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tome 1, Chapitre 3 « Shititenshi » tome 1, Chapitre 3

Ma valise posée à côté de moi, une main en visière sur le front, j’écoute la rumeur qui ondoie dans la cité. De rares lampadaires souffreteux dispensent une pâle lumière jaunâtre qui peine à atteindre le sol, tandis qu’elle teinte de fade les façades en terre sèche des habitations. Des ombres marchent ; elles sont peu nombreuses. Parfois, lorsque nos regards se croisent, elles me saluent puis s’éloignent, vaquant à leurs occupations. Du coin de l’œil, j’en aperçois d’autres, plus rares encore, silhouettes faméliques tapies dans la pénombre d’une ruelle ; je secoue la tête.

Chaque ville possède sa part d’obscurité et celle-ci n’y déroge pas.

Un pâle sourire déforme mes lèvres comme je m’empare de mon bagage. Un vent chaud s’est levé, emportant avec lui un peu de ce sable avec lequel ses habitants ont bâti leur cité. Le bras en l’air, les doigts écartés je tente, à la manière des hydres qui capture leurs proies dans leurs tentacules, d’en saisir quelques-uns. Las, je contemple ma paume vide, couverte d’une mince couche de poussière jaune. Du bout de l’index, je dessine les contours de la figure de pierre dont le visage semble veillé sur la ville : l’ange à la fenêtre d’orient

« Des questions ? »

Parfois sa voix me rappelle celle d’un méchant de pacotille dans un film de série Z.

Pourquoi en aurai-je ? Un mot… un ordre… cela me suffit… mon intuition… les impressions… les sensations.

« Non »

Son regard me transperce. Sait-il seulement qu’il ne traverse que le vide ?

À chacun de mes pas, je remarque un peu de cette fine poussière qui se soulève, tandis que je la devine qui s’échappe des bâtiments, lorsque ce souffle venu du désert les caresse. Ainsi, Je m’imagine solitaire dans la cité désertée. Assis sur la marche d’un escalier, j’allumerai un feu et suspendrai au-dessus une petite marmite, dans laquelle mijotera un gruau. Une couverture jetée sur les épaules, je contemplerai les façades vides des habitations, tentant par là d’imaginer ce qui se passe dans le secret des alcôves. Transformé en nuée, je me fondrai alors l’atmosphère, habitant éternel de ce désert de pierres sèches.

Mais le heurt d’une jeune personne, dont je saisis le bras, me ramène à la réalité. Entre ses doigts, mon portefeuille ; il me suffirait d’un rien pour lui briser net le poignet.

— Je vous le rends ! Je vous le rends ! piaule-t-elle.

Chaque cité possède sa part d’ombre, même celle sur qui veille un ange ne fait pas exception.

— Indique-moi la direction de l’hôtel le plus proche.

Dans leurs orbites, ses yeux roulent, presque révulsés ; pris entre le pouce et l’index, il me suffirait de peu pour les lui ôter.

Pop !

Fou, il pointe de la main gauche un point lumineux qui clignote dans le lointain. Un sourire narquois se dessine sur mes lèvres.

— Était-ce vraiment si difficile ? lui susurré-je.

Ahuri, il perd l’équilibre et tombe brutalement sur les fesses, comme je relâchais mon étreinte. La bouche entrouverte, il suffoque presque tandis que de larges gouttes de sueur dévalent le long de ses tempes. Calme, j’ouvre mon portefeuille, une carte d’identité au nom de Jacob Irabongo, glissé derrière un film de plastique translucide, m’observe. À mes pieds, l’autre n’a pas bougé d’un pouce, il ne proteste même pas, lorsque je m’agenouille et lui fourre dans son poing meurtri un billet de 10 sunas.

Avec lenteur, je range mon portefeuille dans la poche intérieure de ma veste, mon regard planté dans le sien.

— Pour… pour… pourquoi vous faites ça ? bafouille-t-il.

Je considère un long moment ses traits émaciés.

— Il est tard, je ne connais pas cette ville et tu as faim. Tu me rends un service, je te rends la pareille.

Debout, je le dévisage encore une fois, puis me détourne ; mes pas me guidant vers cet hôtel dont il m’a indiqué l’enseigne. Sur mon visage, je sens la chaleur nocturne caresser ma peau tandis que mes yeux errent, se posant par instant sur une portion de ciel, une portion de mer, une portion de terre, une figure humaine.

Demain quelle allure auront-ils ? Seront-ils fermés, harassés, fatigués ?

Des bruits s’échappent de certaines portes, musique rythmique ou syncopée, dispute ou simple discussion animée, bruit de rut, bruit de lutte ; je respire à pleins poumons l’air obscur. Bientôt je me confondrai avec elle et j’en serai heureux.

