Bonne lecture !
Tokias et Sekka s’immobilisèrent. La brume qui leur barrait le passage avec quelque chose de suspicieux. Les yeux de Tokias se plissèrent à la recherche des éclats métalliques dont Eikichi avait été témoin lorsqu’il avait été confronté à la fumée du baku, mais il n’en distingua aucune.
Un bruissement dans les fourrés alerta leur sens. Tokias brandit sa lance dans la direction des arbres et la flèche pointée de Sekka apparut sur sa droite.
Une branche agitée de soubresauts désarticulés se risqua jusqu’au onibi qui se dressait entre eux et la forêt maudite. Ses mouvements devinrent d’autant saccadés quand ses rameaux prirent feu. Le yôkai ne recula pas pour autant.
— C’est vraiment bizarre, commenta Sekka.
L’écorce trop sèche du jubokko assoiffé ne résista pas longtemps sous la chaleur de l’onibi et bientôt la flamme atteignit le tronc. Une odeur rance s’émanait de l’arbre qui disparaissait sous leurs yeux avec des grincements sinistres. Autour du jubokko aux comportements anormaux, d’autres yôkai bougeaient en tout sens et si certains s’enfonçaient plus profondément dans le bois, d’autres s’approchaient au point de risquer de prendre feu à leur tour.
Un hurlement retentit non loin.
Le corps de Tokias s’électrisa et il tendit le cou dans l’espoir d’apercevoir son propriétaire.
— Cela ne peut qu’être Eikichi, murmura-t-il.
Le cri lui avait semblé venir de tout près, mais la brume, de plus en plus épaisse, ne lui permettait pas de voir au-delà de quelques mètres.
Ses mains se crispèrent sur la lance. Calant son arme entre son bras et sa hanche, il remonta un foulard sur le bas de son visage. Une fois la hampe de nouveau en place, il avança d’un pas, puis d’un autre, laissant derrière lui le jubokko qui succombait.
Comme agités par un grand vent, les branches remuaient au point que l’écorce se brisait par endroit. Le sang perlait des blessures que les yôkai s’infligeaient à eux-mêmes. Tokias marchait si près du bord que par instant il avait la sensation qu’une partie de sa semelle était suspendue dans le vide.
Devant lui, l’onibi progressait dans le brouillard opaque. La chaleur le dissipait en partie. Pas assez néanmoins pour en supprimer ses effets.
— Tokias ! l’appela Sekka à voix basse.
Il fit la sourde oreille, pressé de retrouver Eikichi.
— Tokias ! répéta-t-elle avec plus de force.
— La discrétion, ça te dit quelque chose ?
L’expression revêche, Sekka plaqua un éventail sur sa poitrine. Elle avait rangé son arc dans son dos et elle avait désormais une lame plutôt longue dans la main. De l’autre, elle battait l’air devant son nez avec un deuxième éventail.
— Je dois rester devant, s’exclama Tokias qui s’empressa de la rattraper.
Maintenir la lance en place tout en écartant le gaz de son visage lui parut très vite impossible. Son arc était tout aussi inutilisable. Il ne savait plus comment procéder tant les choix qui s’offraient à lui étaient inacceptables : renoncer à tenir ses armes prêtes à être employées ou subir les visions hypnotiques.
Sekka l’observait se débattre sans rien dire. Le regard de Tokias s’attarda sur la silhouette de sa sœur, minuscule en comparaison de lui et de la végétation ancienne qui les entourait. Le poignard dans sa main parut soudain dérisoire à Tokias : elle n’avait rien à faire là. En vérité, il n’aurait jamais dû lui permettre de le suivre, c’était complètement irresponsable.
— Ne songe pas à me demander de faire marche arrière.
Le sourire qu’elle abordait tandis qu’elle le mettait en garde était celui des mauvais jours. Non seulement elle désobéirait, mais en plus elle lui ferait payer cher s’il s’avisait de le suggérer.
Dans les volutes de brouillard, une ombre surmontée de deux oreilles pointues se dessina. Les réflexes de Tokias prirent le dessus. L’éventail tomba par terre et il brandit la lance devant lui. Le spectre disparut quelques secondes avant de réapparaître quelques mètres plus loin.
