C'est vendredi et c'est le retour hebdomadaire d'Heikô ! Tokias est encore plein d'espoir... Il ne doit pas encore bien me connaître !
Bonne lecture !
Par endroit, l’arrête montagneuse sur laquelle ils évoluaient était si fine qu’il était impossible de mettre les pieds côte à côte. Dans ces moments, Tokias avait l’impression d’être en équilibre entre deux mondes.
Au hasard des pics rocheux qui s’élevaient, ils avaient tour à tour la vue sur chacun des versants. À l’est, il y avait un sol aride où seuls quelques bosquets rachitiques avaient réussi à s’implanter. La montagne plongeait dans le fleuve qui séparait les territoires. À l’ouest se trouvait la vallée luxuriante où se nichait un lac aux dimensions titanesques. Sur ses berges, le temple des Ryûka s’étendait telle une pieuvre aussi bien sur l’eau que sur la terre. Bien plus loin à l’horizon, la mer qui entourait sanyama était visible. Lorsque Tokias l’apercevait, l’émerveillement l’envahissait. Son immensité qui par moment se confondait avec le ciel la rendait irréelle. Ses reflets sous le soleil étaient hypnotiques et s’il s’écoutait, il resterait des heures à la contempler. En contrebas, une forêt de feuillus paraissait interminable. Les troncs laissaient deviner un âge vénérable pour bon nombre des arbres. Seule la lisière était observable, la végétation étouffait la visibilité dès les premiers mètres.
Si Tokias n’avait pas su que la région était dirigée par des individus plus démoniaques qu’humains, il aurait pu considérer ce paysage comme féerique. Cela lui donnait l’impression d’être dans une des histoires que Chiaki lui racontait lorsqu’il était enfant. L’une de celles où un kageka courageux découvrait un territoire sauvage et y rencontrait le yôkai qui lui était destiné.
Ils passèrent derrière un pic rocheux qui leur cacha la vue sur le territoire Ryûka. Tokias fut soulagé d’enfin rompre avec la fascination qui le saisissait trop souvent à son goût. Plus apaisé, il jeta un coup d’œil à ses compagnons.
Le teint de Sekka était blême. Il l’avait déjà trouvée pâle au réveil, mais cela s’était intensifié. Ses traits étaient plus tirés, son regard, éteint. Eikichi s’en était inquiété un peu plus tôt et elle avait justifié son mal-être par une migraine. Malgré sa réponse, Tokias se demandait si par orgueil elle ne leur cachait pas une blessure. Et il l’avait observé durant la journée. Rien dans sa démarche ne laissait penser qu’elle dissimulait une plaie.
Bien que parfois Eikichi ait l’esprit ailleurs, il semblait être redevenu lui-même. L’état de sa main était néanmoins préoccupant. Même s’il la lavait dès qu’ils s’arrêtaient près d’une rivière, la lésion demeurait rouge et boursoufflée. Il parvenait à bouger ses doigts avec peine.
Tokias était le seul encore en pleine possession de ses moyens. Son devoir était de les protéger. Ils retourneraient dans le territoire d’Heikô sain et sauf, il s’en fit la promesse. Sekka rejoindrait alors leur père à Tamura et Eikichi apprendrait à utiliser le baku sous l’égide d’un kageka expérimenté.
Le plan de Tokias tenait de l’évidence. Quelques kilomètres à l’ouest, une rivière se formait en altitude sur le versant d’Heikô. Elle traversait quelques villes minières, puis devenait un fleuve qui serpentait jusqu’à la mer. S’ils gardaient le cap et la trouvaient, ils pourraient retourner chez eux, sans avoir à poser un seul pied en territoire ennemi. Cela les obligerait à entamer une ascension difficile, qui durerait plusieurs jours, mais c’était la meilleure option qu’ils avaient.
Trente mètres plus loin, Tokias réalisa qu’il s’accrochait à une illusion depuis le début.
Immobile, il fixa la route avec un sentiment de colère mêlé à de l’impuissance.
Qu’avait-il fait pour mériter une telle chose ? Les esprits devaient se jouer d’eux, il ne voyait que ça.
Devant lui, l’arête se transformait soudain en ravin. Le sentier s’était effondré sur lui-même et des gravats cascadaient de chaque côté. Le trou que le temps et les intempéries avaient creusé faisait désormais plusieurs mètres de profondeur.
