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tome 1, Chapitre 1 « L'Enfant Perdu » tome 1, Chapitre 1

Le monde se refermait, saturé, suturé, comme l’on ferait d’un origami de papier.

Les yeux ouverts, du fond des ténèbres, résonne un son solitaire, le son que sonne un cor lorsque le souffle manque. Les paumes ouvertes, les doigts lâches, mon instrument s’échappe, alors que sur le sol gît mon épée brisée et mon bouclier fendu.

Chevalier d’un temps qui fut, je contemple le flot impétueux qui s’écoule au fond de la gorge.

En bas… Combien de corps ? Combien de morts ?

Et les bêtes agonisantes. Ont-elles voix au chapitre du livre des morts ? Ou bien, une fois encore, sera-ce seulement le silence ?

Gêne, poli ? Peu importe, puisque rien n’en change l’issue : les bêtes sont tues.

Anéanti, je fixe mon cor. Taillé dans l’ivoire d’un animal fabuleux, il s’est arrêté contre une large pierre. La main tendue, les doigts gourds, j’en caresse une dernière fois les contours cauteleux, tandis que mon regard s’éteint, se meure.

Au loin, je crois entendre l’écho, mais ce n’est qu’une illusion.

Le souffle me quitte, le flux s’étiole, le flot se tarit.

Pourtant je demeure, mon être se refuse à mourir, mon âme à partir.

Nul vent, nul battement ne s’en vient troubler le calme qui règne en ces lieux, hormis le clapotis des flots furieux qui charrie les corps, qui conduit les morts ; Charon dans sa barque qui prend à son bord les spectres de mes compagnons. Ensemble, silencieux aux yeux creux, il regarderont la berge sur laquelle ils accosteront ; le fleuve Styx effacé.

Et moi ? Pourquoi suis-je encore là ? Est-ce le châtiment d’un dieu que j’eus outragé, car j’eus omis de lui adresser une prière ? Ou la récompense de mon incroyance ?

Non ! Seulement la pluie dans mes nuits de cauchemar ! Orgueilleux, le rêve ne veut plus me quitter, il m’épouse comme la rivière son lit, déborde quand grandit son courroux.

En bas, si bas, j’entends les furies liquides. Avides, elles ont déjà englouti nombre de mes camarades et presque frères d’armes.

Alors pourquoi suis-je toujours en vie ? Pourquoi n’ai-je point rejoint les abysses tumultueux ?

Ricanante, sa face rougeoyante me fixe. Au fond de ses orbites se consument des braises que nulle divinité ne saurait éteindre. Sur ses joues, son front, son menton, la peau s’écaille ; dessous, je devine les os, portés au rouge. Ses lèvres, simples boursouflures de chair calcinée, s’étirent en un sinistre sourire, alors que de sa bouche s’échappe un rire étrange, chargé de peine et d’amertume.

Du gouffre, s’élèvent encore les plaintes et leurs échos, couverts du mugissement des eaux furieuses

Les paupières closes, je tente de repousser l’apparition, invoquant les visions de mes camarades, de mes frères.

En vain !

Implacable, elle fend leur rang, lequel ne lui offre qu’une dérisoire résistance. Drapée de blanc, nimbée d’aurore, sa figure crépusculaire se détache de l’obscurité dans laquelle je l’enserre. D’un geste sec, elle a rabattu son capuchon sur son crâne couleur ivoire. Ne se détachent plus que les braises incandescentes de son regard. Autour d’elle, les nuées de combattants sont devenues clairsemées ; ombres dépenaillées sur lesquelles souffle un vent du plus profond du Tartare, là où sont emprisonnées et torturées les âmes sournoises.

Lorsque je rouvre les yeux, l’apparition fantastique me fixe toujours. Droite, les bras croisés sur sa poitrine, elle me couve de son regard inquisiteur.

Que me veut-elle ? Qu’attend-elle de ma personne ?

À mes pieds, mon épée achève de se désagréger, dévorée par la lèpre pourpre, à l’image de ses cadavres, dont les os blanchis et polis émergent de toutes parts. Mon cor n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut autrefois. Dévoré par le sable, par les éléments, il n’en demeure plus que l’esquisse. Par réflexe, je m’en saisis.

Souffler dedans une dernière fois ! Chasser le démon qui me toise !

Entre mes doigts, il n’est plus qu’une poussière noire que le vent emporte.

Désormais, que me reste-t-il ? Sinon, des chimères accrochées à mon cœur.

Depuis le fond de la gorge, me parviennent toujours les cris et les larmes ; échos sinistres de nous autres vaincus ; hommes et bêtes jetés les uns contre les autres.

