Bon retour à Tamura. Cette fois-ci, vous aurez droit à un petit tête à tête entre Eikichi et Sekka. Vous allez pouvoir faire plus ample connaissance avec elle (ou pas du tout !).
Bonne lecture !
La routine s’était installée bien plus rapidement qu’Eikichi se le serait imaginé.
Dès la première excursion, Tokias avait promené son onibi sur les berges. Eikichi avait alors remarqué l’apparition de craquelures suspicieuses au milieu des herbes en partie calcinée. Quand il avait creusé pour inspecter de plus près, une racine de jubokko s’était jetée sur lui afin de lui transpercer la cheville. Heureusement, ses réflexes l’en avaient prémuni, mais il avait glissé sur la rive instable, au point de finir les fesses dans la rivière.
Depuis cet évènement, ils observaient un programme bien établi : Tokias promenait son yôkai de façon méthodique, lui et Eikichi scrutaient les alentours à la recherche de mouvements suspects.
Si la terre se craquelait, ils appelaient une partie des volontaires rassemblés par Chiaki. En quelques coups de bêches adroits, ils retournaient le sol sur une large zone. Tokias brûlait alors les rhizomes de jubokko qui s’agitaient en tout sens. Eikichi était le seul à rester à proximité et il continuait à inspecter les crevasses afin que rien ne leur échappe. En une semaine à peine, ils avaient bien avancé et la berge qui longeait les maisons du village avait en grande partie sécurisé.
Ce jour-ci ne ferait pas exception. Tokias était déjà sur les rangs et il organisait au mieux les renforts envoyés par Chiaki. Les plus jeunes seraient affectés à la surveillance d’éventuel début d’incendie, des sceaux pleins d’eau à proximité, tandis que les autres resteraient en alerte près d’eux.
Non loin, Sekka commentait de temps à autre les propos de son frère ce qui avait le don de le mettre hors de lui. Durant un instant, Eikichi envisagea d’intervenir afin de faire redescendre la tension chez son ami. Avec un petit soupire, il y renonça : il était encore tôt et les réserves de patience de Tokias ne devrait pas être complètement vide.
L’esprit accaparé par ses propres priorités, Eikichi s’écarta un peu en direction du torii.
Ils allaient se concentrer sur une zone où Rokas avait été bien moins actif. Leur avancée serait ralentie entre le village et le territoire de la kitsune. Eikichi jugeait qu’ils auraient besoin de quatre jours pour en venir à bout. L’étape suivante serait les îlots.
Déjà, le fil de ses pensées fut emporté par les éléments à préparer en vue de cela : prévoir des cordes pour les sécuriser, l’onibi de Tokias y serait moins performant et il leur faudrait des torches pour y pallier…
D’un mouvement de tête, Eikichi revint à l’instant présent : chaque chose en son temps. Et dans l’immédiat, son kage devait être au centre de ses préoccupations.
Ses paupières clauses, Eikichi plongea à contrecœur en lui-même. En un battement de cils, il perçut le vide qui caractérisait ce genre introspection sans y repérer la moindre variation. Quelques secondes furent nécessaires afin de chasser la colère et la déception.
Commencer chaque journée par un échec n’avait rien de stimulant. Heureusement, les heures qui suivaient étaient animées et Eikichi ,’avait pas la possibilité de se laisser aller à la mélancolie. Afin de détourner ses pensées et ses émotions, il mettait toute son énergie dans chacune de ses taches.
Comme à chaque fois qu’il revenait à la réalité, Eikichi croisa le regard de Sekka. La jeune fille n’était jamais loin de lui dans ces moments sans qu’il ne sache si c’était par curiosité ou pour le surveiller. Quelles que soient ses raisons, son expression ne traduisait aucune animosité.
Sekka était difficile à cerner : elle pouvait se comporter comme une adolescente écervelée, envoyant des piques à son frère, puis, l’instant d’après, elle devenait la secrétaire zélée de son père. Bien que Chiaki la reprenne plusieurs fois par jour, il avait une tendresse toute particulière pour la jeune fille.