Côté allié, le flanc de montagne était nu. Il serait impossible de s’y aventurer sans glisser sur le sol instable. Et les esprits seuls savaient où s’arrêterait leur chute et dans quel état ils se trouveraient ! Comme pour le narguer, quelques rapaces allaient et venaient avec facilité sur les remparts où ils nichaient.
De l’autre, il y avait la forêt qui continuait de leur tendre les bras. Même s’ils dérapaient, les arbres stopperaient leur glissade et devraient leur épargner des blessures trop graves.
À quatre pattes, Eikichi avança au bord du ravin et évalua la situation du côté d’Heikô. Il prenait appui sur son poignet de peur d’empirer l’état de sa main. Accroupi à ses côtés, Sekka avait le bout des pieds dans le vide. Tokias se fit violence pour ne pas l’attraper par le col et la forcer à reculer.
— Je ne pense pas qu’on puisse passer par là, soupira-t-elle.
— Continuer par l’autre flanc est trop dangereux ! s’exclama Eikichi.
— Si tu as une meilleure option, répliqua Tokias, je prends.
Eikichi eut beau se pencher, fouiller le paysage des yeux, il ne trouva rien à répondre. Lentement, les trois amis firent face à la forêt en contrebas sans assurance.
— On attend la nuit pour s’y aventurer ? suggéra Sekka.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, la contredit Eikichi. On a besoin de la lumière pour voir où on met les pieds. Et nous serons plus à l’abri sous les arbres. Sans parler de la recherche de nourriture qui y sera plus facile : ce serait bien qu’on mange avant de dormir.
— La zone semble sauvage, ajouta Tokias. Il nous faudra être attentifs : la forêt doit être infestée d’animaux et peut-être même de yôkai. Je vérifierais les alentours avec l’onibi dès que nous serons en bas.
Avec précaution, il s’aventura sur la pente raide. Il tourna le dos aux arbres, agrippant racine ou roche afin de ne pas glisser. Régulièrement, ses semelles patinaient sur les cailloux. Malgré sa prudence, une motte de terre sur laquelle il avait pris appui céda sous son poids et il dérapa sur plusieurs mètres. Il ne parvint à interrompre sa chute que lorsque sa main empoigna un roc plus solide. Son kimono s’était ouvert sur le devant et son ventre était désormais égratigné sur plusieurs centimètres. Rien de grave néanmoins.
À sa gauche, Sekka avait renoncé à sa dignité. Elle descendait avec plus ou moins de contrôle sur la coulée de cailloux. Les grimaces indiquaient que certaines arrêtent plus pointues que d’autres marquaient sa peau.
Quelques mètres plus haut, Eikichi se rapprochait de plus en plus : s’il dérapait à son tour, il entraînerait Tokias dans sa chute. Son ami avait perdu une chaussure dans la rivière et malgré les bandes de kimono qui la remplaçaient, le sol devait être douloureux sous la plante de ses pieds.
Tokias chercha une prise pour continuer sa route. Il n’en trouva aucune. Il lâcha enfin le rocher auquel il était agrippé. Sans surprise, son équilibre ne se maintint pas plus d’une seconde. Sa semelle glissa, il tomba en arrière et il dévala la pente sans pouvoir s’arrêter.
Les troncs des chênes s’approchaient à toute vitesse. L’esprit de Tokias tournait à plein régime : il devait se rattraper au plus vite, s’il ne voulait pas finir blessé. Sous ses fesses, le nombre de graviers diminua. Sa chute ralentit bien avant les arbres et sa peau racla douloureusement sur le sol à nu. La jambe de son pantalon se déchira sur plusieurs centimètres.
Le pas incertain, Tokias traversa les quelques mètres qui le séparaient de la forêt. Sekka l’y attendait, assise contre un tronc. Eikichi ne tarda à les rejoindre. L’air préoccupé, il observait sa main dont le bandage s’était en partie défait.
— Un souci ? s’inquiéta Tokias.
— Des graviers sont rentrés dans le pansement, il faut que je la rince.
Tokias analysa les lieux en quête de traces laissées par des animaux, des yôkai ou des humains. Rien ne l’alarma.
— On va s’enfoncer un peu plus et j’utiliserai l’onibi pour repérer une rivière, indiqua-t-il à l’attention de ses camarades.