Soudain je m’arrête. L’hôtel est là, avec son enseigne aux couleurs criardes : un antique tube à vide clignote, éclaboussant la façade d’un rouge cramoisi. Quelques vagues silhouettes en sortent, quand d’autres rentrent ; je hausse les épaules. Je suis là pour le boulot et rien d’autre. Un coup d’œil en arrière, j’aperçois le haut du visage de l’ange, ses cheveux bouclés, taillés avec une minutie surprenante, comme pour mimer les effets du vent.

Sur le seuil de l’hôtel, une odeur d’herbe du diable et d’alcool frelaté me prend à la gorge. Assis dans un fauteuil en osier, dont les maillés débordent de tout côté, un homme obèse, vêtu d’une chemise sale et trouée, somnole. Une paupière se soulève avec difficulté, puis la seconde, découvrant des sclérotiques jaunes, injectées de sang. Sa bouche s’entrouvre, cependant que des sons inarticulés en sortent. Soudain il cesse et sa tête s’affaisse, tandis que de lourds ronflements s’échappent d’entre ses lèvres.

— Une chambre, étranger ? m’apostrophe une voix nasillarde dans le dos.

— En effet, rétorqué-je, faisant, par la même, connaissance avec une femme aux traits affables, malgré un nez défiguré par un apprenti chirurgien.

Sans lui laisser le temps de répondre, je glisse sur le comptoir une liasse qu’elle s’empresse de faire disparaître.

— Monsieur paye d’avance.

Aimable, j’acquiesce :

— Tout à fait. Je ne sais pas combien de temps encore, je demeurerai.

Suspicieuse, elle hausse un sourcil, puis me rend la moitié de mes billets, accompagnés d’une clé ; numéro 49.

— Il y a trop pour une avance.

Je n’ajoute rien, comme je les range dans mon portefeuille ; le trousseau glissé dans ma poche de pantalon. Autour de moi, je sens les mailles de la réalité relâcher leur étreinte ; quelle étrange sensation.

Du regard je balaie l’espace. Outre l’homme affalé dans le fauteuil, cette femme debout son comptoir, j’entrevois la silhouette massive d’un distributeur, dont la la lumière falote tremble dans la pénombre. Plus loin, un boîtier phosphorescent indique les escaliers de secours, tandis que je devine les contours des boutons d’appels d’un vieil ascenseur.

49, chambre 9, quatrième étage, ensuite les toits ; je souris. Peut-être passerai-je une nuit meilleure ?

Lentement, la valise tirée derrière moi, je m’approche de la cage métallique, lorsque j’aperçois l’écriteau, avec ces mots éternels inscrits dessus :

Hors-Service

Je hausse les épaules. Une odeur fade, douceâtre flotte dans la cage d’escalier, une odeur émanant passée. Sur les marches, j’entrevois les innombrables traces de pas qui les ont foulées. Une cité bâtie au milieu des sables qui chaque jour, chaque nuit lutte contre sa venue.

De nouveau, je crois entendre le fracas du métal qui frappe le métal, le hurlement de milliers de voix, jaillie d’autant de poitrines. À pied, à cheval, tous se précipitent, levant des nuées. Je suis là, au milieu de la foule compact. Une épée m’a percé le flanc. Qu’importe, j’avance ; je le dois, pour eux, pour nous.

Pourquoi ?

La douleur est familière, comme une vieille compagne qui toujours m’accompagne. Le fer dans la chair, je me fraie un chemin tranchant les membres et les têtes, pleurant chaque mort qui tombe, qu’il fût d’un côté ou de l’autre. Soudain, je choie, la lame enfoncée jusqu’à la garde, le visage enfouie dans le sable. Je sens les grains piquer ma peau, pénétrer mes narines, ma bouche tandis que je tente de retrouver mon souffle. Le poing serré, les muscles bandés, je me retourne d’un coup.

Dans le ciel, la nuit a pris ses quartiers avec la lune et ses lumières passées. Une brise bienvenue me rafraîchit la figure, tandis que j’époussette la fine poussière qui me colle au front ; Shitenshi, une ville qui en chaque instant mène une guerre qui jamais ne finira.

Est-ce cela que j’ai vu ?

Depuis le toit de l’hôtel, je contemple la ville basse, une ville que le sable envahit, inlassable. Le bras tendu, la paume face à l’horizon, je clos mes paupières. Lentement, un à un, mes doigts se referment, se saisissant de la trame de son histoire.

— Un nom, un mot, un ordre, une mission.

D’un geste lâche, je relâche les nœuds autour de mes phalanges. Assises sur une corniche, deux silhouettes se pressent l’une contre l’autre. La première tend son index en direction de la constellation de la louve, tandis que la seconde pose sa tête sur son épaule ; je me détourne, laissant ces amants de la nuit naissante à leurs jeux innocents.


Texte publié par Diogene, 22 décembre 2021 à 22h41
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