Bonne lecture.
Les doigts noueux de sa mère qui caressait les siens étaient la seule chose que Yumi parvenait à regarder. Elle était incapable de lever les yeux, convaincue qu’elle ne pourrait pas retenir ses larmes. Cela ruinerait le maquillage que les prêtresses avaient mis si longtemps à dessiner.
Arborer une telle apparence le jour de son intronisation serait inconvenant.
On lui avait répété maintes fois combien il était important qu’elle ait une conduite à la hauteur de son rang, mais jamais cela lui avait paru si lourd qu’à cet instant.
Son désir de fuir était revenu avec le peu d’énergie qu’elle avait réussi à rassembler en vue de la cérémonie.
— Tu es si belle.
Cette douceur qui définissait sa mère était atypique au sein du Clan Ryûka. Malgré cela, la docilité ne faisait pas partie de ses traits de caractère : Yumi ne l’avait jamais vu reculer quand elle estimait nécessaire de tenir tête à quelqu’un.
Un doigt, à la peau rêche comme de l’écorce, suivit le tracé d’un tatouage dans le cou de Yumi. La liane dépassait à peine du col de son kimono aussi rouge que la peinture qui colorait ses lèvres.
Yumi ouvrit les yeux : le sourire tendre de sa mère accueillit son regard timide. Malgré la gaîté qui transparaissait, son expression était étrange : seule la commissure droite avait réussi à se soulever. En quelques heures à peine, sa peau avait perdu une grande partie de son élasticité.
Quand Yumi observa son visage de plus près, elle s’aperçut que les ridules de sa mère avaient durci creusant des sillons ici et là. Ses cheveux étaient désormais plus blancs que noirs malgré son jeune âge. Des branches d’érable dépassaient de sa tignasse et personne n’avait pris la peine de les nouer : c’était devenu impossible. Bien qu’on soit au printemps, les feuilles avaient le rouge profond de l’automne.
— Ce sera ton choix, quel qu’il soit, je veillerais sur toi.
Ces paroles n’avaient pas grand sens et Yumi voulut la faire répéter.
— Mère…
Ses lèvres tremblaient et sa voix s’habillait de trémolos chargés de chagrin. La main de sa mère caressa sa joue. Sur sa paume, il y avait des cloques brunes qui rappelaient celles des feuilles malades. Elle se mit sur la pointe des pieds afin de lui faire un dernier baiser sur le front.
Dehors, un gong profond résonna. Durant un instant, Yumi rêva que le son ne s’arrête jamais.
— C’est l’heure, annonça sa mère avec emphase.
Elle ponctua ses mots d’une révérence si basse que ses cheveux, raidis par les branches nichées dedans, tombèrent de chaque côté de sa tête et dévoilèrent sa nuque. Yumi serra les poings et ravala sa frustration de la voir agir ainsi. C’était dans les usages et ni l’une ni l’autre ne pouvaient s’y soustraire.
Le rideau de la porte s’écarta d’un mouvement sec.
Le prêtre qui attendait à l’extérieur que le tête-à-tête se termine s’impatientait. Son air sévère se posa sur sa mère ce qui révolta Yumi : il y a quelques jours à peine, jamais il n’aurait osé se comporter de façon aussi irrespectueuse. Sa mère ne se formalisa pas son attitude et elle s’empressa de le suivre dehors.
Yumi se retrouva soudain seule, avec sa lourde coiffe, ses trop nombreuses couches de kimonos blancs rehaussés d’or ou de rouge qui ne lui permettaient de faire que des pas minuscules.
La peur la fit trembler.
Un nouveau gong retentit, puis des psaumes s’élevèrent : ce serait bientôt à elle. Aussi immobile que possible, elle guettait le moment où le rideau s’ouvrirait. Sa gorge était si sèche. Elle était soulagée de ne pas avoir à parler.
Les transmissions se déroulaient de moins en moins bien et si on avait essayé de le lui cacher, Yumi savait que l’avant-dernière avait été un échec. Son grand-oncle y avait laissé la vie et le cycle s’était brisé avec lui.
Une jeune femme au kimono blanc et à la large jupe rouge écarta le rideau et se glissa dans son dos. Elle ouvrit une ombrelle qui la protégerait des quelques rayons du soleil en ce jour couvert. Yumi espérait qu’il se mettrait à pleuvoir, cela cacherait ses larmes.
