Étendu sur un lit minuscule en regard de ma taille, les bras passés derrière la tête, les yeux grands ouverts, je contemple le plafond ; la silhouette sombre d’un ventilateur aux pales fatiguées tournoie, dérisoire.
Il est minuit. Oiseau de nuit, le sommeil me fuit aussi sûrement que l’ombre devant le soleil.
Est-ce, parce que j’appréhende ce qu’il se produira une fois que j’aurai clos mes paupières ? Ou bien est-ce la rumeur, dont les murmures s’invitent dans ma chambre ?
Le bras étendu, j’étire mes doigts comme autant de griffes pour saisir le vide. J’ai encore le goût si particulier de ce sable sur la langue, comme si une main malicieuse y avait ajouté quelque secrète épice.
Sans doute, dois-je me faire une raison. Cette nuit sera comme tant d’autres, l’une au cours de laquelle Morphée se refusera à m’emporter dans ses bras.
— Vous savez pourquoi je vous envoie là-bas.
Je relis encore une fois l’ordre de mission. Bref, abrupt, juste quelques mots jetés sur une feuille de papier glacé.
Le chef a le dos tourné ; son visage reflété dans une fenêtre aux volets clos. Les a-t-il un jour ouverts ? Je ne me suis jamais risqué à lui poser la question.
Balançant mes bras en avant, je me redresse d’un coup. Sous mes pieds, je sens le plancher geindre, tandis que les grains fins de sable s’incrustent dans ma chair. Le rideau se meut doucement, sous les coups de boutoir de la brise qui s’engouffre, tandis que j’ai laissé la fenêtre largement ouverte. Curieux, je m’approche et le tire d’un coup. De l’autre côté, au même étage d’un immeuble au moins aussi délabré que mon hôtel, quelqu’un fait de même. Esquisse d’une forme imparfaite, dont je ne saurai dire si elle est féminine ou masculine. Étrange, elle s’attarde comme je fais de même, une main posée sur l’huis, la figure tournée vers la mienne ; nous nous échangeons un regard sans nous voir. De la main, je la salue, comme par jeu. En miroir, je la devine qui me fait signe, avant de se détourner, le visage levé vers les étoiles.
Lune rieuse, lune facétieuse, que peut-elle penser des infimes créatures que nous sommes ? Elle qui, depuis ses contrées glacées, nous veille chaque nuit. Se rit-elle ? Se moque-t-elle ? Nous ignore-t-elle simplement ?
La main posée sur le front, je contemple l’étendue obscure qui s’offre à ma vue. L’oreille tendue, j’entends le chant des dunes, ténu, exquis, enivrant comme pouvait l’être le murmure des sirènes lorsqu’elles entraînaient avec elles les marins déchus.
Le sommeil ne viendra plus. En fait, aura-t-il jamais été au rendez-vous ce soir ?
Lentement, je me retire. De l’autre côté, en fait-elle de même ? J’aimerai le croire, mais je n’ose voir ; je tire le voile noir qui nous sépare.
À nouveau seul dans la chambre, je laisse mes yeux errer dans l’obscurité : les draps du lit défaits, ma valise posée dans un coin, mes habits empilés sur le dossier de la chaise.
J’hésite.
La main tendue, je renonce, puis achève de mettre à nu.
— Je pense comprendre, monsieur.
En cet instant plus d’ironie, plus de sarcasmes, plus de mépris ; le chef ne se retourne pas, il ne peut pas, il ne doit pas. Dans la fenêtre, je devine son visage fermé, les dents serrées, son regard effacé. Au fond, il est alors une autre figure qui m’apparaît ; toujours la même, une silhouette assise sur une falaise dont le visage dérobé m’apparaît heureux, malgré le chagrin que je lis dans ses yeux invisibles. Son bras s’élève, au-dessus de sa paume entrouverte flotte un minuscule fragment de lumière.
Un nom, une destination, un mystère.
— Merci, monsieur.
