Bonne lecture
L’esprit d’Eikichi était envahi par un battement de cœur.
Rapide, insistant, il était en décalage avec le sien.
Eikichi avait le désir irrépressible de s’y mêler, ils devaient être à l’uniss...
Un mot se glissa dans ses pensées au point de rompre la transe : Attirance.
Comme si la bulle de sensation diffuse dans laquelle il se trouvait jusque-là avait soudain éclaté, Eikichi observa les alentours, l’air hagard.
Où était Tokias ?
La rencontre entre un yôkai et un kageka se concluait toujours par une confrontation et il aurait besoin de son aide.
D’autant plus qu’il n’avait pas sa hallebarde, réalisa-t-il avec effroi.
Les arbres avaient remplacé les gens. Leurs hauteurs et les lianes qui dissimulaient le peu de luminosité qui parvenait à traverser les branches offraient une idée grossière de leur ancienneté. Sous ses pieds, la mousse n’avait pas été foulée depuis une éternité.
Comment était-il arrivé ici ? Depuis combien de temps errait-il ?
Le battement dissonant troublait tant ses pensées qu’elles avaient du mal à s’ordonner. Il secouait la tête au point de s’en donner le tournis afin de ne pas succomber de nouveau à l’exaltation qui l’avait mené jusque-là.
Était-ce la forêt des jubokko ? Celle de la kitsune ? L’un ou l’autre, il lui fallait en sortir et vite : sa vie était en danger.
Son kimono n’était pas mouillé, il n’avait donc pas traversé la rivière, cela laissa supposer à Eikichi qu’il s’était enfoncé dans le territoire de la kitsune. La lisière devait de toute évidence se trouver à l’ouest.
Quand il leva les yeux, il s’aperçut qu’une brume tenace ne lui permettait pas de distinguer avec certitude l’emplacement du soleil. Son regard accrocha un reflet étrange, puis découvrit que ce n’était pas un cas isolé. Autour de lui, il y avait une multitude de copeaux de métal qui flottait dans l’air comme de minuscules flocons.
Un bruissement tendit tout son corps d’appréhension. Ses mains tremblantes cherchèrent son coutelas à la ceinture dans un geste désespéré. Il tira la lame et recula d’un pas peu assuré, vérifiant ce qui se trouvait derrière lui du bout des doigts.
Une courte patte couverte de poils sombres piquetés de blanc sortit du buisson. Eikichi réalisa avec un temps de retard qu’il s’agissait en vérité d’une trompe. Très vite, une tête apparut à son tour.
Un baku ! Il…
Leurs regards se lièrent l’un à l’autre et Eikichi oublia tout ce qui les entourait. Les iris jaune pâle du yôkai étaient à peine visibles autour des pupilles rectangulaires. Si la peur ne lui avait pas permis de rester encore un peu en alerte, Eikichi aurait été hypnotisé par la danse des reflets mordorés à l’intérieur.
Sans qu’il le décide, sa jambe avança d’un pas en direction du baku. Son souffle était court, tout comme celui de l’animal qui lui faisait face.
Une bouffée de violence s’empara de lui. Le désir de sang était si fort qu’Eikichi en avait un goût métallique dans la bouche. Il luttait comme il pouvait contre la pulsion, conscient qu’attaquer à l’instinct était trop hasardeux.
Péniblement, il rassembla les informations qu’il possédait sur le baku : c’était un être rare. Sans être inconnu, les derniers témoignages évoquant leur existence dataient de plusieurs années, peut-être même décennie. Ils avaient un don d’hypnose…
L’effort qu’Eikichi devait produire pour organiser ses pensées lui était de plus en plus difficile.
Son yôkai était là, devant lui, et le vide en lui ne demandait qu’à être comblé. Il allait enfin devenir un kageka.
De nouveau, son regard se posa sur le baku, étrangement calme face à lui. Il était bien plus petit que ce à quoi Eikichi se serait attendu. Même s’il avait la tête dressée, l’animal ne devait pas dépasser son genou. Par endroit, son poil était plus blanc que noir, la preuve de son grand âge, devina Eikichi. Malgré tout, il avait les pattes sures sous son corps épais, non sans rappeler celui des cochons sauvages. Ses jambes se finissaient par trois sabots palmés pour mieux se déplacer dans les zones marécageuses qu’il affectionnait. Les deux défenses de chaque côté de sa gueule étaient minuscules.