Ils se remirent en marche, la démarche boitillante. Si aucune grosse blessure n’était à déplorer, les petits bobos rendaient chaque pas douloureux. Tokias se connecta à son onibi. Cela était réconfortant de pouvoir de nouveau compter sur lui. Le feu follet géant ouvrit la voie de sa lueur dansante. Lorsque Tokias ferma les yeux, il identifia quelques sources de chaleur minuscules : des rongeurs dissimulés ici ou là. À l’ouest, il repéra une rivière à la fraîcheur qu’elle traçait dans la masse sombre que percevait son yôkai.
Plus préoccupant et trop près à son goût, Tokias découvrit un village : l’amas de silhouettes et les foyers qui brûlaient dans les maisons étaient caractéristiques. Ils ne s’étaient pas réfugiés dans une forêt, mais dans un bois qui devait être là pour protéger les habitations des avalanches ou des coulées de boue.
— Il y a une rivière non loin, dit-il. Restez aux aguets : on pourrait tomber sur des bûcherons…
Eikichi acquiesça, la mine résolue tandis que Sekka avait le nez en l’air. Tokias ignorait si elle l’avait entendu et préféra ne pas insister. Il prit la tête du groupe avec l’onibi. Il ne pourrait pas maintenir l’apparition trop longtemps, mais dans l’immédiat, cela le rassurait de l’avoir à ses côtés.
La semaine prochaine, le chapitre sera du point de vue d'Eikichi. Il s'habitue à leurs conditions, mais cela dura-t-il ?
À vendredi prochain !
Akuma : un akuma (dans mon univers !) est un kageka qui se laisse dévorer par son yôkai. Il perd son humanité et se transforme parfois physiquement. Guidé par l'instinct animal , il ne fait alors plus la différence entre le bien et le mal.
Atsuko : concubine de Chiaki
bun : Le man bun vient de l'anglais et se traduit littéralement en « chignon homme ». Il est utilisé afin de décrire un homme aux cheveux longs avec un chignon sur l'arrière de la tête qui remonte vers le haut.
Chiaki : Daimyo de Tamura
Daimyo : Chef territorial, il a un pouvoir de justice, de politique et de représentation.
Haneki-dono : Grand Maître du Sanctuaire Nord d'Heikô
Hanko : (terme non inventé) ce sont des tampeau, des sceaux qui permettent d'identifier la personne qui a écrit un document. Cela remplace notre signature. Ils sont encore utilisés de façon courante aujourd'hui et nombreuses sont les familles qui en possèdent deux : un pour les documents très officiels (achats de maison, mariage) et un deuxième pour le quotidien ( signer un reçu pour le facteur...)
Hiragana : (terme non inventé) c'est un syllabaire japonais
Jubokko : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai, arbre vampire, il a l'apparence végétale, mais se nourrit du sang de ses proies.
Kage : c'est le don que possède Eikichi et Tokias. Il leur permet d'insuffler un esprit yôkai dans leur ombre pour en faire usage comme d'une marionnette. Le terme est tiré du mot ombre en japonais.
Kageka : c'est un utilisateur du kage
Kasha : Yôkai qui a l'apparence d'un chat géant et dont plusieurs parties de son corps sont enflammées
kitsune : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai, renard à la forme et la taille mouvante
kôjô : c'est le nom du ryû possédé par Yumi
Konazawa : ville où se trouve le Sanctuaire où ont été formé Eikichi et Tokias
Kotone : concubine de Chiaki
Nikô : ville portuaire à l'ouest de l'île où sont envoyés Riani et Ôdan
Ôdan : camarade de promotion de Tokias et Eikichi
Onibi : (terme non inventé, mais légende réinterprétée) yôkai ressemblant à un feu follet géant et kage de Tokias
Onigiri : boule de riz fourrée !
ryû : dragon (asiatique bien sûr !). Les individus sont très différents les uns des autres et ils possèdent des capacités différentes. Ils sont considérés comme éteints en Saneyama
ryûka : individus capables d'insuffler l'essence d'un dragon dans son ombre. Ce sont des kageka très rares et ils appartiennent tous au Clan Ryûka dont ils sont les membres les plus puissants.
Saneyama : île sur laquelle se déroule l'histoire.
Sekka : petite soeur de Tokias
Tamura : ville où se déroule la mission d'Eikichi et Tokias
Tomoe : (prénom japonais) nouvel aspirant kageka
Yukata : (terme non inventé) kimono en coton très léger qui, à l'origine, ne se portait que dans les bains publiques
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