Dans le chapitre précédent, un nouvel apprenti est arrivé au Sanctuaire, Tomoe. Cela marque aussi le début d'un changement dans la vie de nos héros.
Tokias observa avec satisfaction le croquis tracé par Tomoe. Le coup de pinceau du nouveau venu était maladroit, mais cela s’affinerait avec le temps. Malgré le trait parfois hasardeux, il avait dessiné une carte de Saneyama plutôt correcte. Au nord-ouest, il avait délimité la zone occupée par un conglomérat de Clans en conflit. Au nord-est, à l’intérieur de Wa, la chaîne montagneuse en forme de cercle, il avait placé le Clan Ryû, une famille de kageka, plus yôkai qu’humain. Le reste de l’île protégé par Heikô avait été laissé en blanc. Au carrefour de ces zones se trouvait une forêt infestée de yôkai dans laquelle les humains ne s’aventuraient pas.
— Nous ajouterons les éléments géologiques importants demain, nous nous arrêtons ici pour aujourd’hui. Eikichi ?
Son ami leva les yeux, l’expression contrariée.
— Oui ? grommela-t-il.
— Tu devais donner un cours d’écriture, non ?
Eikichi jeta un coup d’œil au soleil dehors, puis se mit en mouvement. Ils échangèrent leur place, tandis que Tomoe rangeait ses travaux précédents.
Une fois éloigné de quelques pas, Tokias chercha une nouvelle occupation. Le temps était agréable et la pièce avait été ouverte sur le jardin d’arbustes aux branches tortueuses. Le bruit d’Ôdan qui s’entraînait au bâton troublait l’ambiance studieuse.
L’envie de le rejoindre provoqua des fourmis d’excitation dans les doigts. Il semblait à Tokias que cela faisait une éternité qu’il ne s’était pas dérouillé les muscles quand bien même leur dernier face à face remontait à la veille.
Depuis quelques jours, les heures paraissaient interminables, seulement rythmées par les cours qu’ils donnaient à Tomoe, le nouvel apprenti. Fils de marchand, même s’il se débrouillait avec les mathématiques, l’adolescent était analphabète et ses connaissances quant à son pays, Saneyama, ou Heikô étaient pour le moins parcellaires. Eikichi lui enseignait l’écriture, Riani, la géographie et le dessin, tandis que Ôdan commençait sa préparation physique. Tokias lui avait laissé cet aspect à contrecœur pour se concentrer sur l’histoire. En tant que fils de Guildien, il avait été bercé avec la culture d’Heikô.
Son sens du devoir l’empêchait de bâcler ces moments, mais son corps comme son esprit se languissait d’actions.
Durant une seconde, une ombre effilée cacha le soleil. Un chien au museau élancé et à l’arrière-train composé de cendre descendit du ciel et se posa non loin. Tokias suivit des yeux l’inugami : il retournait vers Riani qui s’était installée en tailleur sur une énorme pierre à l’ombre d’un arbre. Devant elle, un parchemin était en grande partie barbouillé d’encre.
Curieux, Tokias s’approcha à pas feutrés de sa camarade pour ne pas rompre sa concentration. Les détails de la carte lui arrachèrent un sifflement appréciateur. Le Sanctuaire y était dessiné comme si l’on se tenait au-dessus de la pagode. Grâce à la vision de son inugami, Riani profitait d’un point de vue en hauteur qu’elle reproduisait avec talent.
Dans l’espoir d’être reconnue en tant que cartographe, Riani multipliait les productions personnelles. Cette carrière s’était imposée peu après son Attirance pour l’inugami et depuis, elle ne ménageait pas ses efforts. Le résultat était à la hauteur de sa ténacité.
La métamorphose de son amie depuis son arrivée à la Guilde était louée par leur professeur. Riani avait trouvé refuge au Sanctuaire après avoir parcouru des dizaines de kilomètres pour échapper à ceux qui la traquaient. Sa ville d’origine se trouvait dans le nord-est de l’île où les kageka étaient tués dès qu’ils montraient les premiers signes de la fièvre noire. Si ses parents n’avaient pas eu le courage de l’assassiner eux-mêmes, ils l’avaient mise à la porte quand ses jambes fébriles avaient pu la porter. Sa fuite s’était terminée par la traversée de la rivière qui séparait les territoires où elle avait manqué se noyer.