De la fange émergera les os, des eaux surgiront les maux. Fertilisé de notre sang, de la terre jaillira les morts.

Ignorent-ils seulement que de leurs actions, que de leurs mots, ils n’engendreront que le chaos.

Ah ! Mes seigneurs…

Ou n’est que le simple jeu du calcul, le sacrifice pour le bien de tous ?

L’apparition n’a pas bougé d’un pouce. Ses yeux de braise ne me quittent pas, alors que je devrais déjà avoir passé de vie à trépas. Je n’entends plus les clameurs venues des profondeurs. Du fracas des lances et des épées, de la charge des bêtes enragées et des cavaliers, des cris des guerriers et des bersekers, ne restent plus que leurs ombres silencieuses.

À quoi puis-je seulement aspirer ? Sinon la mort ; ce sommeil d’où l’on ne revient jamais.

Pourtant elle me refuse, tandis que Morphée se dérobe. Face ricanante, elle se tient face à moi.

Au fond de moi, une part appellerait-elle à la revanche ?

Non ! Elle s’est depuis si longtemps éteinte. Il n’y a plus que le silence auquel j’aspire.

Alors, pourquoi m’y soustraire ? Pourquoi m’en affranchir ?

Énigmatique, insondable, sa silhouette me fixe.

— Que veux-tu de moi ? craché-je.

Mais de sa bouche ne sortent que des mots qui n’en sont pas, des sons en forme d’échos. Derrière elle, il n’y a plus rien, seulement une plaine couverte d’herbes rases, surmontée d’un chaos rocheux.

— Pourquoi me refuses-tu ce repos auquel j’aspire plus que tout ? Je n’ai vendu mon âme ni à Dieu ni au Diable.

Sur le sol, mon cor n’est plus que poussière, une tache blanche sur la terre, de même que mon épée fidèle ; elle n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut.

— Pourquoi m’infligé ce tourment ?

Au loin, j’aperçois l’enfant, l’enfant que je fus un jour. Assis sur le bord de l’horizon, il me tourne le dos. Sur le sol, son ombre démesurée semble vouloir l’engloutir.

Devine-t-il ce qui l’attend pour qu’il ne prenne ainsi pas la fuite ? À moins qu’il ne sache déjà combien elle sera vaine ?

Entre nous, le spectre noir m’observe toujours. À mes interrogations, il m’oppose le silence. A mes doutes, le mensonge.

Dans mon esprit, les images me hantent : les charges de cavaliers, les fantassins qui, de leurs piques, tentent de trancher les jarrets des chevaux adverses, archers contre arbalétriers, chacun moissonnant le camp ennemi de leur pluie de mort.

Pourquoi nous battions-nous ? Avions-nous seulement un but ? Où errions-nous sans but, aveugles, jetés tous contre tous, sans raison, sans émotion ?

À la fin, il n’est demeuré que moi, debout au milieu des monceaux de cadavres, incapables de mourir, alors qu’ils m’avaient transpercé le corps de leurs lances.

— Je ne te suivrai pas ! Il ne m’est promis ni paradis ni enfer, balancé-je acerbe à l’adresse de la silhouette.

Dans mon regard, l’enfant est toujours là, assis au bord de la falaise. Son ombre, incertaine, l’observe, m’observe, m’obsède. Quant à elle… elle me fixe de cet air énigmatique qu’elle semble tant affectionnée. Au fond de ses orbites brûle un feu impossible, fait de flammes froides et sans lumières, d’obscures flammèches qui consument jusqu’à l’idée de vie même.

Quelles réflexions naquirent-elles ? Quelles interrogations animent-elles son esprit ? En fait, la chose est seulement possible pour une entité aussi abstraite, aussi simple qu’elle ?

Silencieuse, elle pointe une dépression dans la plaine. Muet, je marche sans ses pas jusqu’à l’enfonçure.

Est-ce un dolmen qui se dresse ainsi ?

Non ! Seulement un calvaire, composé des ossements et des parements des morts. Ému, je reconnais les couleurs passées de mes camarades et de ceux que l’on nomma ennemis ; de pauvres hères à qui l’on aura chanté, comme à nous, de bien sinistres louanges. Passée de l’autre côté, l’ombre encapuchonnée contemple le monument, le caressant de son regard d’écarlate. D’une main, elle s’empare de l’un des crânes au front fracassé, puis le lâche.

Ossement, il s’en va rejoindre les siens.

