, le temps des histoires, murmuré-je, désolé.
Les paupières closes, je m’empare d’une poignée de ce sable qui sculpte jour après jour les âmes et les corps, qu’ils soient morts ou vivants. Enfermé dans mes rêves, je me vois tourner la tête ; de l’autre côté, elle en fait de même. Nos regards s’échangent ; je la reconnais, elle me reconnait ; moi l’artiste, elle le modèle. Elle aussi, le bras tendu, la main entrouverte, elle laisse s’échapper les grains ; les grains du destin. Hélas, tout cela n’est que songes, fantasmes, fantasmagories, folie d’une ville qui, chaque jour, tombe un peu plus en ruine. Le dernier a basculé, chute vertigineuse ne semblant jamais vouloir en terminer. Un doigt posé sur les lèvres, elle se dresse devant moi, parée d’une capeline, dont elle remonte le chaperon. À reculons, je la vois qui s’éloigne par petits bonds, qui l’emmène de plus en plus haut, jusqu’à ce qu’elle se confonde avec les ombres mourantes.
Les yeux baissés je les referme tandis que s’éclipse le songe.
Je rouvre les paupières. À l’horizon, le soleil embrase l’atmosphère, il fera chaud, terriblement chaud.
Comment le sais-je ?
Je l’ignore ; je le sais seulement. Comme je sais qu’un travail m’attend.
Shititenshi…
Lentement, je me relève, la figure tournée vers le couchant, à la découverte de cet ange dont les regards se détournent vers l’orient.
Qui guette-t-il ?
Je m’interroge.
Une femme ? Un enfant ?
Je ne sais pas.
Un homme.
Non !
Une ombre ?
Peut-être.
Derrière moi, le bruit d’une porte qui s’entrouvre ; je me retourne. Une femme se tient dans l’embrasure, laide, elle porte sur elle les stigmates d’une mauvaise vie.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? aboie-t-elle.
Je la reconnais. Femme du soir, derrière un comptoir, elle me balance la clé de ma chambre de mauvaise grâce. Encore maintenant elle darde sur moi, ce regard plein de soupçons, tandis que je me recule sans un mot. La main posée sur le chambranle de la porte, elle s’en écarte pour me laisser passer. L’espace d’un instant, je crois deviner la silhouette d’une ogresse.
Je souris.
Elle me lance une paire d’œillades furibardes ; je m’éloigne. Dans le corridor, j’entends l’écho de mes pas lorsque mes pieds frappent les degrés.
Bam. Bam. Bam.
J’imagine alors les grains qui s’élèvent, la poussière qui se soulève, l’huis qui se referme ; enfermé dans les ténèbres. Dans mon dos, le cerbère veille toujours, cependant que mes doigts s’attarde sur le fantôme d’une fresque. Encore, je vois son visage élancé, sa crinière flottant dans le vent, sa main tendue vers le levant, soufflant les grains du temps. Mais non, elle n’est plus qu’une souvenance, le souvenir d’une fragrance, le bouquet d’une rose perdue dans le désert. J’entends le grincement de la porte qui se referme ; je m’en vais.
Dans le corridor qui me mène à ma chambre, je crois surprendre sa présence, ombre fugitive sur un mur nu. Hélas, ce n’est que la silhouette d’un noctambule sur le retour, pour qui le levant est synonyme de couchant. En ma poitrine, mon cœur se serre.
— Ne merdez pas.
Ma main est posée sur la poignée de la porte. Sous ma chair, je sens le métal protesté, geindre alors que je m’apprête à lui appliquer une rotation sénestre. Je ne me retourne pas. Mon emprise devient un peu plus forte.
— Non, monsieur.
Je relâche mes articulations, ma respiration s’apaise, dans mon esprit, une image s’impose, une larme roule sur ma joue.
Seul face au miroir de la minuscule salle d’eau de la chambre que j’occupe, je me demande si je suis celui que j’entrevois. Un monstre à face humaine ? Ou bien un humain à face monstrueuse ? Alors je me rappelle pourquoi je suis là. Pourquoi me suis-je suis rendu dans une ville épouvantée, hantée par des figures surgies de mon passé ?
Mais où ont donc disparu les passagers que j’ai croisés, les enfants qui rient, les jeunes qui se tiennent par la main, des vieux qui s’assoient pour regarder passé le train de la vie ?
Au début, il y a ce train qui ne fait plus tchou, tchou, dans le lointain. Puis, il y a les gens, sans être, les yeux rivés sur des choses dont je préfère perdre le nom. Parfois, des bruits troublent l’attention, bruits de papier déchiré ou de plastine compacté, mais jamais de mots, jamais de sons jaillis de la bouche, oubliées les phoniques articulations. Ensuite, il y a l’annonce, le monde bouge, tangue, quelqu’un me bouscule, s’excuse, première verbalisation du voyage ; j’ai toujours sa carte.
