Le véhicule se posa silencieusement sur le petit aérodrome de Sikil. A leur descente, une voiture et une ambulance les attendaient. Velasquez fut pris en charge par un médecin, il avait reçu des soins dans l’avion, mais sa blessure nécessitait plusieurs points de suture. Quant à Ælyonn, un des soldats du roi lui avait prêté sa veste, pour préserver sa pudeur et sa plaie à la tête ne saignait plus.
Elle protesta quand on voulut la faire monter dans l'ambulance. C’était inutile selon elle, tout ce qu'elle souhaitait c'était retrouver les siens. Devant l’insistance des soldats et d’un ambulancier, elle céda.
Deux heures plus tard, elle était au Hadiqa avec un pansement sur le front. Physiquement, elle n’en sortait avec un petit traumatisme crânien et de nombreuses contusions. Émotionnellement, le diagnostic était moins encourageant. Après avoir parlé de ses sautes d'humeur et de ses angoisses nocturnes, le psychologue lui avait demandé si elle avait été victime ou témoin d'un événement bouleversant puisque les symptômes qu'elle décrivait faisaient penser à un stress post-traumatique. Ælyonn répondit sèchement qu'il se trompait et mentit en affirmant que le seul événement traumatique qu'elle avait vécu était de s'être fait tirer dessus par des inconnus le jour même.
Ælyonn et Valentin pénétrèrent dans le salon d’apparat du Portique. Le rez-de-chaussée du palais était resté comme à son origine, seuls les deux étages avaient été réaménagés par la famille. Le vaste salon était une grande salle carrée avec un sol en marbre blanc. Elle s’ouvrait sur le patio grâce à des arcades sculptées semblables à celles de la façade où de minces voilages orangés dansaient dans la brise. Les murs étaient décorés de motifs végétaux et géométriques en stucs, et en faïence dans des tons d’ocre, de bleu et de blanc. Une frise en marbre blanc avec une belle écriture cursive et élégante incrustée en lazurite courait sur tous les murs. Ce motif épigraphique était un poème érotique où une femme était par métaphore un jardin et son amant un jardinier. L’écriture étant très ancienne, les invités n’en saisissaient pas le sens et s’émerveillaient devant la finesse de la calligraphie. La décoration était simple, quelques commodes en bois, des banquettes moelleuses et colorées, un tapis et une table basse. Sur les banquettes se tenaient le roi et son grand-père, Laurent feuilletait un livre à proximité des arcades. Quand le roi la vit, il murmura un "Par Terre et Ciel ! C’est pas vrai", avant de lever les yeux vers le plafond en marqueterie.
Ælyonn avait retiré la trop chaude veste du militaire, elle portait juste sa brassière toute simple et son jean bleu qui avait pris des teintes marron suite à ses péripéties dans la forêt. Il y avait encore de la boue et du sang dans ses cheveux et sur son visage. La jeune fille essayait de garder le peu de dignité qui lui restait. Son grand-père brisa le silence gênant qui s’était installé à son entrée.
— Petite, où sont ta chemise et tes chaussures ? demanda son grand-père.
— Quelque part dans la forêt, répondit la jeune fille. C'était la vérité, mais la famille royale prit ça pour de l’insolence.
— Un peu de dignité, serait-ce trop vous demander ? S’emporta le roi était exaspéré.
— Je n’ai pas eu le temps de me changer, se défendit Ælyonn qui sentait poindre la colère devant un accueil si froid.
— Je n’ai pas eu le temps de me changer, Votre Majesté, la reprit Laurent en fermant son livre.
Le sang d'Ælyonn ne fit qu'un tour et elle s'emporta.
— Je viens de passer une journée de merde ! Hurla-t-elle au prince. Alors, vous repasserez pour les leçons de bienséance !
Et avant que le roi ou qui que ce soit d’autre ne réagisse, elle quitta la salle. Elle partit en courant dans sa chambre et s’enferma à clé. Elle alla dans sa douche, ouvrit l’eau et s’accroupit tout habillée en larmes dans le bac. Elle resta longtemps à pleurer tout son soule. Elle ne quitta son refuge que pour ramper jusqu'aux toilettes vomir de la bile avant de revenir se mettre en chien de fusil sous le jet glacé de la douche.
Une fois apaisée, elle se leva et se déshabilla pour prendre une vraie douche. Quand elle sortit, elle entendit frapper à sa porte. Elle se figea et ignora les coups qui redoublèrent. Quelqu’un essaya de tourner la poignée, mais la porte était close.
— Ouvrez, demanda une voix.
