La fille-lumière et le garçon-ténèbres
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Il était une fois une fille-lumière inconsciente de sa force intérieure. Elle illuminait ceux qui croisaient sa route, leur réchauffait le cœur, leur procurait l’effet d’un rayon de soleil lors d’une journée de pluie, mais personne ne le lui disant, elle ne le remarquait pas – sa charmante simplicité et son caractère réservé, parfois timide, ne lui permettaient même pas de le soupçonner. En secret, elle enviait ainsi les héroïnes si enjouées et pétillantes de ses nombreux romans, sans savoir qu’elle leur ressemblait déjà.
Un jour, cette fille-lumière rencontra un garçon-ténèbres, que son éclat avait attiré, et fut toute retournée lorsqu’il la complimenta ; elle n’avait jamais entendu autant d’éloges sortir d’une seule bouche ! Il lui procura une flopée de doux sentiments : l’impression d’être précieuse, unique, désirable… Et il se montra si galant et avenant dans ses manières qu’elle tomba aussitôt sous son charme.
Le début de leur romance se révéla idyllique. Le garçon-ténèbres la couvrait d’attentions et de caresses, cela équivalait à passer du statut d’insignifiante à celui de reine ! En sa compagnie, elle était plus vivante qu’à n’importe quel moment de sa vie. Lui était si beau sous sa lumière, tout en ombres, et elle si magnifiée à ses côtés !
Mais à peine quelque temps après l’apothéose de leur relation, le garçon-ténèbres commença à lui adresser des reproches. Au début légers et presque indécelables, ils se firent ensuite plus présents, plus assourdissants. Elle ne l’aimait pas comme lui l’aimait, affirmait-il d’une voix chargée de pleurs. Ou du moins, elle ne l’aimait pas assez… Pourquoi sinon éclairerait-elle les autres avec une intensité égale à celle qu’elle lui accordait, à lui qui n’existait que pour elle ?
Amoureuse, la fille-lumière comprit sa peine, la jugea légitime, s’excusa et veilla à se maîtriser davantage en présence d’autrui.
Le garçon-ténèbres l’enveloppa de nouveau d’affection et de surprises toute une période, véritable renaissance – la vie était si délicieuse, si parfaite avec lui ! Puis, hélas, son attitude changea derechef et il se fâcha toujours un peu plus devant le nombre de ses fréquentations, un nombre pourtant invarié depuis qu’ils se connaissaient. Pourquoi continuait-elle à voir tant de monde ? s’étonnait-il, des larmes au bord des yeux. Pourquoi, alors qu’il était là ? Ne lui suffisait-il pas ? Ne lui offrait-il pas tout ce qu’elle souhaitait ?
Amoureuse et attachée, la fille-lumière comprit sa frustration, la jugea légitime, s’excusa et cessa de sortir, limitant même progressivement les visites de ses proches ou voisins.
Le garçon-ténèbres redevint l’être gentil et tendre qu’elle chérissait. Son être en explosa de soulagement : il n’y avait que lui pour raviver sa joie, lui apporter du bonheur. Oui, il entretenait sa flamme et lui permettait de s’épanouir ; elle avait besoin de lui !
Une troisième crise survint cependant, où il entra dans une colère noire à l’idée que sa faculté à irradier ne disparaissait pas lors de ses rares absences. Il n’était pas autant dans son cœur qu’elle était dans le sien, criait-il entre ses pleurs, avec de grands gestes des bras. Séparée de lui, elle rayonnait tandis qu’il souffrait le martyre face à leur éloignement. S’il comptait si peu pour elle, mieux valait sans doute qu’il s’en aille !
Amoureuse et affolée par l’idée de le perdre, la fille-lumière comprit sa colère, la jugea légitime, s’excusa et le supplia de rester.
Elle enfouit sa lumière lorsqu’il n’était pas auprès d’elle et retrouva celui qu’elle affectionnait tant. Plus les semaines s’écoulaient, plus elle s’émerveillait de la facilité avec laquelle il la faisait s’embraser d’une simple parole ; elle recouvra sa bulle de bonheur, mais ne s’aperçut malheureusement pas que les personnes qui l’entouraient espacèrent leur venue et s’éloignèrent d’elle. Aucun ne la reconnaissait.
L’enchantement, cette fois encore, ne dura pas… Un moment, le garçon-ténèbres se montrait avenant et affectueux envers elle, puis, sans prévenir, son humeur s’assombrissait et ses pupilles lui adressaient moult griefs.
Après des journées à le supporter en silence, vu qu’il n’exprimait pas ses ressentis comme autrefois, la fille-lumière osa lui demander ce qui n’allait pas. Sa fureur fut telle que la couleur du ciel gagna ses bras… Comment pouvait-elle ne rien avoir remarqué ? s’époumonait-il en la frappant. Était-ce normal à ses yeux de ne lui accorder une attention des plus vives que lorsqu’il la choyait ou avait un geste particulier pour elle ? Son amour n’était-il qu’une monnaie d’échange ? Un remerciement ? Leur relation n’avait-elle pas plus de valeur ? Elle se moquait de lui, qui donnait vie à son splendide miroitement par sa présence !
Amoureuse et terrorisée, la fille-lumière comprit sa rage, la jugea légitime, s’excusa et puisa dans ses ressources afin de lui prouver à quel point elle se consumait pour lui ! Il le méritait, se répétait-elle sitôt que la fatigue troublait sa vision. Sans lui, elle ne serait personne. Sans lui, sa lumière n’avait pas de raison d’être. Oh ! Fallait-il qu’elle soit égoïste d’avoir amené son couple au bord du gouffre…
Hélas, la fatigue ne s’écarte pas indéfiniment et ce qui devait arriver arriva : un matin, son pouvoir refusa de jaillir ; des jours durant, elle ne réussit plus à produire le moindre rayonnement. Le garçon-ténèbres jura, se fâcha, la poussa dans ses retranchements et la menaça de l’abandonner face à son désintérêt, mais rien n’y fit. Le repos seul, le repos total loin de la colère et des insultes, lui permit de briller à nouveau, pendant une courte durée.
