Bonne lecture.
Le dos d’Eikichi heurta une surface dure, ce qui vida ses poumons. Il s’agrippa à sa gorge en feu et malgré cela, d’instinct, inspira. L’eau se glissa dans sa poitrine sans qu’il parvienne à l’arrêter, sa tête tournait frôlant de plus en plus l’inconscience. Quelque chose attrapa son col et l’empêcha de finir noyer.
Quelques secondes plus tard, Eikichi se retrouva en travers d’une grosse branche qui lui comprimait son ventre et l’aida à cracher une partie de l’eau ingérée. Désorienté, il toussait à n’en plus finir. À bout de force, il manqua de tomber, mais on garantit son équilibre sur l’abri de fortune.
L’esprit encore embué par sa noyade, Eikichi tourna la tête. Assis à califourchon, Tokias était près de lui. Les vaguelettes les plus vives de la rivière lui léchaient les chevilles. D’une main sur son dos, il s’assurait qu’Eikichi reste à ses côtés, tandis que de l’autre, il essayait de défaire la surcouche de kimono alourdie d’eau qui l’entravait.
Au-dessus d’eux, les parois étaient hautes, verticales. La roche, en basalte volcanique, avait de nombreuses aspérités dans lesquelles se nichait la mousse, mais il s’y trouvait bien peu de prises assez grosses pour des doigts humains. Même si cela avait été possible, l’état de fatigue d’Eikichi l’aurait de toute façon empêché de se hisser jusqu’au sommet. Bien qu’ils soient techniquement à l’abri, ils n’étaient pas tirés d’affaire pour autant.
Une fois son vêtement défait, Tokias l’abandonna à la rivière qui l’emporta en un instant. Ses yeux se promenaient sur la paroi, ses paupières plissées sous l’effet de la concentration.
— Je peux peut-être grimper… marmonna Tokias. Avec ma grande taille, je crois que je peux atteindre la prise là.
Eikichi serra les dents, força sur ses bras et tourna le cou dans un angle désagréable afin de regarder le renfoncement. Avant même d’avoir pu finir d’analyser le paysage, son corps céda sous lui et il fixa de nouveau la rivière.
— Sûrement !
— De là-haut, je trouverai une liane ou quelque chose pour t’aider à grimper à ton tour.
— C’est une bonne idée, marmonna Eikichi.
Il ne devait pas l’entraver : Tokias devait remonter. Eikichi savait qu’il serait incapable de l’y suivre, mais le plus important était que son ami soit tiré d’affaire. À cet instant, c’était la seule chose qui comptait pour lui.
Malgré son plan, Tokias ne bougeait pas et Eikichi finit par s’en inquiéter. Avec peine, il s’assit sur la branche pour mieux l’observer. Son esprit était toujours embué, si bien qu’il craignait de perdre son équilibre à tout instant. Les ongles de sa main valide se plantèrent dans l’écorce dans l’espoir vain que cela assure sa stabilité. Les doigts de celle blessée refusaient de se mouvoir malgré la situation de vie ou de mort dans laquelle il se trouvait.
Son ami avait la joue zébrée de rouge et un hématome s’y formait. Son kimono distendu sur le torse laissait deviner un deuxième bleu sur son épaule. Son visage était pâle et il avait un air abattu.
Que s’était-il passé ?
Eikichi ne gardait que des sensations diffuses depuis le moment où il avait plongé dans le kage du baku. Les rayons du soleil n’atteignaient pas cet endroit de la gorge si bien qu’il était incapable d’évaluer le temps qu’avait duré son « inconscience ».
Tokias ne pouvait quand même pas être venu seul à sa rescousse ?
— Je ne pensais pas que tu m’aimais à ce point.
Les mots, emplis de sarcasme, ricochèrent sur les parois et leur parvinrent plusieurs fois. Eikichi leva les yeux avec surprise.
Sekka les observait du haut de la falaise, le sourire narquois. Elle était tout aussi trempée qu’eux et son kimono avait une échancrure inconvenante qui n’avait pas l’air de la chagriner le moins du monde.