Elle reconnut celle du roi mais elle n'avait envie de lui parler et choisit de l’ignorer. Elle fut soulageait en l'entendant s’éloigner. Elle s’habilla d’un sarouel vert et d’un débardeur noir et s’installa dans son salon, une petite pièce ronde avec des persiennes. Elle roulait une cigarette de kaina d’une main tremblante quand on frappa encore à sa porte.
— C’est Valentin. Ouvre ou je défonce la porte.
La jeune fille se leva et alla à sa porte.
— C’est de l’ipé, tu te briseras les os avant de réussir à l’abîmer, répondit Ælyonn.
Il y eut un silence.
— T’es chiante ! Ouvre ! Je suis seul.
Ælyonn hésita un instant mais elle se décida à ouvrir. Une fois Valentin à l’intérieur, elle referma sa porte à double tour.
Le garde s’était changé et portait un costume clair et une chemise blanche. Son visage gardait encore de légers stigmates de leur première rencontre. Il jeta un rapide coup d’œil à la chambre et fixa Ælyonn de ses yeux bleus.
— Mais qu'est-ce qui t'es passé par la tête ? Lui reprocha l’agent.
Désabusée, Ælyonn retourna dans son salon, Valentin la suivit et ils s’installèrent sur des coussins. Elle alluma sa cigarette et servit deux verres de porto. Elle en tendit un à Valentin.
— Dis-moi que le petit prince est allé pleurer dans les jupes de sa mère, répondit Ælyonn.
— Ne plaisante pas avec ça. Ton grand-père et moi avons dû tempérer les choses. Il but une gorgée de porto et il reprit :
— Sa Majesté voulait te voir, qu’est-ce que tu foutais ? Le rapport sur l’attaque a été fait et il ne manque que ton témoignage.
— Je me changeais.
— Pendant plus de deux heures ? rétorqua Valentin.
Ælyonn ne répondit pas, elle tira sur sa cigarette et posa la question qui la travaillait.
— Toute l'escorte a été tuée, n'est-ce pas ?
— Exact. Et sans tes pouvoirs, nous ne serions pas en train de déguster un porto, balança Valentin avec un cruel manque de tact.
Il commença à lui parler de leur départ mais il s'arrêta en voyant qu'Ælyonn ne l'écoutait pas. Le regard vide, immobile, elle pleurait en silence. Valentin n’aimait pas la tournure que prenaient les événements. Ses confessions dans la forêt et le rapport du psychologue de l’hôpital l'éclairaient sur l'état de la Corataara. Sous ses sarcasmes et ses colères se cachait une détresse que l'attentat de l'après-midi n'avait pas arrangé. Valentin soupira, il était un ancien militaire, il était habitué à la rudesse et endurci face à la mort. Il se savait pas comment s'y prendre avec cette adolescente choyée et hors norme. Il se leva et prit sa main.
— Ne te flagelle pas, le coupable c’est le Réduve, pas toi.
Lentement, Ælyonn sortit de sa torpeur et murmura :
— Je ne veux pas être la Corataara.
Monsieur de Sabolin s’affairait à terminer les valises tandis que le prince fumait une cigarette de kaina sous son œil désapprobateur. Installé sur le banc devant l’oriel qui donnait sur un patio fleuri, Laurent réfléchissait aux événements de l'après-midi et à la tâche qui l'attendait une fois rentré à Mairelle. Après la crise de la Corataara dans le salon, Charles lui avait demandé de faire des efforts avec sa petite-fille. Laurent avait été vexé d'être sermonné par un jardinier sous le regard indifférent de son père.
Ælyonn l’impressionnait énormément, elle était redoutable avec ses yeux et peu encline à se laisser apprivoiser par la Couronne. Sans la bride, le pouvoir des Corataara pouvait se révéler nocif pour elles et pour autrui. On lui avait toujours dit que leurs pouvoirs les faisaient souffrir. C'était le sceau qui facilitait le contrôle de leurs capacités. C’était même une nécessité pour leur équilibre. Dans six mois, la bride serait posée et Ælyonn serait plus stable émotionnellement mais également plus docile et facile à surveiller. En attendant, il faudra composer avec son caractère exécrable et ses sautes d'humeur. Laurent était irrité par son hostilité. Au lieu de se sentir honorée et reconnaissante, elle se montrait agressive. Elle ne semblait pas mesurer le privilège qui lui était accordé. De son côté, le prince était très fier de devenir son chevalier. Après tout, protéger la Corataara d’elle-même et la guider, telles étaient les nobles tâches des monarques d’Aranthys et bientôt la sienne.