Tokias secoua la tête afin de chasser l’image fugace à la périphérie de sa vision.
— La Kitsune n’est pas vraiment là, marmonna-t-il.
La claque qu’il se prit, au contraire, n’avait rien d’irréel. La brûlure lui échauffait la joue bien après le coup.
— Sekka, tu commences sérieusement à me taper sur le système !
— Je t’appelle juste parce que j’ai perdu le contact visuel à cause du gaz ! se justifia-t-elle.
— Tu te...
À plusieurs mètres devant lui, les contours du corps de Sekka avaient quelque chose de vaporeux. Elle était bien trop loin pour être à l’origine du coup qu’il avait reçu.
— Ce n’était pas toi.
Sekka revint sur ses pas, l’expression inquiète.
— Tu saignes !
Tokias porta ses doigts sur sa joue, une traînée de sang teinta sa main. Sekka sortit un mouchoir, niché jusque-là dans sa ceinture épaisse, et entreprit de le nettoyer.
Tokias enroula son bras autour de ses épaules pour l’écarter d’une branche qui fouettait l’air en tout sens. Il réalisa, non sans effroi, que son onibi s’était dissout sans qu’il en ait conscience.
— J’ai besoin de lumière, murmura-t-il.
Il lui fallut quelques secondes pour extraire sa pierre à étincelles de la pochette qu’il avait autour du cou. La crainte de succomber aux illusions du gaz rendait ses gestes moins précis. Sekka s’était agenouillée à ses côtés et surveillait la végétation, ainsi que les branches qui se tendaient par moment dans leur direction afin de l’alerter. Le bruit de l’éventail qu’elle agitait avec un air anxieux faisait concurrence à celui de la forêt qui grinçait sinistrement.
Enfin, une étincelle naquit entre les mains de Tokias. L’ombre étouffée par le brouillard fut à peine suffisante pour y insuffler l’onibi. La flamme était moins grosse que d’habitude, néanmoins, elle éloigna les jubokko qui s’étaient approchés bien trop près à son goût.
Combien de temps avait-il perdu avec tout ça ? Un juron énervé s’échappa de ses lèvres. Bien que son cœur batte trop vite, le mettant en garde contre le danger, Tokias abandonna la lance par terre. Il la récupérerait dès qu’il le pourrait sur le chemin du retour. D’une main, il usait de son éventail afin de se protéger du brouillard et dans l’autre, il avait son propre coutelas, comme sa sœur.
Sekka le suivit, distante d’à peine quelques centimètres. Afin de garder un pied dans la réalité, Tokias se concentrait sur chacun des contacts que leurs avancées saccadées provoquaient. Un coup de coude distrait dans son dos ou le frôlement de leur kimono devenaient source de réconfort.
Un gémissement, à cheval entre râle douloureux et couinement, leur fit presser le pas.
Des craquements irréguliers les figèrent de nouveau. Les jubokko étaient bien plus agités devant eux. Tokias était bien en peine de percevoir les mouvements de toutes les branches et racines et encore plus de les prédire.
— Avancer plus ne sera pas sans danger...
Comme pour se moquer de lui, un rameau jaillit dans leur direction et traversa le yôkai de flamme. Elle percuta l’épaule de Tokias avant de se rétracter sous l’effet de la chaleur.
Tokias perdit l’équilibre, battit des bras pour le retrouver. Son pied buta dans un caillou saillant et il bouscula Sekka. Il tomba sur le côté de tout son long en poussant un grognement contrarié. D’un coup de rein, il se retourna et son cœur s’arrêta un instant.
Sekka aussi dansait avec son équilibre. Malgré ses tentatives, son corps était emporté vers l’arrière, droit vers le gouffre. Ses talons perdirent le contact avec le sol, ses bras qui faisaient des ronds dans le vide ne l’aidaient en rien. Les réflexes pourtant aiguisés de Tokias ne suffirent pas. Les yeux écarquillés, la main tendue vers sa sœur, leurs doigts étaient bien trop loin pour qu’il les agrippe.
— Non, non, non, scandait-il telle une litanie protectrice.