Le soupir soulagé de Tokias n’échappa pas à Eikichi.
— C’était ça où se faire dévorer par la Kitsune !expliqua Tokias.
Si Sekka ne répondit pas, son expression sceptique le fit pour elle. Tokias grogna, inspira profondément afin de garder son calme. Une étonnante preuve de sang-froid lorsque sa cadette était impliquée.
— Comment es-tu montée là-haut ? lui demanda-t-il.
— J’ai utilisé un ancien passage, qui reliait le territoire du Clan Ryuka à la forêt maudite. C’est loin en contrebas et je doute que tu puisses aider Eikichi à rester à la surface jusque-là.
Sekka se redressa, fit quelques allers et retours, puis revint vers eux.
— Comptez jusqu’à cinquante, puis lâchez-vous dans l’eau.
Sans attendre leur réponse, elle disparut de leur champ de vision.
— Et je suppose que je dois lui accorder une confiance aveugle ! maugréa Tokias.
Malgré sa réplique, il comptait sagement comme elle le lui avait demandé. D’un geste empressé, il aida Eikichi à retirer sa surcouche de kimono qui l’alourdirait trop.
La fraîcheur qu’il ressentit soudain lui permit de reprendre peu à peu contact avec lui-même. Il avait mal un peu partout, sa tête semblait sur le point d’exploser et sa gorge demeurait en feu. Si son corps restait faiblard, son esprit retrouva sa clarté.
La présence du baku à la frontière de sa conscience attira son attention, mais Tokias rompit son introspection avant même qu’il ne la commence.
— On y va, s’exclama-t-il.
Eikichi eut tout juste le temps de retenir sa respiration quand Tokias lui attrapa le bras pour qu’ils basculent ensemble dans le vide.
Le contact froid avec la rivière et les remous en tout sens lui firent perdre ses repères durant quelques secondes. La fatigue rendait chacun de ses gestes difficiles à coordonner avec le reste de son corps.
Si Tokias ne s’était pas trouvé à ses côtés, Eikichi aurait été incapable de se maintenir à la surface.
— Ici ! hurla Sekka pour couvrir le bruit ambiant.
Devant eux, des branches balayaient les flots. Tokias le guida droit dedans. Les rameaux rentrèrent dans leurs muscles déjà malmenés et même Tokias lâcha un grognement étouffé.
— Je doute qu’ils supportent votre poids bien longtemps, les prévint Sekka.
Elle était suspendue au tronc d’un cèdre encore souple afin de leur offrir le feuillage comme échappatoire.
— J’ai besoin que tu y mettes du tien, vieux, maugréa Tokias. Je ne pourrais pas nous hisser tous les deux.
Malgré ses mots, il les sortit tous deux de l’eau à la force de ses bras. L’arbre plia un peu plus sous son poids et Sekka remonta bien vite sur la berge.
Il fut presque facile à Eikichi d’utiliser les branches en support. Une fois dressée sur les épaules de Tokias, la falaise n’était plus qu’à quelques centimètres de ses doigts. Sekka vint à son secours et attrapa son poignet, puis le kimono afin de l’aider à atteindre la terre ferme.
Soulagé, Eikichi roula sur le dos, les bras étendus de chaque côté. Sa respiration retrouvait peu à peu un rythme normal.
Le soleil était tout à fait levé à présent. Sa chaleur aurait pu être agréable, mais ses rayons ne parvenaient pas à percer la couche nuageuse qui s’amoncelait dans le ciel.
Enfin, Eikichi se sentit assez fort pour s’asseoir.
Sekka était installée sur un rocher et essorait son kimono tandis que Tokias faisait les cent pas, les yeux rivés sur la rive opposée.
— Je t’assure qu’elle était là, dit-il à sa sœur.
Sekka se contenta d’un léger bruit pour montrer qu’elle l’écoutait.
— Je ne crois pas que je l’aurai vu avec la cataracte si cela avait été une illusion...