Le point positif, c'était que Velasquez était devenu son atout. Sa relation avec la Corataara s’était améliorée. Ils s’étaient protégés l’un l’autre et Ælyonn avait préféré ouvrir sa porte à son agent plutôt qu’au roi. Il y aurait au moins une personne capable de la raisonner au palais royal.
Son autre souci, était l'attentat du Réduve où sept hommes étaient morts. Il ne comprenait pas cette attaque. Pourquoi s'en prendre à la Corataara sur son propre terrain ? Stratégiquement, c'était une erreur grossière. Est-ce que le Réduve ignorait que ses pouvoirs étaient éveillés ? Même sans le savoir, c'était un pari risqué. Etait-ce une mise en garde ? Une démonstration de force pour narguer la famille royale ?
Dans tous les cas, l'escorte d'Ælyonn était tombée dans un piège. Son départ pour cet institut dans la réserve naturelle n'était connue que d'une poignée de personnes dont sept étaient maintenant décédés. Laurent se retrouvait à la case départ du dossier des Corataara. Il y avait une taupe soit chez les Brémont soit dans les services royaux. Le roi avait été très clair. Le sang d’Amandine avait entaché le blason et l’honneur des Clamerin d’Espla. Son père exigeait que la famille royale paye sa dette envers leurs plus anciens et loyaux serviteurs. La Couronne ne pouvait faillir deux fois.
Monsieur de Sabolin avait terminé les bagages et proposa un rafraîchissement au jeune prince qui accepta. Il quitta son banc et alla prendre une douche, le temps que le secrétaire serve les boissons. Sa salle de bain était la plus belle pièce de ses appartements avec sa fontaine parfumée. Sous la voûte, de petites ouvertures laissaient passer la lumière du jour. Selon la position du soleil, la lumière jouait avec les incrustations de miroirs sur les murs et le sol, métamorphosant la pièce. Le prince était définitivement conquis par le raffinement du Mahal.
Quand il revint, un jus frais l’attendait ainsi qu’une collation. Il s’installa dans un fauteuil avec son verre et Benjamin de Sabolin prit un siège en face de lui.
— Avez-vous trouvé les informations que je vous ai demandé ? s'enquit le prince.
L' homme se racla la gorge. Laurent l’avait réveillé très tôt ce matin, totalement paniqué. Il lui avait raconté ce qu’il avait vu dans les jardins du Hadiqa etBenjamin lui avait assuré qu’il se renseignerait sur les phénomènes observés.
— Et bien, il n'y a rien concernant ce phénomène dans les archives, malheureusement.
Laurent se rembrunit, mais son secrétaire poursuivit.
— Cependant, il semblerait que les Corataara aient un lien intime avec la vie et la mort et si leurs yeux sont la partie lumineuse de leurs pouvoirs, leur sexualité en est la partie obscure. C'est cette obscurité qui est scellée par votre famille. Je n’ai pas plus d’explications, Mon Prince, s’excusa-t-il.
Laurent ne dit rien. Les informations de Sabolin ne faisaient que renforcer son trouble. Il ne comprenait pas ce que cela pouvait signifier. Et hors de question d’interroger la concernée ! Seuls Terre et Ciel pouvaient savoir comment Ælyonn réagirait si elle découvrait que c’était lui qui l’avait surprise. Il n’avait pas envie que la colère de la Corataara s'abatte une nouvelle fois sur sa tête. Il frissonna en repensant à fureur de la jeune fille. De toute évidence, elle ne savait pas qu'il l'avait vu dans les jardins, ce qui l’avait soulagé. Il craignait que cette obscurité ne se déchaîne sans la bride. Sa famille avait raison, les Corataara étaient dangereuses, il fallait les soumettre pour sceller cette partie de leurs pouvoirs.
— Elle m'agresse dès que je lui parle ou pire, elle se moque de moi, comment dois-je procéder ? demanda le prince.
— Je suis sûr qu’elle sera plus calme à Mairelle, Votre Altesse. Ici vous jouez sur son terrain avec ses règles et avec tout mon respect, Mon Prince, à La Lupa vous ne pouvez ni la vaincre ni la convaincre.
— Il ne me reste que la patience, conclut Laurent.
— Avec la diplomatie, ce sont vos meilleurs atouts, de plus elle sera sur votre terrain au palais royal, argua-t-il avec un sourire.
Laurent n’était qu’à moitié convaincu, pas sûr que ses talents de diplomate suffisent vu la crise de la Corataara cet après-midi.
— Nous verrons bien si au palais nous pourrons démarrer une relation plus apaisée, soupira Laurent.
Le prince vida son verre et se leva.
— Bien, allons-y ! Il est temps de rentrer à Mairelle.
