e train. Tchac tchac, tchouc, tchouc, l’écho saccadé du staccato des roues qui frappent le rail de métal.
Comme il est loin désormais ce bruit.
Tchou, tchou, tchou, le son de la soupape que l’on ouvre tandis que la chaudière pulse, que la machine lourde s’ébranle. À la place, un pschuiiiiit qui signale le repose, les portes qui s’entrouvrent.
Oublié lui aussi, le chuintement des pneumatiques, le grincement des freins quand le train entre gare, le claquement des bottes sur le sol de ferraille.
Maintenant, tout n’est plus que silence! pas même la stridulation du sifflet du contrôleur sur le quai qui signale la fin de l’embarquement. Non ! Rien ! Seulement le son du silence.
À peine un sifflement lorsque le champ magnétique est rétabli et que nous glissons au travers de la ville.
Dans la rame, seul à ma place, j’observe les visages, tantôt fermés, tantôt glacés, comme les visions des échos ; je crois n’entrevoir que des fantômes. Lâches, ils marchent, les paupières mi-closes, guidées par les sons, puis se posent.
Fini le temps des saluts, des bonjours, des mots qui s’échangent, des regards en coin et des œillades amicales, ou grivoises.
La ville défile, grise, immense, moirée dans le levant, cendrée dans le couchant, car les vents y sont dominants, soulevant des nappes de poussières en provenance du désert. Bientôt, elle ne sera plus, remplacée par la lande, stérile et caillouteuse, comme une frontière mortelle qui nous sépare des hordes.
Qu’il est loin le temps des chants et des moissons, des champs et des moussons, lorsque les hommes et les femmes, les paumes tournées vers le ciel, acclamaient ces eaux bienfaitrices.
J’aperçois soudain les reflets dorés d’un réservoir, cuve cyclopéenne chargée de recueillir les larmes amères. Vue d’en haut, elle est un trou béant qui défigure celle que des peuples ont appelée mère ; une mère qui se venge, une mère qui ne connaît ni pardon ni contrition ; elle est la sorcière des temps jadis, celle qui, de par sa bouche, prononce aussi bien les bénédictions que les malédictions.
Et toujours, moite, lourd, le silence. Je le sens qui m’enveloppe, m’étreint, presque m’étouffe.
Ce matin, le chef me remet mon ordre de mission. Il a le front bas, les yeux baissés, la bouche affaissée, comme tous les matins en somme. Le reste de la journée, l’après-midi, le soir, la nuit… je ne sais pas ; je ne suis jamais là.
Dans l’enveloppe une feuille, des mots dactylographiés, un passe, une carte, un téléphone, j’acquiesce. La flamme d’un briquet lèche les sons figés ; j’aime cette odeur de fumée âcre qui m’emplit les poumons.
Assis au coin du feu, je fixe avec la fascination des gens de mon âge les braises rougeoyantes. Une main balance une lourde souche sur le foyer ; je vois les brandons s’envoler au milieu des crépitements de l’écorce qui prend feu. Soudain, le bois craque tandis qu’un jet de fumée blanche s’échappe.
« Le cœur de la bûche est encore humide », m’explique une voix posée. « Chauffé, l’eau encore liquide s’est vaporisée et dilatée. Mais comme elle ne peut s’échapper, le bois a cédé et craqué. »
Des volutes s’en échappent encore, blanches et aériennes. Maintenant, elles sont noires et suffocantes, répandant le malheur et l’épouvante. Douceurs sucrées d’un poison par trop familier, dont la civilisation ne saurait se sevrer.
La lande n’en finit pas. Vaste, plate, elle semble s’étirer jusqu’à l’infini. Mais, peut-être est-ce la vérité.
Un mot, une bribe de mots, une phrase, un nom, tout cela couchés sur une feuille de papier glacé ; le nom d’une cité, une autre.
Semblable ?
Qui sait ?
La singularité est un privilège.
J’acquiesce.
Pourquoi ?
Parce qu’il n’y a que moi pour le faire ?
Je ne sais pas. Je pose mon chapeau sur ma tête, mon imper sur les épaules ; je pars.
« Au revoir, chef. »
Le chef me regarde, il n’a pas le choix, il n’y a que moi.
Pourquoi ?