Dans le couloir, aucune lumière, aucun son ne semble pouvoir percer les ténèbres épaisses. Derrière les portes, c’est à peine si je perçois le bruit des respirations des rares assoupis. Sous mes pieds, le plancher fatigué grince doucement, tandis que j’entends soudain monter des étages inférieurs de puissants ronflements. Silencieux, je pose une main sur la poignée de la porte. Infiltré par l’embrasure, je sens la caresse fraîche de l’air du dehors ; un pâle sourire effleure mes lèvres.
Elle est là elle aussi. Je le sens. Je le sais ; jusque dans ma chair.
Sans bruit, la porte s’ouvre et le vent traître s’y engouffre, charriant avec lui de ce sable contre lequel chaque habitant se bat continuellement. Agenouillé, j’en recueille une poignée au creux de ma paume, que je laisse filer.
En fait-elle autant ? Elle aussi contemple-t-elle cette image du temps qui file ?
Peut-être…
Est-ce là mon souhait ?
Le sourire qui m’habite ne s’efface pas, malgré les larmes involontaires qui coulent sur mon visage. Une main sur la rampe, je gravis les degrés tandis que je découvre, peint sur le mur, le portrait d’une femme aux cheveux couleur de jais et de feu qui me dévisage. Surpris, je me recule.
Est-ce elle que j’entraperçus ?
Je me fige.
Esquissée de profil, élancée, le bras tendu vers l’horizon, son index posé sur ses lèvres entrouvertes, je l’observe. En cet instant, je me figure…
Non !
Je suis, cet homme, cette femme qui aura, plus sûrement le temps d’une nuit, capturé son image évanescente.
Il est minuit, l’heure où le temps se fige. Je marche depuis des heures, d’abord sous un soleil de plomb, puis sous une lune de glace, avec la ville pour seul horizon. Depuis longtemps, j’en aperçois les ombres qui s’élancent vers le firmament. Enfin, mes pieds foulent le sol de la cité. Agenouillé, je me penche avant d’embrasser les pavés couverts de sable. Lorsque je me redresse, je laisse mon regard errer au milieu des rues mal éclairées. Lépreuses, les façades des immeubles se ressemblent toutes, rongées qu’elles sont par les éléments. Pourtant, il en est une qui se détache des autres ; c’est un hôtel à la mine souffreteuse.
Est-ce parce que j’ai autrefois découvert son sombre jumeau ?
Je ne sais pas… je sais seulement que ce sera en cet endroit que j’œuvrerai. À l’entrée, personne ne me remarque lorsque je pousse la porte. Dans le hall, une femme se tient derrière le comptoir. La figure penchée sur son livre de notes, elle ne me voit pas ; je poursuis mon chemin. Dans les couloirs, je croise des ombres, des silhouettes, la mine sombre, fatiguée ; aucune ne me prête attention. Enfin, je la trouve, une porte qui mène à un escalier dont les degrés mènent à la terrasse. Derrière, elle se tient là, assise au milieu des marches, les jambes croisées, les cheveux détachés. Je veux m’approcher, elle me dissuade, comme toutes les autres fois. Silencieuse, peut-être rêveuse, elle se lève. Une main posée sur le mur, elle le caresse un long moment, puis se recule avant de reprendre sa place.
Du bout des doigts, j’en effleure à mon tour la surface ; des choses humides roulent sur mon visage. Au creux de ma paume, je malaxe les larmes et le sable, jusqu’à obtenir cette pâte que j’étale sur le mur de pierres sèches. Une fois, dix fois, cent fois, mille fois, je répète le geste, mélangeant, malaxant, étalant mes humeurs sur ce fragment de désert tandis que, de la nuit, surgit son esquisse. Quand enfin, je finis, elle tend l’une de ses griffes, dont je me saisis. Raide, je me persuade de ne pas lui en demander plus. Mes doigts d’attardent ; elle me regarde. Ces yeux me pénètrent comme d’une lame dans la chair ; je ferme les paupières.