Une routine s’établit alors pour la fille-lumière, une routine où son aimé était de miel lorsqu’elle parvenait à s’étoiler, hargneux et sombre quand elle faiblissait, échouait à prouver sa tendresse, et l’ignorait sitôt que l’épuisement soufflait sa flamme… Dans ces instants-là, invisible, elle se retranchait à l’intérieur d’elle-même, dans un coin de son être où continuait par miracle à scintiller un mince éclat – qu’elle présumait être l’amour qu’il ne décelait pas –, et se maudissait. Oh, elle s’y blottissait jusqu’à être capable d’apporter au garçon-ténèbres ce qu’il escomptait tant, ce à quoi il avait droit pour demeurer à ses côtés malgré tout.
Car amoureuse et brisée, la fille-lumière acceptait son point de vue, le jugeait légitime, s’excusait sans arrêt – même en silence – et se promettait de mériter sa chaleur.
Le temps passa, passa et passa, allongeant toujours plus ses périodes de retranchements. Si souvent seule avec sa lueur cachée, la fille-lumière ne pouvait plus qu’admirer la puissance des sentiments que le garçon-ténèbres éprouvait pour elle et se réchauffer auprès de ceux qu’elle entretenait, si mal hélas, à son égard.
Pourtant, un soir, à force de côtoyer et côtoyer la fameuse lueur, elle réalisa à quel point elle lui était familière. Trop familière… Bien trop, en vérité, pour n’exister que depuis sa rencontre avec son aimé.
Des pensées qu’elle n’aurait jamais cru avoir lui effleurèrent alors l’esprit, apportant un goût de trahison dans leur sillage. N’était-il pas étrange que son réconfort provienne de cette étincelle, de la matérialisation de son affection, et non de celle que le garçon-ténèbres avait envers elle ? Pourquoi la vidait-il de son énergie ? Pourquoi lui semblait-il donner autant quand elle ne recevait en retour « que » de belles paroles et des objets ?
La fille-lumière s’en voulut sur-le-champ d’avoir de telles réflexions. Horrifiée, elle tenta de les occulter, toutefois elles n’en devinrent que plus grandes ! Et au fil des semaines, des mois, l’évidence lui apparut : le garçon-ténèbres n’était pas à l’origine de sa lumière…
La vérité était en elle depuis le début, enfouie sous une épaisse couche de mensonges qu’elle avait faits siens, d’abord par amour, puis par habitude et par crainte. Ce qu’elle avait subi, ce qu’elle subissait, n’était pas compréhensible ou légitime. Pire, l’individu pour qui elle le subissait n’éprouvait rien à son égard !
Son monde s’écroula ; il se fissura et se déchira devant ces révélations. Néanmoins, la fille-lumière poussa son introspection plus loin. Il lui fallait deviner « le reste », sa précieuse lueur, soudain plus vive et grosse, l’y encourageait.
Enfin, après ces nombreuses années dans le noir, elle se souvint…
Elle brillait lorsqu’elle avait rencontré le garçon-ténèbres.
Elle brillait, oui. Elle n’en avait juste pas eu conscience. Il n’avait pas donné vie à son feu, mais l’avait mis en évidence grâce à sa propre nature, le lui avait montré. Peu à peu, il se l’était approprié. Se l’était réservé. Avant lui, elle n’avait pas à s’économiser de la sorte ou à s’obliger à offrir quoi que ce soit ; il la vidait, la vampirisait. Oh ! Il l’avait éloigné de tout et de tous dans le but qu’elle tombe sous son emprise. Modelée malgré elle… Oui, il s’était arrangé pour être sa bouée de sauvetage, son recours. Le piège s’était inexorablement refermé sur elle. Fini d’être elle-même, elle était devenue sa chose.
Tandis que son feu croissait et l’emplissait, la fille-lumière appréhenda une autre vérité, plus insidieuse. Le garçon-ténèbres avait besoin d’elle, plus qu’elle n’avait besoin de lui… Il ne l’avait pas approché par hasard, plutôt parce qu’elle le mettait en valeur, jouait sur son ego.
L’ombre n’existait pas si nulle clarté ne la dessinait. Elle était celle qui apportait l’essentiel au garçon-ténèbres. Surtout, elle était plus forte qu’il ne l’imaginait : elle avait fini par le démasquer.
Son cœur avait beau saigner, la fille-lumière se promit de changer sa situation.
Encore dans sa retraite intérieure, elle laissa son feu couver jusqu’à manquer en déborder, puis tria ses pensées une par une, comme elles lui venaient, afin d’être en paix et de se retrouver, de déterminer par quel acte débuterait sa nouvelle vie. Sa renaissance dans un monde qu’elle avait délaissé et comptait redécouvrir en étant lucide sur ses facultés et limites, peu importait le temps que cela lui prendrait.
Ensuite, quand elle se sentit fin prête, elle se réancra dans la réalité et interpella le garçon-ténèbres, à qui elle n’accorda pas plus de trois mots : « Je te quitte ». Sa lumière jaillit d’elle avec une intensité inégalée, inonda l’espace au point de rendre tout élément imperceptible… et noya jusqu’aux ombres de l’être qui avait abusé d’elle.
Les lèvres closes, la fille-lumière s’éloigna alors, l’abandonnant à sa terrible noirceur.
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