Un prêtre au chapeau presque aussi long qu’un bras entra à son tour. Il s’inclina avec déférence devant elle.
— Kôjôka-sama.
Yumi ne bougea pas, son rang le lui interdisait désormais. Le seul à qui elle aurait des comptes à rendre était le chef de Clan, son père.
D’un signe de main, l’homme l’invita à sortir. Yumi eut besoin de quelques instants pour s’habituer à la luminosité nouvelle. Près de l’entrée, son demi-frère aîné, Arashika, l’attendait. Il portait son kimono brodé de fil d’argent, de bleu et de gris. Il posa sur elle un regard chargé d’autorité. Il était le bras droit de leur père et on lui avait demandé de s’assurer que la cérémonie se déroulerait sans anicroche. Soucieux d’avoir l’image du fils parfait, il avait sa mission très à cœur.
Côte à côte, ils descendirent la volée de marche qui menait au pied du bâtiment. De chaque côté, des religieux, des plus hauts gradés aux prêtresses récemment arrivées, s’inclinaient sur leur passage.
En bas, à quelques mètres de là, se situait le cercle de pierres sacrées. En temps normal, il était dissimulé par des palissades et cette partie du temple était seulement accessible à quelques élus, mais ce jour-là, tous avaient l’extrême honneur de pouvoir poser leurs regards dessus. Il y avait sept stèles de près de deux mètres sur lesquelles se trouvait un ensemble de dessins en bas-reliefs. L’une d’entre elles était brisée, tandis qu’une autre avait à sa base un marteau et un burin. Sur cette dernière, un entrelacs de lianes et de fleurs très similaire à ses tatouages recouvrait la roche.
Deux femmes et un homme l’y attendaient. Sans perdre de temps, Arashika les rejoignit, s’asseyant à son tour au pied de la stèle représentant son propre ryû où les symboles de l’eau dominaient.
Tous arboraient leurs plus beaux atours. Les manches de leurs kimonos, brodés selon leurs éléments, étaient remontées sur leurs bras afin que chacun puisse observer les tatouages qui les recouvraient. Les échancrures de leur col permettaient aussi de deviner que l’encre couvrait en grande partie leur poitrine.
Aucun d’eux ne lui adressa le moindre regard. Il n’y avait aucun soutien moral à attendre de leur part. Jusque-là, Yumi les avait côtoyés de loin et elle n’avait jamais parlé à aucun d’entre eux, exception faite de son demi-frère.
On lui indiqua de s’agenouiller au centre des stèles, sur un coussin. Une fois qu’elle s’y installa, son père prit la parole depuis l’escalier qui menait au gong.
— Ainsi recommencera un cycle… annonça-t-il.
Son kimono paraissait presque vivant tant les reflets de ses broderies dansaient malgré la faible luminosité. Les fils, dont les teintes allaient du gris pâle au sombre, traçaient des nuages chargés de pluie.
L’homme n’était pas le plus grand parmi les ryûka ni le plus fort, Arashika méritait amplement ce titre, mais il était de loin le plus âgé et, aux yeux du Clan, cela valait toute la déférence du monde. Si Yumi avait le regard de sa mère, elle partageait le visage anguleux et les pommettes marquées de son père.
Yumi se prosterna devant lui avec toute la soumission qui lui était due.
— Il est temps, conclut-il d’une voix grave où grondait le tonnerre.
Yumi se redressa, la tête haute, les yeux braqués dans le vide devant elle. Sa salive peinait à descendre dans sa
gorge.
Un gong annonça l’étape suivante de la cérémonie. Le tambour était si près que Yumi eut la sensation que le son vibrait jusque dans sa poitrine. Un bruissement d’étoffe sur la droite jeta un silence pesant sur l’assistance.
Yumi était incapable de regarder dans cette direction, elle fixait son père. Il y avait une infime trace de tristesse dans son expression et elle en fut soulagée. Sa mère avait toujours été une de ses concubines préférées. Pas la première, pas la plus jeune, mais il y avait une forme de respect réciproque entre eux que son père ne réservait qu’à de trop rares élus.
— Es-tu prête ? lui demanda-t-il.
— Depuis bien longtemps, répondit sa mère de sa voix chantante.
Avec un pincement au cœur, Yumi réalisa qu’elle ne connaissait pas son prénom, juste celui de sa fonction.
Il y eut le bruit d’un couteau sorti du fourreau. Un prêtre lui tendit l’arme et Yumi passa le fil de la lame dans le creux de sa paume. Le sang s’accumula, puis coula de chaque côté.