De mon effroi, j’observe sa chute : mouvement lent de rotation, la mâchoire semblablement alourdie, lui a fait adopter cette improbable giration. Le menton heurte en premier le sol durci, tandis que le reste se détache ; la calotte crânienne rebondit, se fracasse.

Que désire-t-elle me montrer ? Que je suis seul ? Le dernier ? Que, morts, nous sommes devenus semblables ?

Je ris, car s’il en est ainsi, alors je m’en irai faire demi-tour et exécuter, en vain, le grand saut.

De même, je n’aspire à aucune vengeance, car, tout autant qu’elle aveugle, elle rend sourd celui qui porte le second estoc, déplaçant d’un nouveau cran un fatal engrenage.

La tête relevée, elle me fixe de ses yeux incandescents. Un vent violent s’est levé et manque de peu de lui arracher son capuchon, qui bat violemment contre son crâne. Je le devine lisse, sans aspérité ni réalité. Ses mâchoires claquent l’une contre l’autre. Enfin, je l’imagine lorsque j’entends le bruit des dents qui s’entrechoquent ; infernal cliquetis qui ne me rappelle que trop le son des lames lorsqu’elles se parlent.

Ricane-t-elle ? Se moque-t-elle ? Se gausse-t-elle ? De moi ? De nous ? De ma condition d’immortel ?

En mon sein, je ressens toujours la présence froide du métal contre mon cœur. À chaque battement, je le sens qui heurte l’intrus.

Depuis combien de temps déjà ?

Ma main s’était saisie de la garde ; de l’autre, le tranchant.

La douleur ?

Elle n’était déjà plus qu’une sensation lointaine, même lorsque la chose s’est brisée en moi.

Soudain ! le bruit cesse. Plus de claquements ou de heurts, seulement le vent qui souffle avec violence. De son étole, une main jaillit de l’un de ses manches ; desséchée, comme si elle avait été enfouie des années dans le sable brûlant. Elle la tend vers moi, vers la mienne, comme pour m’inviter à m’en saisir.

J’hésite. Dans mon dos, je sens la présence de l’enfant ; ce moi si éloigné, si déraciné.

Que deviendrai-je si je m’en saisis ? Serai-je enchaînée à une destinée qu’elle m’aura tracée ? Accepter cette main signifierait-elle la signature d’un pacte faustien ? Qu’aurai-je à y gagner ? Moi qui n’aspire ni à la revanche ni à la vengeance ?

Au milieu du gué se joue une pièce en forme de duel : moi et elle, le vivant et la mort, l’ombre et l’enfant.

La main toujours tendue, elle ne renonce pas, malgré le refus qu’elle essuie de ma part. À son tact, le chaud, le froid, la brutalité, la nudité.

Brusque, je la rejette.

Désormais, les bras croisés sur sa poitrine, je comprends qu’elle n’aura de cesse de s’en revenir, sans pour autant se montrer insistante. Le temps ne signifie rien pour elle.

Ferme les yeux ! Rouvre-les ! C’est déjà le futur !

L’ombre n’est plus.

Genou à terre, je me redresse, perclus de douleurs, perdu dans mon armure enfoncée dans mes côtes, percée en plusieurs lieux. Toujours silencieuse, elle me couve de son regard, indéchiffrable, imperturbable ; je m’éloigne. Au pied du tertre, quelqu’un a placé une plaque de métal, adossée à un bloc de granit. Des noms y sont gravés ; les nôtres sans doute.

Souvenir pour mieux oublier, car derrière les mots, il y a les murs, murailles abstraites érigées pour occulter la réalité.

Comme du reste, je m’en détourne. Derrière, je sens pesé son regard amusé, sourire à demi-ironique, presque désabusé. Le bras tendu, la main ouverte, la paume tournée vers le sol, je l’appelle.

Mais il n’est rien qui se produise que je ne sache déjà. Geste mille fois répété, geste mille fois achevé, je contemple avec un frisson, chaque fois renouvelé, la chose défaite se réassembler.

J’ouvre les yeux. À ma vue s’offre l’obscurité, dernier sanctuaire inviolé ; je pousse un long soupir. Ma main devant moi, je l’observe de face et de profil, répétant une fois encore ce geste, à l’infini.

Je referme mon poing ; le temps a de nouveau basculé.

Bousculé, je caresse du regard mon rêve noir.

Seul en cette demeure vide, emplie de débris de souvenirs, j’écoute les battements de la nuit. Ici, tout n’est que solitude. Parfois un bruit, souvent rien, pas même les gémissements du vent qui s’engouffre sous les tuiles.