Aveugle, j’œuvre : je gratte, je grave, je cisèle, je révèle. Alors je m’exclame :
— Femme-oiseau, je contemple ta figure comme un mystère nocturne, un présent occulte. Sous mes doigts, je sens ton grain s’écailler. Le vent t’a asséchée et bientôt tu seras effacée. Laisse-moi encore profiter un instant de ta présence.
Sûrement fut-il exaucé, car, à peine, l’ai-je effleuré qu’elle se brise, tombant en une fine poussière, que le vent scélérat disperse.
À présent, de son souvenir, il ne me reste que cette poignée de sable jaunie au creux de paume, dont les grains s’échappent sans que je ne puisse les retenir.
Qui était-elle ? L’ombre dans la lumière ? Cette vision fugitive aperçue à la lueur de ma fenêtre ?
Comme je le souhaiterais !
Serait-elle le modèle ? Qu’en serait-il alors de l’autre côté ? Découvrirai-je si je m’y rendais, en miroir, le portrait d’un artiste ?
Au-dessus de ma tête, la porte désormais entrouverte sur les ténèbres laisse pénétrer l’air frais venu du désert. Serein, je m’avance ; son souffle sur ma figure. Silencieux, il me contemple, tandis que je gravis les degrés. Soudain, ses lèvres s’entrouvrent.
Il m’invite.
J’hésite.
Il insiste.
J
e décline.
Alors, penché sur moi, lové conte ma poitrine, amant d’ombre et d’argent, il me glisse à l’oreille des murmures indécents. Docile, je le suis, car il a promis. Les paupières closes, je le laisse m’emporter, m’emmener vers ce lieu, dont il m’a tu le nom. Sur ma peau, je sens cingler le vent, chargé de minuscules diamants, me fouetter jusqu’au sang.
Mais peu m’importe ; il a promis.
Dans mon esprit, je le vois. Je suis debout, les pieds posés sur une falaise de béton déchiquetée par les flots. Assis, les jambes pendant dans le vide, il me montre l’horizon ; des navires s’affrontent.
Combien couleront ? Combien survivront ? Combien de matelots ? Combien d’amiraux ?
Il ne sait pas ; il ne connaît pas la réponse ; il sait seulement qu’ils s’affrontent.
Voiles blanches contre voiles noires, comme ces soldats qui, dans mes rêves, se battaient autrefois ; moi au milieu du carnage.
Lorsque je rouvre les paupières, l’obscurité est totale, la cité engloutie, ne demeure plus que la silhouette massive de l’ange qui émerge du sable jauni. Drapée dans une large toge qui flotte dans le vent, debout sur sa tête, je la reconnais. Dénoués, ses cheveux libres, d’ébène et de feu, ondoient, comme autant de flammes dans la nuit noire. Un bras tendu, elle pose un doigt sur mes lèvres. Je veux faire de même, je fais de même. Hélas, je sens mon doigt s’enfoncer dans sa chair.
Sereine, elle me fixe sans mot dire, tandis qu’elle tombe en poussière à la manière de son portait. Entre mes doigts, je vois le sable qui file. Des larmes brouillent ma vue, inondent mes joues.
Elle est comme cette ville, un souvenir.
Seulement vêtu de mon pagne, debout sur la terrasse, j’admire l’horizon déchiqueté, la nuit inachevée, la cité envoûtée, dont j’embrasserai bientôt la destinée.
Dans mes yeux, je vois défiler les mots, les sons, ceux couchés sur un morceau de papier, que j’ai brûlé ce tantôt.
Pourquoi y suis-je allé ?
Dans le blanc de mes yeux se reflète son désarroi ; il sait qu’il n’a pas le choix. Si seulement, il pouvait en choisir un autre et l’envoyer à ma place. Mais il ne peut pas, car on n’envoie pas comme ça son gars à l’abattoir.
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