Les jambes tremblantes, Tokias se précipita vers le bord. Il ne distingua aucune trace de Sekka. Ni le long de la paroi abrupte ni dans le flot tumultueux de l’eau.
Les larmes montaient. Son désarroi fut amplifié par les souvenirs du passé. Cela faisait deux fois qu’il l’abandonnait à son sort. Il sentait les mêmes émotions, la même impuissance l’envahir au point de laisser un goût âcre dans sa bouche.
Un raclement le ramena à sa mission et à son devoir. Le cœur serré, il avança à quatre pattes. Ainsi, il ne perdrait plus l’équilibre de nouveau. L’image de Sekka qui tombait continuait de s’imposer à lui. Ses jambes étaient fébriles sous lui au point qu’il doutait qu’elles soient de toute façon en état de supporter seules le poids de son corps.
Un sanglot s’échappa de sa gorge quand une masse sombre se dessina au pied d’un torii brisé. Ils étaient si près, quelques mètres de plus et Sekka…
Tokias envoya l’onibi en éclaireur. La lueur dansante traversa sans mal le brouillard de plus en plus diffus, fragilisé par le vent issu du gouffre. Eikichi était à genoux, recroquevillé sur lui-même et les doigts plantés si fort dans ses bras que ça ne pouvait que provoquer de la douleur. Son corps était secoué par de petites toux qui l’obligeaient à lever la tête. À chaque fois, un gaz blanc s’échappait de sa bouche en bien trop faible quantité pour qu’elle constitue un danger.
Le soleil qui perçait à présent que la brume hypnotisante s’étiolait, et l’onibi n’alimentaient aucune ombre. Pourtant, Tokias eut beau fouillé les alentour immédiat, il n’y avait aucun autre baku que celui mort.
Akuma...
Un frisson remua les entrailles de Tokias. Eikichi était en train de perdre son humanité au détriment de la nature yôkai qui prenait peu à peu le dessus. Si cela continuait, il ne pourrait plus redevenir lui-même, il…
Le regard de son ami, vitreux, s’ouvrit et les pupilles rectangulaires dont l’iris aux éclats nacrés se mouvait de façon hypnotique menèrent Tokias au bord de la panique : était-ce déjà trop tard ?
— Eikichi ? l’appela-t-il.
Ce dernier fit volte-face, puis grogna. À quatre pattes, le dos rond, il ressemblait plus à un animal qu’à un humain.
Tokias avait la gorge sèche. Il déglutit avec peine, incapable d’agir.
Du coin de l’œil, la Kitsune, relique du gaz, le fixait. Elle n’avait pas sa forme immense, elle avait une apparence identique à celle des renardes des plus communes à cet instant. Il réussit sans mal à l’ignorer : il n’avait d’yeux que pour Eikichi.
Allait-il devoir le tuer ?
Il ne pouvait s’y résoudre quand bien même il avait conscience que c’était son devoir.
Avait-il atteint le point de non-retour ?
Tout semblait l’indiquer, pourtant Tokias ne parvenait pas à accepter cette idée. Il s’accrochait aux moindres détails afin de se convaincre du contraire : il n’y avait pas de profondes altérations... Aucune hormis ses pupilles et la fumée, mais cela demeurait anecdotique… Non ?
Eikichi était tellement perdu entre ses deux natures qu’il ne réalisait pas qu’une racine de jubokko entourait sa cheville. Elle était parvenue à se glisser sous les couches de tissus mal fixées et Tokias la voyait s’agiter sous le kimono. L’onibi l’éloigna sans difficulté. L’absence de réaction d’Eikichi malgré la proximité avec la flamme le préoccupa un peu plus.
De nouveau, la Kitsune cauchemardesque apparut. Elle s’approchait, la tête basse et le poil dressé sur son échine. Tokias se pinça. Il se répétait qu’elle n’était pas réelle, que ce n’était que les conséquences du gaz qui voletait encore autour de lui.
Tokias agita la main dans la direction du renard pour tenter d’effacer la vision. Sa peur était moins paralysante que les fois précédentes : peut-être qu’enfin, il réussissait à surmonter ses souvenirs sombres.