Riani n’était pas la seule à avoir changé. Si pour Ôdan, la jeune femme et Tokias, cela était pour le mieux, Eikichi avait perdu son enthousiasme des débuts. Depuis l’arrivée de Tomoe, cela avait encore empiré : il faisait preuve d’un comportement lunatique qui lui ressemblait peu. Même Riani s’était agacée après lui, chose rare.
Soudain, un yogatarasu se posa dans le jardin. Le corbeau à trois pattes devait avoir sauté de toit en toit pour qu’il ne l’entende pas approcher. Il reconnut immédiatement le yôkai de Fujita, la messagère de Haneki. Sa capacité à manipuler son ombre sur de grandes distances lui permettait d’adresser les ordres de Haneki aux missionnaires sur le terrain.
Le bec de l’animal s’ouvrit et une voix décharnée, complètement hors nature pour un tel yôkai, en sortit :
— Riani, Eikichi, Tokias et Ôdan doivent se rendre au bureau de Haneki-dono.
Les reflets brillants des plumes du corbeau se ternirent et le yôkai se désagrégea dans un nuage de particules sombres qui s’évaporèrent.
— Enfin, on va retourner sur le terrain ! s’exclama Ôdan.
Le regard exalté, le jeune homme détacha le lien qui retenait les manches de son vêtement. Tokias lui rendait son sourire avec la même joie, presque enfantine. Leurs camarades ne partageaient pas cet engouement. Riani avait blanchi d’un coup et l’expression d’Eikichi était devenue lugubre. Ce dernier s’excusa auprès de Tomoe, lui laissa quelques instructions à suivre durant son absence, puis se leva.
Tokias se pressa derrière Ôdan qui s’éloignait déjà. Il ralentit cependant pour attendre Eikichi et Riani dont les pieds paraissaient peser des tonnes.
— Ne vous inquiétez pas ! dit-il avec conviction. Haneki-dono nous donnera une affectation adaptée à chacun : c’est un Maître avisé.
Riani lui offrit un sourire crispé en retour. Bien qu’elle sache que les kageka n’étaient pas considérés comme des démons dans cette partie de l’île, elle avait été marquée par sa fuite et quitter le Sanctuaire s’apparentait à une phobie.
Ils n’eurent besoin que de quelques minutes pour rejoindre la pagode qui dominait les lieux. Au pied de la tour, une multitude de temples avait été érigée en l’honneur des différents yôkai et ils comptaient des offrandes plus ou moins généreuses selon leur importance. Quelques-uns, dont l’animal mythique n’avait pas été repéré depuis des années ou des siècles, étaient laissés à l’abandon. Une forte odeur d’encens intimait le silence et le recueillement aux visiteurs.
Les six étages de la tour étaient d’autant plus impressionnants observés d’en bas. Ils étaient peu venus jusqu’au Maître, pas assez pour ne plus se sentir écraser par la hauteur de l’édifice. Les toits étaient relevés vers le ciel pour renvoyer les mauvaises ondes vers les nuages comme le voulaient les croyances populaires. Si les murs étaient blanchis à la chaux, les poutres étaient peintes en rouge sang et les tuiles sombres qui marquaient les différents niveaux réverbéraient la lumière.
Tokias n’eut pas le temps de s’attarder : d’une pression dans le dos, Riani le poussait à avancer. Avant de pénétrer à l’intérieur, on leur fit quitter leurs chaussures, puis se laver les mains jusqu’aux avant-bras à l’aide de longues louches posées au bord d’un baquet.
Le rez-de-chaussée était une rotonde occupée par Fujita, la messagère de Haneki. En tailleur sur un coussin, elle avait une pile de rouleaux près d’elle qu’elle s’employait à lire et à trier.
— Tokias et Eikichi, vous êtes les premiers attendus à l’étage, annonça-t-elle sans même lever les yeux.
Son air austère était célèbre dans tout le Sanctuaire et une partie des domestiques la craignait bien plus que Haneki. Ils s’inclinèrent avec égard avant de monter l’escalier qui grinça sous leur poids combiné.
Tokias jeta un regard préoccupé à son camarade. Il était d’usage de partir en duo, et si on lui avait demandé son avis, il aurait préféré Ôdan, qui avait le même tempérament combatif que lui ou Riani qui savait ce qu’elle voulait. Eikichi était d’une compagnie agréable, mais d’une nature trop peu aventureuse à son goût.
Ils débouchèrent sur un couloir qui encadrait une cage d’escalier. Ils s’engagèrent là où la porte était ouverte et leurs pieds foulèrent les tatamis de la salle attenante au bureau du Maître.