Après quelques secondes à s’observer mutuellement, Sekka sauta du rocher où elle s’était perchée et vint à sa rencontre.
— J’allais déposer des offrandes à la kitsune, tu veux te joindre à moi ?
Sa façon de s’exprimer était tout aussi déroutante : Sekka le vouvoyait ou le tutoyait en fonction de la situation et elle pouvait passer de l’un à l’autre dans la même phrase.
— J’ai du mal à t’imaginer pieuse, commenta-t-il.
— Quand tu vis dans l’ombre de la kitsune, tu ne peux que le devenir… Entre les légendes et les incidents, on n’oublie pas qu’elle est tout près.
— Les incidents ? s’étonna Eikichi.
Sekka ne lui répondit pas, elle partait déjà en direction du torii. Intrigué, Eikichi l’y suivit, les mains dans le dos.
À l’orée de la forêt, il y avait plusieurs autels qui croulaient sous le poids des offrandes. Entre les fruits, les chapelets de pièces et l’encens, on y trouvait également des décoctions sur lesquelles on y avait écrit de manière grossière des prières de bonne santé. En retrait, au-delà d’un chemin dégagé marquant la limite du territoire, il y avait des fanions en forme de zigzag et des tressages en pailles de riz, noués autour des arbres afin de baliser une nouvelle fois la zone.
Sekka joignit ses mains et formula une supplique silencieuse. Elle alluma ensuite des bâtons d’encens avec des gestes empreints d’un certain cérémonial.
Sa tête se baissait afin de montrer sa déférence à la kitsune, les mouvements de ses bras étaient amplifiés pour en accentuer l’effet. Eikichi y reconnaissait certains des usages d’Heikô qu’elle avait dû apprendre au contact de son père.
Cette attitude digne d’un guildien aguerri contrastait avec sa tenue. Comme lui, Sekka portait un kimono en coton épais dont les jambes étaient collées à ses chevilles grâce à des rubans afin qu’elles n’entravent pas ses gestes. Un carré de tissus protégeait ses cheveux des flammes de l’onibi ou des torches et absorbait la sueur quand la chaleur devenait trop forte. Bien que la journée n’ait pas encore commencé, une traînée de suie entachait déjà son front.
— Chaque année, expliqua Sekka après une nouvelle requête silencieuse, nous faisons une cérémonie durant laquelle Chiaki et mon père tressent de la paille de riz pour remplacer l’ancienne et tracent les prières sur les bandes de papiers. C’est une très belle fête... Nous portons tous des masques de renard et tout le village participe. J’espère que tu auras l’occasion d’en voir une un jour. Ça arrivera peut-être plus tôt que prévu : Atsuko le tanne pour qu’il en fasse. Elle voudrait demander aux esprits de préserver la kitsune.
À son tour, Eikichi se saisit d’un bâton d’encens, mais suspendit son geste, l’expression stupéfaite. Au pied de l’autel, il distingua une multitude de figurines. Ses yeux suivirent la ligne qu’elles formaient : elle disparaissait dans l’herbe folle un peu plus loin. Il devait y avoir quarante ou cinquante statuettes, et probablement plus qui s’étaient perdues avec les intempéries.
— La kitsune a fait autant de victimes ?
Sekka récupéra l’encens de ses mains pour le déposer.
— Elle a vécu longtemps, expliqua-t-elle, plus longtemps que n’importe qui dans le village. Nombreux sont ceux qui ont outrepassé les limites de son territoire et la kitsune n’est pas d’une nature miséricordieuse. À sa décharge, on n’a aucune preuve qu’elle les ait tués : ces gens ont été vus pour la dernière fois entrants dans la forêt de la kitsune et leur corps ont rarement été retrouvés.
À quelques pas d’eux, un panier qui contenait une poupée et des gâteaux était niché dans l’herbe. Eikichi chercha l’enfant à qui il appartenait sans parvenir à le trouver. Quand ses mains se tendirent pour le ramasser, Sekka le retint.
— Laisse-le, ordonna-t-elle.
— Qu’est-ce que c’est ?