Sa paume entra en contact avec une matière souple et humide. Ses bras se couvrirent de chair de poule : la terreur n’était pas là parce qu’il ne s’agissait pas d’une illusion !
Le yôkai s’approcha de Eikichi en grognant tout bas. Elle humait l’air et Tokias s’apperçut que son œil droit était complètement caché par la cataracte. Sans réfléchir, il ceintura son ami et commença à reculer, son coutelas comme seul rempart.
Eikichi se débattit durant quelques instants, puis retomba lourdement contre la poitrine de Tokias qui dut resserrer sa prise et raffermir ses jambes pour continuer à marcher en arrière.
La respiration d’Eikichi se calma tout à fait.
— Tokias, dit-il dans un râle.
Il reprenait pied. Le soulagement comprima la gorge de Tokias. Malheureusement, ce n’était pas le moment de le laisser l’envahir.
La Kitsune s’approchait lentement, une lueur dangereuse dans les yeux. Les poils sur son échine étaient plus blancs que roux désormais. Sa silhouette grossissait à vue d’œil.
Bientôt, il n’y eut plus d’échappatoire. Derrière eux, il y avait le gouffre avec, en contrebas, la rivière, profonde et agitée.
Devant eux, les mâchoires de la Kitsune claquèrent à quelques centimètres du visage d’Eikichi. Elle avait mal évalué la distance qui les séparait à cause de son œil malade, mais ils n’auraient pas de deuxième chance.
Tokias n’avait plus de choix : il resserra la prise sur son ami, puis bascula en arrière.
Plu qu'un chapitre et un interlude du point de vue de Yumi, puis on attaquera un nouveau cycle... dont le premier jet n'existe pas encore !
Je vais probablement m'accorder quelques jours/semaines de vacance une fois la réécriture terminée et ensuite j'aurai le plaisir de replonger dans du premier jet. Pour Heikô 2 ou autre chose, cela reste à voir !
À la semaine prochaine et bonne journée !
Akuma : un akuma (dans mon univers !) est un kageka qui se laisse dévorer par son yôkai. Il perd son humanité et se transforme parfois physiquement. Guidé par l'instinct animal , il ne fait alors plus la différence entre le bien et le mal.
Atsuko : concubine de Chiaki
Chiaki : Daimyo de Tamura
Daimyo : Chef territorial, il a un pouvoir de justice, de politique et de représentation.
Haneki-dono : Grand Maître du Sanctuaire Nord d'Heikô
Hanko : (terme non inventé) ce sont des tampeau, des sceaux qui permettent d'identifier la personne qui a écrit un document. Cela remplace notre signature. Ils sont encore utilisés de façon courante aujourd'hui et nombreuses sont les familles qui en possèdent deux : un pour les documents très officiels (achats de maison, mariage) et un deuxième pour le quotidien ( signer un reçu pour le facteur...)
Hiragana : (terme non inventé) c'est un syllabaire japonais
Jubokko : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai, arbre vampire, il a l'apparence végétale, mais se nourrit du sang de ses proies.
Kage : c'est le don que possède Eikichi et Tokias. Il leur permet d'insuffler un esprit yôkai dans leur ombre pour en faire usage comme d'une marionnette. Le terme est tiré du mot ombre en japonais.
Kageka : c'est un utilisateur du kage
Kasha : Yôkai qui a l'apparence d'un chat géant et dont plusieurs parties de son corps sont enflammées
kitsune : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai, renard à la forme et la taille mouvante
Konazawa : ville où se trouve le Sanctuaire où ont été formé Eikichi et Tokias
Kotone : concubine de Chiaki
Nikô : ville portuaire à l'ouest de l'île où sont envoyés Riani et Ôdan
Ôdan : camarade de promotion de Tokias et Eikichi
Onibi : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai ressemblant à un feu follet géant et kage de Tokias
Onigiri : boule de riz fourrée !
Saneyama : île sur laquelle se déroule l'histoire.
Sekka : petite soeur de Tokias
Tamura : ville où se déroule la mission d'Eikichi et Tokias
Tomoe : (prénom japonais) nouvel aspirant kageka
Yukata : (terme non inventé) kimono en coton très léger qui, à l'origine, ne se portait que dans les bains publiques
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