— Eikichi !
Surpris d’entendre une voix si familière, il se retourna. Dans le brouillard pailleté, il dut plisser les yeux afin d’apercevoir deux silhouettes fantomatiques.
Était-ce réel ? Une image projetée par le pouvoir du baku ?
Tokias et Sekka avaient tous les deux leurs arcs bandés dans sa direction.
— Non ! hurla Tokias.
La terreur qui perça dans son cri alerta Eikichi. Il se tourna vers le baku, sa lame en avant. L’animal n’avait pas bougé. Les intrus qui s’étaient approchés ne paraissaient pas l’inquiéter outre mesure. Il ne fixait que lui sans ciller.
Un bruit mat sur sa gauche les fit sursauter. Une flèche était fichée dans le bois à quelques centimètres de la joue d’Eikichi. Ses cheveux se dressèrent sur sa nuque et ses lèvres pâlirent d’effrois. Quand il tourna la tête, il vit que l’arc de Tokias était désormais vide et que son ami installait un nouveau projectile.
Tokias était un excellent tireur, jamais il n’aurait pu commettre une telle maladresse. La vérité foudroya Eikichi : ce n’était pas le yôkai qu’il visait, mais lui !
Désorienté, Eikichi s’écartait tout à la fois du baku et de Tokias. Son regard passait de l’un à l’autre sans savoir lequel des deux était le plus à craindre. L’animal releva sa courte trompe et la fumée blanche aux éclats irisés s’épaissit encore un peu dans le sous-bois.
À quelques mètres d’eux, Tokias banda de nouveau son arc dans la direction d’Eikichi. Ce dernier se glissa derrière un arbre dans l’espoir qu’il fasse office de bouclier de fortune.
Un cri rompit le silence tendu qui s’était installé.
Tête en avant, Sekka fonça sur son frère pour le bousculer. La flèche qu’il était en train de libérer partit de travers et se perdit dans la végétation. Tokias dérapa dans la tourbe, tomba à la renverse. Il disparut derrière le talus de terre instable. La jeune femme secouait les cheveux en tout sens, se gifla avec hargne tandis qu’en contre-bas, Tokias vociférait contre sa sœur.
Le coup de tête du baku dans la rotule d’Eikichi lui arracha un cri de douleur. Ébranlé, il s’écroula. De nouveaux gémissements s’échappèrent de lui tandis que le yôkai piétinait consciencieusement les doigts qui tenaient le coutelas. Si l’animal n’était pas lourd, ses sabots possédaient des excroissances qui transperçaient sa paume. Dans un geste désespéré, il récupéra l’arme de sa main gauche. Si la lame fendit en grande majorité l’air, la pointe accrocha la peau du baku, puis la déchira.
La lésion n’était pas profonde, néanmoins du rouge suivit le tranchant de l’arme. Malgré ses doigts blessés, Eikichi renforça sa prise sur le coutelas pour achever le yôkai.
Il ne put finir son geste.
Quelques gouttes du sang du baku coulèrent jusqu’aux plaies de sa main. Quand les liquides se mêlèrent, humain et yôkai se tordirent de douleur à l’unisson.
Le vide qui caractérisait jusque-là son kage s’emplit. L’expérience était brutale, lancinante : Eikichi avait l’impression d’être écartelé. Une présence étrangère s’ajouta à la sienne. La masse sombre qui l’envahissait était à l’étroit ; cela débordait. À la recherche d’un exutoire, Eikichi se connecta à sa nouvelle nature yôkai, mais le baku n’était pas encore mort et l’ombre refusa de se matérialiser.
Tandis que l’animal se débattait sur lui, donnant des coups de sabot rageurs, Eikichi tenta de récupérer son coutelas. Ses doigts blessés ne parvenaient plus à se refermer dessus et déclenchaient une vive douleur dès qu’il essayait de les bouger.
Un coup de pied envoya voler le baku qui s’écrasa contre un arbre. Le yôkai couina, mais se remit vite debout. Avant qu’Eikichi n’ait pu faire quoi que ce soit, il avait détalé dans les fourrés hors de sa vue.