— Pourquoi l’ai-je gardé ? m’interrogé-je, tandis que, débarrassé de mon pagne, je me glisse dans la minuscule cabine de douche.
De part et d’autre des cloisons, j’aperçois de minuscules orifices par lesquels s’écouleront bientôt des ridules d’eau, propulsées par des ultrasons. Sans un bruit, je referme les portes, alors qu’un léger bourdonnement, d’abord grave, puis de plus en plus aigu, envahit mes oreilles, malgré la présence de bouchons ; un chant d’étoile à l’agonie. Passé ce moment désagréable, j’observe le siphon aspirer le sable collé à mon corps quelques minutes plus tôt, cependant que se superpose la vision d’un portrait sculpté que le vent emporterait. La main posée sur le mur, je prends de grandes goulées pour mieux chasser la nausée, soudain née au creux de mon estomac. Heureusement, je n’ai pas encore déjeuné et ce ne sont que de sourdes éructations qui jaillissent de ma bouche. La tête me tourne, le silence m’accable, d’un geste, presque rageur, j’arrache de mes oreilles les protections, tandis que peu à peu me reviennent mes sensations. Le dos collé au carrelage glacé, je colle mon corps entier contre la céramique écaillée, savourant une froideur bienvenue. Un sourire idiot plaqué sur les lèvres, j’attrape du bout des doigts une vieille serviette pelucheuse que je noue autour de ma taille.
Morphée m’a refoulé aux portes de son royaume, mais les songes et autres cauchemars n’en demeurent pas moins présents, prégnants.
Debout dans l’embrasure, je contemple la chambre vétuste, son lit dépenaillé, son placard aux couleurs passées, son plancher rongé par la vermine et par la silice. Sous mon pied, une lame gémit.
Dans la plaine, il n’y a personne, juste ce grand hêtre qui se balance doucement sous l’effet du vent. Incliné, sa cime penche gravement, tandis qu’à chaque élancement un long grincement, si semblable à celui de l’huis fatigué, résonne autour de lui. Assis, je l’observe, imaginant une porte qu’un troll ou un spectre entrouvrirait, pour mieux refermer ensuite, apeuré qu’il serait par tant de lumière.
Et si cela était vrai. Que découvrirai-je alors de l’autre côté ?
Posés en tas au bout du matelas, mes habits roulés n’ont pas bougé d’un pouce. Au travers des rideaux miteux, j’aperçois la boule claire du soleil qui dispense sa lumière bienvenue.
Encore je me demande quelle magie a opéré cette nuit.
Je me rappelle de mon arrivée à la gare, ma marche depuis le quai jusqu’à la cité, ma rencontre avec ce tire-laine de bas-étage à qui je donne, en échange d’un renseignement, un peu d’argent, la femme derrière son comptoir, sa voix sèche de crécelle qui déclame l’évidence, la pestilence d’un homme qui n’a d’humain plus que l’apparence.
Ensuite ?
Ensuite, il y a l’ascenseur, dont la pancarte suspendue entre les battants annonce qu’il est en panne, les escaliers, raides, poussiéreux, ensablés, dans lesquels flotte cette odeur issue du passé, enfin la terrasse, la terrasse et la cité qui s’étend à ses pieds.
Admiré, miré, je redescends, ma valise sous le bras, chambre 49, ainsi qu’il en a été décidé. Dans la pièce, mes affaires posées dans un coin, je sais déjà que le sommeil ne m’accueillera pas.
Pourquoi ne l’ai-je pas remarqué la première fois que je suis monté ?
Mes gestes sont ceux d’un automate.
Dans mon dos, la porte se referme. De l’autre côté, l’immense corridor longe les bureaux de mes collègues. Derrière une grande baie vitrée, j’aperçois les silhouettes découpées d’une foule bigarrée, trans de passage, femmes voilées, poivrots bavards, petites gens apeurées, comme autant de touches sur un tableau animé.
Le bruit de mes pas résonne dans le couloir. Personne, pas même mes collègues ne prêtent attention. Me voient-ils seulement ?
Étrange question.
Négligent, je plonge une main dans la poche de mon imperméable. Le paquet entre mes doigts, j’en frappe le cul sur le rebord d’une fenêtre. Un cylindre blanc en jaillit, à la manière d’un diable ressort. La paume en cloche, la cigarette coincée entre les lèvres, je l’allume et inspire lentement la fumée bleutée, que je recrache presque aussitôt.
Shititenshi…
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