Ælyonn avait fait ses adieux à Nannou et Idris. La séparation était un déchirement pour tous, car seul le roi pouvait autoriser la jeune fille à revenir sur son île. Nannou lui avait donné une boîte pleine de gâteaux aux épices. "A manger quand tu auras le cafard" lui avait dit sa gouvernante avant de la serrer dans ses bras et de pleurer. Idris avait essayé de se montrer fort et optimiste, mais ses yeux étaient humides quand ils se quittèrent. Avec ses frères, ce fut plus facile, ils rentraient quelques jours plus tard à Mairelle, ce n’était qu’un au revoir. Ælyonn était à présent dans le bureau de son grand-père. Il devait l’accompagner jusqu’à l’avion privé du prince avec qui elle rentrerait. Le roi et son épouse étaient déjà en chemin vers l’aérodrome de Sikil pour se rendre à la capitale, Zalag, où les attendait une dernière cérémonie officielle avant de partir.
La jeune fille était dans le fauteuil de son grand-père et regardait la pièce pleine de souvenirs. Des photos de famille, une bibliothèque, le bureau de Charles qui débordait de dossiers. Quand elle était petite, elle adorait venir lire ici pendant que son papi travaillait. Ælyonn pleurait, qui sait quand elle reviendrait. Charles s’approcha d’elle et lui caressa les cheveux.
— Il faut partir, petite, la voiture nous attend.
Après avoir tant bien que mal réconforté l'adolescente, Valentin avait fui l'effervescence des préparatifs du départ. La famille royale se préparait dans les appartements du palais Havéli, il était donc tranquille. Il s'isola au dernier étage du palais du Portique dans une petite pièce remplie de souvenirs de la famille Brémont. Il tenait fébrilement un portable à la main et se précipita pour décrocher quand celui-ci vibra.
— Nous avons eu ton message, frère Valentin, annonça une voix. Il est dangereux de nous contacter vu les circonstances.
— Que dois-je faire ? Demanda fébrilement l'agent sans se soucier des remontrances de son supérieur.
Son interlocuteur réfléchit un instant avant de répondre.
— Elle est la Corataara, qu'elle le veuille ou non. Ta mission n'a pas changé, tu dois gagner sa confiance et nous tenir informer de son évolution.
— C'est une bombe à retardement ! S'énerva Valentin.
S'apercevant qu'il avait haussé la voix, il se reprit et continua plus bas.
— Vous avez lu le compte-rendu du psy ! Vous bien lu comme moi qu'elle est au bord de la dépression, non ? Elle explose pour un oui ou pour un non, elle est ingérable ! Elle pourrait tout détruire dans un accès de colère, elle y compris.
— Cela ne doit pas arriver ! Elle doit rester vivante c'est primordial ! lui rappela son interlocuteur. Reste à ses côtés et débrouille-toi pour qu'elle aille mieux afin que nous puissions évaluer correctement son potentiel. Et surtout, n'oublie pas ! Garde une distance émotionnelle. Nous avons conscience que ta situation est inconfortable vu que tu n'as pas été formé pour la côtoyer. Des renforts matériels et humains t'attendent à Mairelle.
— Et pour le prince ?
— On s'en tient au plan prévu. Nous devons être informés avant lui de tout ce qu'il se passe au palais pour pouvoir agir le moment venu. Nous te recontacterons, frère Valentin.
Le supérieur de l'agent raccrocha et Valentin se laissa tomber sur un fauteuil poussiéreux. Sa mission lui paraissait impossible à tenir. Il rangea son portable et partit rejoindre les voitures de l'escorte royale. Le prince venait de monter dans la sienne avec Sabolin. Ælyonn pleurait tandis que Charles l'invitait à monter dans le second véhicule. Le cortège se mit en route et quitta le Hadiqa.
Après des adieux déchirants sur le tarmac entre les deux Brémont, Valentin tira la jeune fille par le bras pour la forcer à avancer. En montant dans l’avion, elle essuya ses larmes et sortit ses lunettes de soleil. Elle ne montrerait pas ses yeux rougis. Valentin lui désigna un siège près d’un grand hublot et s’assit à côté d’elle. Le prince et monsieur de Sabolin étaient dans un espace vitré au centre de l’appareil. Le jet s’éleva en silence et Ælyonn sortit son lecteur multimédia ainsi que son casque audio. Elle étendit ses jambes sur le siège en face d’elle. Velasquez lui demanda de les retirer. Elle n’entendit rien. Il lui tapota sur l’épaule et lui désigna ses pieds d’un signe de la tête. Elle répondit par un doigt d’honneur.
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