Je me remémore les consonnes, les voyelles, les syllabes ; tout.
Son regard est lourd, taiseux, haineux. Mais il est coincé. Tant pis, j’esquisse un sourire. Il pense que je me moque de lui. Tant pis. D’un signe de la main, je le salue ; je soutiens son regard, son regard plein de colère et de hargne. Tant pis. La vie est bordée de rivages, parfois lisses, parfois déchiquetés, c’est le jeu de la vie. Un coup pile, un coup face, un coup je gagne, un coup je perds.
Toujours nous traversons la steppe, jaune, morne, désespérée. Tandis que je ne m’en détache pas, certains s’en sont rejoints Morphée, quand d’autres sont plongées dans d’alternatives réalités le temps du trajet.
Dans mon dos, la porte claque. Cela me fait drôle à chaque fois, comme une chatouille sous le pied. Personne ne comprend pourquoi. Ce n’est pas grave, car je repars le sourire aux lèvres, sous les heurs ahuris de mes collègues.
Un nom, un jour, une heure ; à peine, le temps d’attraper ma valise, de la boucler que je dois déjà précipiter mes pas vers la gare et embarquer. Les yeux dans le vague, le regard dérivant au gré du paysage filant, je me remémore chacun de ses instants, à la manière de ces fleurs que les amoureux effeuillent jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un, celui d’une promesse muette.
L’ai-je été un jour ?
Je ne sais pas. Il me semble que non. Pourtant, il est une figure qui sans cesse revient et hante mes nuits cauchemardesques. Le visage toujours dissimulé sous un lourd capuchon, je n’en vois jamais que les yeux, de braise, et lorsqu’il se découvre, ce n’est jamais que pour découvrir que celui de la Camarde. Est-ce la vérité ? Ou seulement, un masque pour me la dissimuler ?
Une vive douleur me traverse soudain la paume de la main, tandis qu’une tache rouge grandit sur la moquette. Contrit,, j’esquisse une grimace. Le poing fermé, je ne peux l’ouvrir, cependant que je ferme les yeux ; l’horrible visage penché sur moi, la bouche entrouverte, murmurant des mots qui à jamais m’échappent.
Par la fenêtre, j’observe encore une fois la cité, ses tours démesurés, ses constructions insensées, ses avenues hallucinées, ses ruelles mal famées. Derrière moi, ma valise est prête ; je n’ai qu’à tendre la main pour m’en saisir.
— Shititenshi…
Un nom en forme d’étrangeté pour une cité à la destinée aussi insensée. Jailli des sables, elle fut détruite, rebâtie un nombre incalculable de fois, toujours à l’identique.
Une ville figée dans le temps et les esprits, avec en son centre une statue, une statue de sable et de désert, de cendres et de poussières, la saveur de la mort et du vivant collée à la langue : un ange dont le regard se tourne vers le levant.
Sur le trottoir, les roues glissent en silence, couvertes par le bruit de la circulation.
— Notre arrivée à Shititenshi aura lieu dans cinq minutes…
Cinq minutes, une éternité pour certains, une fraction pour d’autres, une flaque de temps pour moi ; entre mes doigts, le sable file. À côté de moi, quelqu’un s’étire, s’ébroue ; je ne l’avais pas remarqué.
Un homme ? Une femme ?
Je ne le distingue pas au milieu de ses vêtements bien trop grands. La silhouette tourne sa figure vers moi, ouvre de grands yeux surpris, avant de se confondre en excuses. D’un geste, je lui fais comprendre qu’il n’y a pas lieu, mais elle se lève et se fend d’une profonde révérence. Machinal, j’en fais autant, malgré le peu de place dont je dispose, avant de m’éclipser, ma valise sous le bras.
Mêlé au flot la foule, je me confonds bientôt.
— Shititenshi…
Entre mes doigts navigue la carte que m’a remise l’étranger. Soudain immobile sur le quai, elle s’arrête. Le bras en l’air, la main tendue, coincée entre mon index et mon majeur, j’observe les lettres gravées, aux reflets moirés, qui scintillent dans l’éclat de la lune.
Les yeux clos, le cœur refermé, je prends une longue inspiration pour mieux m’imprégner des fragrances saturniennes de la cité.
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