—De la cataracte ? répéta Sekka soudain intéressée.
Eikichi observa un long moment la forêt qu’y s’étendait sur la rive opposée avant de comprendre ce que cela signifiait. Il tourna lentement la tête, puis la leva afin d’apercevoir le sommet de la chaîne Enkei.
Ils étaient aux portes du territoire Ryuka.
Le rebord du gouffre formait une petite plateforme au cœur de laquelle coulait une rivière qui se jetait dans le vide. Sur sa droite, comme sur sa gauche, les murs de basaltes lui paraissaient infranchissables.
Peu à peu, Eikichi réalisait que le seul moyen qu’ils avaient de sortir de là serait de remonter le ruisseau… et d’entrer chez le Clan Ryuka. Son regard éperdu en direction de Sekka n’eut pas l’effet escompté. Elle lui offrit un immense sourire en retour.
— Félicitations pour ton kage complet !
Elle leva même un verre imaginaire afin de donner encore plus d’emphase à son propos. La sincérité qui transparaissait semblait incongrue à Eikichi.
— Merci, marmonna-t-il avec gêne.
Il était enfin un kageka, mais il n’éprouvait aucune satisfaction, aucune joie. L’essence du baku frôla de nouveau sa conscience, mais trop effrayé à l’idée de s’y confronter, Eikichi préféra la repousser.
Sa folie les avait entraînés là. Comment allaient-ils pouvoir rentrer chez eux ?
— On fait quoi maintenant ? demanda-t-il d’une voix blanche.
Ni Sekka ni Tokias ne répondirent. L’air devenait peu à peu oppressant sans qu’Eikichi sache s’il s’agissait des prémices de la saison des pluies ou si c’était sa culpabilité qui en était à l’origine.
Il devait y avoir une solution, quelque chose à faire.
— J’ai perdu les feux d’artifice dans l’eau et de toute façon, les envoyer depuis un territoire ennemi serait trop risqué, expliqua Tokias. Quant aux armes : mon arc et celui de Sekka sont cassés et nos couteaux ont été emportés par le courant. Utiliser nos kage attirera l’attention du Clan sur nous. En un mot : nous sommes sans défense et sans soutien.
Eikichi puisa dans ses souvenirs des cartes qu’il avait lues et apprises durant sa formation.
— Il nous faut trouver l’ancienne route commerciale qui descendait vers le sud. Il me semble que c’est le seul passage qui existe.
— Cette voie est encore empruntée, notamment pour le commerce de Macha et elle est très surveillée, lui rappela Tokias. Nous y faufiler n’aura rien de simple.
— Pour le moment, je ne vois aucune autre solution, avoua Eikichi.
Sekka arrêta un instant d’essorer ses vêtements pour leur jeter un coup d’œil acérer.
— Il faut que vous vous sépariez de ce qui fait de vous des membres d’Heikô, sans quoi je ne donne pas cher de notre peau.
Tokias secoua la tête.
— Tu n’y penses pas !
— Je ne crois pas que vous ayez le choix ! Insista-t-elle. Nous devons nous enfoncer dans un territoire qu’on ne connaît pas. Garder quelque chose sur nous me paraît trop dangereux.
— Pas si on est prudent…
— Elle a raison, Tokias, le contredit Eikichi, le cœur lourd.
Les jambes encore tremblantes, il fit les quelques pas qui le séparaient du gouffre. Son corps n’était pas tout à fait remis et il sentait qu’il ne lui faudrait pas grand-chose pour s’effondrer de fatigue. De sa main valide, il retira la lanière qui tenait son hankô. Il fit tourner son tampon officiel entre les doigts. Le cerce sombre qui se dessinait dessus et entourait son nom, écrit en kanji complexes prouvait son statut.
Des regrets plein la tête, Eikichi le lâcha au-dessus des flots.
Lundi, je vous propose de découvrir l'interlude qui termine cet arc et vous devriez trouver pas mal de réponses concernant Yumi !
Bonne journée !
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