Un frisson agita le corps de Tokias quand il vit l’immense kitsune qui décorait tout un pan de la pièce. Le renard à neuf queues avait été peint avec tant de réalisme que ses yeux semblaient briller d’une dangereuse lueur.
Le souvenir d’un kimono ensanglanté s’imposa dans son esprit.
Bien que Tokias recula en biais pour ne plus avoir l’animal dans son champ de vision, les dimensions du yôkai étaient telles qu’il ne parvint pas à l’occulter totalement. En désespoir de cause, il choisit de lui tourner le dos.
De l’autre côté du paravent, des ombres et des bruissements indiquaient qu’ils n’étaient pas seuls. Il y eut une rumeur, puis le mur coulissa. Un domestique s’inclina devant eux.
— Haneki-dono vous attend.
Le Maître était agenouillé sur une petite estrade avec le menton haut et un sourire serein aux lèvres, devant lui deux coussins avaient été installés et après avoir montré leur déférence, Eikichi et Tokias s’y assirent, les jambes repliées sous eux. Les apprentis osaient à peine bouger. Si Haneki était conscient de la tension qui les habitait, il ne se hâta pas pour autant.
— Cela fait déjà plus de trois ans que vous nous avez rejoints, commença-t-il. Comme le temps passe vite, j’ai l’impression que vous êtes arrivés hier. Vous étiez de jeunes garçons et vous voici à présent, des hommes avec leur destin entre leurs mains.
Tokias avait si hâte de faire ses preuves, de se montrer à la hauteur de son père et de la Guilde. Son excitation bouillonnait à l’intérieur. Il caressait l’ourlet de son kimono pour tenter de tempérer les vives émotions qui s’emparaient de lui.
— Bien qu’inévitable, séparer votre promotion m’est difficile. Il y a une telle complémentarité dans votre groupe que je sais que, quelles que soient mes décisions, vos équipes auront besoin de temps pour adapter son fonctionnement. Cela fait également partie des enseignements que je me dois de vous donner.
Un froncement agita les sourcils de Tokias. Haneki adorait les discours grandiloquents, mais il exprimait des doutes qui ne se trouvaient pas dans ses paroles en temps normal. Si l’appréhension s’immisça dans son esprit, cela resta fugace. Quel que soit le défi qui se présenterait, Tokias serait à la hauteur, il en avait la conviction.
— Nous voici donc réunis afin que je vous affecte pour la première fois en tant que futur guildien. Jusque-là, vous étiez toujours limités à des rôles d’exécuteur, mais cette fois-ci, vous serez responsable de la réussite de votre mission.
Chaque mot prononcé par Haneki tendait un peu plus Tokias : il fallait qu’il sache ! Face à lui, le Maître avec une attitude calme comme si rien ne pouvait l’ébranler. Au même titre que son père, il était un exemple pour lui. Des rides de préoccupation se dessinèrent entre les yeux d’Haneki, tandis qu’il reprenait :
— Nous avons eu des nouvelles inquiétantes venant du nord.
Une boule se nicha dans le creux de l’estomac de Tokias : son père s’y trouvait.
— La kitsune se meurt, annonça Haneki avec fatalisme. À cent quarante-deux ans, nous nous y attendions, mais cela va fragiliser l’équilibre de la zone où elle avait établi son territoire. Lokas-dono est actuellement sur place, mais en retraite anticipée. Son handicape l’empêche désormais d’assurer la surveillance nécessaire.
Choqué, Tokias eut besoin de quelques secondes pour reprendre ses esprits. Il savait que la vision de son père se dégradait d’année en année, mais il ne pensait pas que cela le limiterait si vite.
L’idée de croiser à nouveau la route de la kitsune l’inquiétait tout autant. Malgré les années passées à Heikô, elle apparaissait toujours aussi régulièrement dans ses cauchemars.
Comme si la rencontre avait eu lieu hier, il sentait encore le souffle du yôkai dans ses cheveux, son regard, glisser sur lui avec appétit, la terreur qui l’avait clouée sur place.
— Tokias !
L’appel désespéré de sa sœur résonnait dans ses oreilles.
Et grâce à ce chapitre vous aurez eu l'occasion de découvrir le deuxième protagoniste de cette histoire : Tokias et le souvenir qui le hante ! Sous sa façade pleine d'assurance, il se pourrait que les choses ne soient pas si simples pour lui ;)
La semaine prochaine vous découvrirez le ressenti d'Eikichi face à cette nouvelle !
Merci d'avoir lu et à la semaine prochaine !
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