Aux abois, Eikichi tentait de se relever : il devait partir à sa poursuite pour finir le travail. Son genou refusait de supporter son poids. Une poigne solide le souleva et un bras s’enroula autour de sa taille pour le soutenir.
Tokias l’entraînait dans la direction opposée à celle prise par le baku.
— Non, il est encore vivant, il est…
— Ressaisis-toi, grogna Tokias. On ne va pas courir à l’aveugle après lui ! Ce serait suicidaire.
— Mais…
— Pince-le, ordonna Sekka d’une voix sombre.
Pour une fois, Tokias obéit à sa sœur sans discuter. Ses doigts se refermèrent avec force sur les côtes d’Eikichi. La décharge douloureuse lui éclaircit en partie l’esprit. Son genou et sa main blessés le ramenèrent tout à fait à la réalité.
Sekka était à leur côté, l’arc bandé. Elle tournait la tête au moindre bruit en quête d’un danger. Un de ses yeux était tuméfié et son humeur guillerette habituelle avait disparu. Tokias avait le teint très pâle, presque blafard. La main sur les côtes d’Eikichi était fébrile.
Ce dernier se concentra sur ses pas, en silence. Son esprit était en proie à une tempête qu’il renonça bien vite à contrôler.
— Ses yeux, murmura Sekka.
Tokias le pinça de nouveau et cette fois-ci, Eikichi y réagit à peine. Marcher lui demandait déjà toute son énergie : ses pieds le soutenaient tout juste et son ami le portait plus qu’il ne l’aidait désormais.
Bientôt la lisière de la forêt fut visible, puis la clairière qui longeait la berge. Les trois compères s’écroulèrent en même temps dans l’herbe épaisse.
Jusque-là, la nature incomplète d’Eikichi avait été une source de honte et de sensations désagréables qui lui avaient donné des migraines les mauvais jours. Désormais, elle lui était insupportable. La dernière chose dont il eut conscience avant de sombrer fut la présence du baku, à la frontière de son esprit.
Oui, j'avoue : il y avait un piège ! La semaine prochaine, je ne sais pas encore ce que vous découvrirez. Théoriquement, cela devait être un interlude, mais je pense qu'intercaler un autre chapitre avant ne serait pas plus mal. Ça va dépendre de la façon dont j'avance ;)
Atsuko : concubine de Chiaki
Chiaki : Daimyo de Tamura
Daimyo : Chef territorial, il a un pouvoir de justice, de politique et de représentation.
Haneki-dono : Grand Maître du Sanctuaire Nord d'Heikô
Hanko : (terme non inventé) ce sont des tampeau, des sceaux qui permettent d'identifier la personne qui a écrit un document. Cela remplace notre signature. Ils sont encore utilisés de façon courante aujourd'hui et nombreuses sont les familles qui en possèdent deux : un pour les documents très officiels (achats de maison, mariage) et un deuxième pour le quotidien ( signer un reçu pour le facteur...)
Hiragana : (terme non inventé) c'est un syllabaire japonais
Jubokko : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai, arbre vampire, il a l'apparence végétale, mais se nourrit du sang de ses proies.
Kage : c'est le don que possède Eikichi et Tokias. Il leur permet d'insuffler un esprit yôkai dans leur ombre pour en faire usage comme d'une marionnette. Le terme est tiré du mot ombre en japonais.
Kageka : c'est un utilisateur du kage
Kasha : Yôkai qui a l'apparence d'un chat géant et dont plusieurs parties de son corps sont enflammées
kitsune : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai, renard à la forme et la taille mouvante
Konazawa : ville où se trouve le Sanctuaire où ont été formé Eikichi et Tokias
Kotone : concubine de Chiaki
Nikô : ville portuaire à l'ouest de l'île où sont envoyés Riani et Ôdan
Ôdan : camarade de promotion de Tokias et Eikichi
Onibi : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai ressemblant à un feu follet géant et kage de Tokias
Saneyama : île sur laquelle se déroule l'histoire.
Sekka : petite soeur de Tokias
Tamura : ville où se déroule la mission d'Eikichi et Tokias
Tomoe : (prénom japonais) nouvel aspirant kageka
Yukata : (terme non inventé) kimono en coton très léger qui, à l'origine, ne se portait que dans les bains publiques
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