Dans ma tête, le rêve se désagrège et sa vision s’en va en lambeaux, tout comme ma raison. Le poing toujours tendu, je le rouvre, puis le referme. Las, je me lève, m’arrachant à l’inconfort d’une couche trop molle.

Où l’ombre ? Où est l’enfant ?

Mon seul souvenir est celui d’une silhouette assise sur une falaise ; une silhouette et une ombre ; une ombre qui m’obsède, une autre qui m’observe, une pour qui rien ne compte, ni le temps, ni le vivant.

Où es-tu, enfant ?

Dans les ténèbres, mes mots résonnent, ébranlent le silence. En face de moi, le vieux miroir me renvoie mon reflet soudain illuminé par un rayon de lune.

Suis-je vraiment celui que je vois, un géant aux yeux d’argent ? Où est donc passé le reflet de mon enfance ?

Las, je pousse un long soupir, tandis que je jette sur la silhouette le voile noir de l’oubli. Mutique, l’ombre oblongue du miroir se découpe dans l’obscurité bleutée, pendant que je m’en retourne. Par la fenêtre, j’entrevois les esquisses de la lugubre cité : tours immenses et anonymes, vitres fumées et obscurcies, flammes hautes des derniers champs pétroliers. Mon cœur devrait saigner, mais il y a bien des éons qu’il a cessé. Du regard, je contemple les allées et venues d’une rare faune noctambule, rockloubs sur le retour, damnées aux yeux poudre, marchand de mort en injection, depuis les longtemps les prostitués ont déserté.

Soudain, je l’aperçois ; tache sombre à la surface de la lune écarlate. Je le devine qui se tourne vers le firmament, préparant sa ligne infinie. Bientôt, il la lancera, comme je le fis autrefois, et il en ramènera des choses étranges et merveilleuses. Hélas, il n’est plus temps pour moi. La main levée, je la contemple, vieillie, crevassée, traversée des stigmates d’une vie dont les souvenirs, chaque nuit, se racornissent.

— Ne m’oublie pas, enfant, murmuré-je tandis que je m’éloigne de cette brèche dans le temps.

Dans la salle de bain, l’eau coule à flots dans le lavabo, une eau froide et dure qui m’agresse la peau comme je m’en asperge le visage. Les mains dans la texture rêche d’une vieille serviette trouée, j’essuie ma figure dégoulinante, avant de la balancer dans la baignoire, où elle s’en va rejoindre ses semblables. Mon lit, si je peux l’appeler ainsi, m’attend.

Demain sera un jour, autre et semblable.

Demain j’irai à l’entrepôt.

Demain, j’irai au boulot.

Je poserai alors mes yeux sur mon chef et il me rendra mon regard, car il sait qu’il n’y a que moi pour le tirer de là. Pas parce que je suis meilleur que les autres, loin de là. Hélas, il n’y a que moi qui ose le faire, le seul mec assez taré pour se mesurer aux fléaux qui hantent notre monde.

Désabusé, je jette un coup d’œil sur le contenu de ma baignoire : piles de serviettes et de vêtements entremêlés, pour certains troués, pour d’autres, déchirés. ; la grande lessive est pour bientôt, ou pas.

Le pas lourd, je quitte la pièce.

Suis-je en train de réveiller mes voisins ? Et que s’imaginent-ils alors ? Qu’un troll ou un ogre habite au-dessus de leur tête ?

À cette pensée soudaine, j’étouffe l’éclat de rire qui se fraie un chemin vers mes lèvres , qui s’étirent en un vain sourire. Figé, je fixe de nouveau la cité.

Avec ses tours, sa foule, sa modernité, elle me rappelle une histoire que j’aimais à me raconter, hélas depuis longtemps oublié.

— Raconte-moi une histoire, s’il te plaît, me glissait autrefois à l’oreille quelqu’un.

Mais il n’y a pas d’avion ni de mouton, encore moins de prince égaré ou d’aviateur déserteur ; rien, seulement un gars qui a échoué dans une ville qui croit encore être en vie.

Étendu sur ma couche, la main serrée sur mon pendentif, je n’ose l’ouvrir, car j’ai peur d’avoir oublié jusqu’au souvenir de ce qu’il contient à l’intérieur. Les paupières closes, je laisse le sommeil vermeil s’emparer de mon être, le néant de mes songes.

Demain sera un autre jour, semblable aux autres.

Blotti contre moi, Morphée m’entoure de ses bras, tandis que je sens mon être devenir gourd.

Ni rêve ni cauchemar, je sombre ; vide de toutes pensées.


Texte publié par Diogene, 21 octobre 2021 à 14h47
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