Quand elle la rendit à l’homme, ce dernier s’inclina, puis la contourna par l’arrière. Yumi se força alors à tourner la tête sur sa droite. Le couteau couvert de rouge était désormais entre les doigts de sa mère. Il n’y avait nulle trace de peur dans son expression : elle avait fait la paix avec sa destinée depuis longtemps.
Quand la pluie allait-elle enfin commencer à tomber ?
Sa mère leva la lame et la dressa bien au-dessus d’elle. Elle la planta sans frémir dans son estomac, puis la tourna. Ce fut Yumi qui lâcha une exclamation effrayée et déglutit. Son demi-frère déclama quelques mots en langue ancienne, puis trancha la tête de la Kôjôka du cycle précédent.
Les tatouages sur le corps de Yumi devinrent comme vivant. Les lianes qu’ils représentaient sur elle se resserraient rendant sa respiration ardue, puis une énergie incommensurable la traversa.
Yumi hurla à pleins poumons.
Désespérée, elle mit dans son cri tout son chagrin, toute sa peur et tous ses doutes. Ses cordes vocales déraillèrent. Quelque chose sortait de son dos et étalait ses ramifications sur elle. Avec une volonté qu’elle ne se savait pas posséder, Yumi repoussa la présence parasite. Le ryû se débattit, un gémissement clair qui ne lui appartenait pas s’échappa des lèvres de la jeune femme. Ses ongles se plantèrent dans sa peau comme si elle arrachait des lianes qui n’existaient que dans son esprit.
Son instinct de survie prit le dessus, Yumi posa ses deux mains sur son ombre et elle rugit de nouveau.
Elle était elle, Yumi, elle ne s’oublierait pas.
Devant elle un corps, sombre et sinueux, s’enroula autour de la stèle couverte de végétaux. Une tête aussi angulaire que son visage se matérialisa entre ses paumes. Des babines lui chatouillèrent les bras, puis deux longs yeux effilés dont l’iris avait la forme d’une corolle de fleur la fixèrent.
Le noir laissa place à un pelage blanc et vert sur les extrémités. Les naseaux du dragon palpitèrent. Le vent qui s’en échappa souleva ses cheveux désormais libérés de leur lien. Leurs regards se croisèrent. La présence du ryû devint plus forte, sans écraser la volonté de Yumi pour autant. La jeune femme ne la rejeta pas : elle savait que c’était inutile et ne ferait que réduire son espérance de vie.
Ils entrèrent en symbiose et, durant quelques secondes, Yumi n’aurait pu dire avec certitudes ses limites de celles du dragon.
Un gong puissant rompit la transe, il fut douloureux aux oreilles du ryû et cela se répercuta jusque dans sa tête. Le yôkai disparut et Yumi se sentit soudain seule et plus vulnérable que jamais.
Les nuages avaient enfin crevé et les gouttes tombaient sur eux. Yumi fixait son père, l’esprit ailleurs. On disait que ses émotions pouvaient impacter le temps.
Est-ce que la pluie était naturelle ou l’avait-il déclenchée ?
— Bienvenue, Kôjôka, dit-il d’une voix grave.
Un prêtre tendit les doigts et Yumi les saisit pour se hisser avec toute la dignité dont elle pouvait faire preuve à cet instant.
Son kimono était défait, le bas était teinté du sang de sa mère et le sien gouttait le long de son poignet. Son maquillage devait n’être plus que l’ombre de lui-même désormais.
Malgré son esprit embué, elle devait faire honneur à son rang. On l’acclamait, ses paires la félicitaient d’une main posée sur son épaule. Le gong résonnait comme s’il était incapable de s’arrêter.
On la célébrait sans accorder la moindre attention au corps désarticulé de sa mère dont la tête avait roulé un peu plus loin. Son existence même avait été effacée avec la transmission.
Désormais, seule Yumi la garderait en mémoire…
...et peut-être son père.
J'espère que cela vous aura donné envie de découvrir la suite... même si à ce jour, elle existe surtout dans ma tête. Si vous souhaitez en savoir plus sur mes avancées, je vous invite à me suivre sur les réseaux afin d'être prévenus lors de la reprise de la publication !
On se donne rendez-vous dans 6 mois pour la découvrir (ou avant si je carbure !).
Bonne journée et à bientôt pour la suite de l'aventure !
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