L’expression de Sekka se voila de tristesse. Elle pointa du menton une maison dans un piteux état. Si le bâtiment ne s’effondrait pas lors de la prochaine saison des pluies, cela tiendrait du miracle !
Depuis le perron en grande partie brisé, un inconnu les fixait, une longue pipe aux lèvres.
— Cette histoire remonte à une dizaine d’années. La fille de Bunji jouait dehors, trop près de la lisière. D’après ses amis, son ballon a roulé jusque dans le territoire de la kitsune et elle a voulu à aller le récupérer.
Après un soupir, elle poursuivit :
— Ils ont attendu une heure avant de prévenir les adultes. Exceptionnellement, des hommes ont pénétré la forêt de la kitsune pour partir à sa recherche, mais ils n’ont trouvé qu’un petit morceau de kimono déchiré sur une branche. Depuis ce jour, son père pose un panier avec de la nourriture et les jouets préférés de sa fille au pied du torii dans l’espoir que ça l’attire.
Sekka longea les figurines et pointa une des plus récentes :
— Celle-ci, c’est la sienne. La plus grande à côté a été confectionnée pour sa mère. Un soir, elle est entrée à son tour dans la forêt. Le matin, nous avons retrouvé Bunji en larme à la lisière. Il répétait en boucle que sa femme ramènerait leur fille à la maison. Il a définitivement perdu pied après cet incident.
Un long silence accueillit la fin de l’histoire sordide. Quand Tokias les héla, Eikichi eut du mal à sortir de la torpeur dans laquelle cela l’avait plongé.
— Allez, s’exclama Sekka. Au boulot !
La tristesse avait complètement disparu de son visage pour laisser place à un immense sourire et un regard pétillant de malice. Ce rapide revirement d'attitude mit Eikichi un peu mal à l'aise. Il ne dit rien pourtant et se contenta de rejoindre Tokias qui s'impatientait.
J'espère que ce chapitre vous aura plu, le prochain m'a donné du fil à retordre et redemandera probablement pas mal de retouches lors de la finalisation du projet : les choses prendront un tournant... ah en fait, non : je n'en dit pas plus, ce sera à découvrir la semaine prochaine ;)
Bonne journée.
Atsuko : concubine de Chiaki
Chiaki : Daimyo de Tamura
Daimyo : Chef territorial, il a un pouvoir de justice, de politique et de représentation.
Haneki-dono : Grand Maître du Sanctuaire Nord d'Heikô
Hanko : (terme non inventé) ce sont des tampeau, des sceaux qui permettent d'identifier la personne qui a écrit un document. Cela remplace notre signature. Ils sont encore utilisés de façon courante aujourd'hui et nombreuses sont les familles qui en possèdent deux : un pour les documents très officiels (achats de maison, mariage) et un deuxième pour le quotidien ( signer un reçu pour le facteur...)
Hiragana : (terme non inventé) c'est un syllabaire japonais
Jubokko : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai, arbre vampire, il a l'apparence végétale, mais se nourrit du sang de ses proies.
Kage : c'est le don que possède Eikichi et Tokias. Il leur permet d'insuffler un esprit yôkai dans leur ombre pour en faire usage comme d'une marionnette. Le terme est tiré du mot ombre en japonais.
Kageka : c'est un utilisateur du kage
Kasha : Yôkai qui a l'apparence d'un chat géant et dont plusieurs parties de son corps sont enflammées
kitsune : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai, renard à la forme et la taille mouvante
Konazawa : ville où se trouve le Sanctuaire où ont été formé Eikichi et Tokias
Kotone : concubine de Chiaki
Nikô : ville portuaire à l'ouest de l'île où sont envoyés Riani et Ôdan
Ôdan : camarade de promotion de Tokias et Eikichi
Onibi : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai ressemblant à un feu follet géant et kage de Tokias
Saneyama : île sur laquelle se déroule l'histoire.
Sekka : petite soeur de Tokias
Tamura : ville où se déroule la mission d'Eikichi et Tokias
Tomoe : (prénom japonais) nouvel aspirant kageka
Yukata : (terme non inventé) kimono en coton très léger qui, à l'origine, ne se portait que dans les bains publiques
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